20èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS
Vendredi 24 août 2018, de 17 h 30 à 19 h
Richard Forestier, |
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Lire la présentation de cette Rencontre.
Lire la présentation de Richard Forestier lue par Catherine Réault-Crosnier lors de la Rencontre.
(Transcription écrite de l’exposé oral du 24 août 2018 dans le jardin des Prébendes à Tours.)
Par cet exposé, mon propos est de vous emmener faire une balade dans les coins et recoins des époques et des lieux de notre région avec ses extensions par des inventions, des histoires et des personnages quelquefois surprenants et souvent méconnus.
Quoi de plus inaugural pour un tel sujet que d’évoquer Tours, capitale mondiale de la calligraphie latine avec sa très célèbre Caroline de Tours. Quant aux bons mots, je pourrai me référer aux lignes tracées par Alcuin dans les latrines de St Martin pour vanter les bienfaits de la diète. Je préfère jouer avec le mot ballade avec ses deux « l » pour s’envoler par l’esprit, la poésie et la danse, et l’associer à la balade, promenade dans notre patrimoine. À coté d’un kiosque à musique, ma balade ne peut que nous inviter à la ballade, avec cette comptine tourangelle « à qui dansera le mieux la lanverne… de nous deux ». Poésie populaire et rythme entrainant, cette chanson traditionnelle nous emmène au Prieuré de St-Cosme pour « ballare » avec la « mignonne » chère au cœur de Pierre de Ronsard, que Clément Janequin, son célèbre voisin châtelleraudais musicien, a su mettre en musique.
Richard Forestier lors de son intervention, le 24 août 2018.
La tête dans les étoiles avec les poètes de la Pléiade, la poésie mise en musique, accompagnée au luth, n’est pas sans nous évoquer Jean Michel Vaccaro, spécialiste tourangeau de ce style musical, introducteur de la musicologie à l’Université de Tours. Ce musicologue est notre laisser-passer pour rejoindre une autre « mignonne », celle que presque toutes les chorales d’amateurs ont évoquée avec la Pavane « Belle qui tient ma vie » de Thoinot Arbeau. Extraite de son Orchesographie (1588), l’application des conseils donnés dans cet ouvrage aide au maintien de la bonne santé, facteur favorable à l’expression de la beauté naturelle : « [l’ouvrage] est une rhétorique muette pour avoir un corps sain dans une société bien organisée » nous rappelle son auteur. Écrire les bons pas de danse c’est s’inspirer d’un modèle de référence par sa perfection. Puisque parfait, il doit être accessible à tous. C’est l’observation du ciel qui permet la lecture de « ce livre divin » parsemé de constellations que chacun peut interpréter en reliant les étoiles entre elles tel Ganymède (le verseau) le bon serviteur de Zeus ou Amalthée (le capricorne) la chèvre qui l’a nourri enfant. Quant aux formes ce sont les nuages qui assurent les représentations d’animaux, de visages et de toute sorte de choses : « il y a l’art de la main et l’art de l’esprit » nous précise Apollonios.
La Renaissance prend appui sur l’Antiquité. La beauté, l’astronomie, la santé, la religion et les arts sont irrémédiablement associés par les lettrés de ces périodes. C’est ainsi que notre balade peut reprendre son cours et, comme pour les constellations, des points culturels vont se rejoindre pour produire une belle histoire sur fond de Touraine. Prenons la route avec notre compère Thoinot Arbeau, de son vrai nom Jean Tabourot. Il est le fils d’Etienne Tabourot, seigneur des accords, au service intellectuel d’un savant dijonnais Jean le Fèvre (1492 – 1565). Ce fin lettré, humaniste et mathématicien, est réputé pour son dictionnaire de rimes françaises et son intérêt pour les machines astronomiques. D’érudits en savants, des compilations de savoirs par écrits et traités interposés, se diffusent et se transmettent. C’est ainsi qu’un traité de facture instrumentale, fait l’objet de tout l’intérêt de Jean le Fèvre. Il est réalisé par Henri Arnault (vers 1450) originaire de Zwolle, ville des Pays-Bas. Ce médecin et astrologue de Philippe le Bon puis de Louis XI, est le constructeur d’instruments astronomiques et d’horloges très sophistiqués. De grande réputation, ce traité suit son chemin. Il est récupéré par Colbert pour enrichir sa bibliothèque puis pour compléter la bibliothèque royale sise à Tours dans son château. C’est ainsi que ce traité qui mêle astronomie, organologie et musique est retrouvé plus tard dans la bibliothèque de Tours. Dans l’esprit des personnalités de l’époque comme Ronsard, Thoinot Arbeau ou Henri Arnault de Zwolle, les mondes spirituels et matériels doivent s’accorder. L’organisation des chapelles en témoigne. L’une des plus importantes est celle de Bourgogne à laquelle appartient Jehan de Ockeghem. Musicien des rois de France Charles VII et Louis XI, son talent de compositeur n’est pas sans rappeler la musique des sphères sur fond de théorie pythagoricienne. L’organisation de l’Univers retrouvée dans l’organisation des sons est une compétence dans la bonne gestion des mesures matérielles indispensables pour ce trésorier de Saint-Martin. Du château de Tours avec le traité d’Henri Arnault de Zwolle à la basilique Saint-Martin avec Jehan de Ockeghem, les écrits nous ramènent à la Touraine. C’est certainement avec l’un des derniers propriétaires des manuscrits relatifs à Henri Arnault de Zwolle et l’enseignement musical qu’il prodigue, que Martin Chabot, écolâtre de saint Martin de Tours, réalise la réunion des personnalités évoquées dans leurs liens avec notre ville.
Avec la Renaissance, si chère à notre région, l’humain objet de l’Univers devient l’humain dans l’Univers. Aux lignes visuelles des images stellaires et auditives, des conduites mélodiques et sonorités des mots, viennent se mêler les images et les formes qui composent le monde et leurs représentations dans l’éternel et l’infini du Temps et de l’Espace. Le cercle qui n’a ni début, ni fin est la forme parfaite, divine. Le carré moins parfait ne peut être qu’associé à l’être humain. L’insertion du carré dans le cercle est une manière d’introduire l’anatomie humaine dans les mesures universelles. Le centre, comme relation géométrique entre les parties devient « le point de l’infiniment petit », sorte d’interface entre le monde visible et sa contre forme (le monde invisible). Reprise de la pensée contenue dans les carnets de notre génial amboisien Léonard, l’organisation des points en conformité avec les proportions est la bonne manière de réaliser les belles lettres visibles qui représentent les idées nobles invisibles. Graphein retrouve son double sens premier : dessiner et écrire. La beauté pénètre le graphisme et se reflète vers le lecteur. Belles lettres et lettres belles ainsi formées (Kallos et Graphein) initient la calligraphie. Sur les traces des lettrages tels que Dürer a pu les réaliser, la lettre s’embellit et la lumière divine l’éclaire. L’enluminure s’impose comme illustration de l’insertion de l’humanité dans le cycle naturel du temps.
Il m’aurait été aisé d’étendre la machine astronomique d’Henri Arnault de Zwolle au mécanisme horloger qui s’y réfère exposé dans la cathédrale de Bourges encore aujourd’hui. Mais le Berry est plus subtil que cela dans son rapport à la Touraine. Si l’homme astrologique (clin d’œil aux bourguignons) figure dans les « Très Riches Heures du Duc de Berry », les saisons y dominent. Elles illustrent le temps qui passe et sont des œuvres enluminées des frères Limbourg. Le Val de Loire y fait bonne figure. Cependant, c’est le mois de Novembre qui retient notre attention comme œuvre de Jean Colombe de Bourges, le frère de Michel Colombe. C’est à Michel sculpteur de grande renommée que l’on doit le « Trépas de la Vierge » (sculpture aujourd’hui détruite) dans l’église Saint-Saturnin de Tours vers 1450. Dans « l’écriture scripturale » de notre ville, reste de cet artiste la « fontaine de Beaune » par ses neveux ou les gisants des enfants de Charles VII par son atelier.
Associations codifiées de points sous toutes les formes concrètes et de toutes matières, du personnage en majesté pour la sculpture à la majuscule en calligraphie, l’écriture ne peut se départir de la lecture. Cette dernière est une invitation à la récitation que « virga » et « punctus » animent. Comme pour la lumière qui illumine l’enluminure, le souffle anime la récitation des textes. L’intonation évite la monotonie de la lecture et nous rappelle les inflexions vocales nécessaires à la bonne expression orale des textes sacrés comme le font encore perdurer les moines de l’abbaye de Solesmes à quelques distances d’ici. Ce chant est une belle illustration de l’expression vocale animée par la respiration. Invisible comme le souffle, c’est le producteur de cette respiration, le pneuma, qui va influer sur le nom du signe qui représente les caractéristiques du son musical : le neume. Réalisée initialement par la plume d’oie, la note carrée du neume est supplantée par la rondeur du graphisme lorsque la plume métallique arrive. Ecriture plus rapide, moins chère, moins salissante et surtout plus résistante, la plume métallique s’impose et influence la beauté des lettres. De la « respiration » avec la fréquence des prises d’encre de la plume d’oie au reliquat de « vie » que permettent les pleins et les déliés de la plume métallique, c’est le flux continu de l’encre qui provoque la monotonie de l’écriture au stylo (dont le nom rappelle le style, outil gréco-latin de l’écriture ancienne). De ce qui peut paraître comme une digression dans notre sujet, c’est par la petite histoire que notre région va récupérer ces faits et s’introduire dans cette promenade scripturale. L’horloge qui nous a influencés dans le début de ce texte, se retrouve au XIXème siècle avec Jean Benoit Mallat, horloger né à Angoulême, au talent mécanique impressionnant d’inventivité. C’est un autre inventeur, son contemporain d’origine blésoise qui remarque ce talent original et s’y intéresse de près pour ses propres activités d’illusionniste. C’est ainsi que Mallat s’associe à Robert Houdin. Sur les traces des premiers fabricants de plumes métalliques anglais, ce duo français perfectionne les outils d’écriture. Mallat dépose en 1842 un brevet pour « une plume à écrire inaltérable ». L’imprimerie inventée trois siècles plus tôt, va retenir les graphismes de ces moyens « modernes ». Des neumes carrés sur une portée musicale de quatre lignes telle que l’on peut les trouver encore dans le paroissien romain imprimé en 1922 à Louvain, c’est en Touraine que l’imprimerie Mame imprime le même paroissien romain en 1923 avec des notes arrondies sur une portée musicale de cinq lignes. Aujourd’hui les bâtiments de l’imprimerie Mame sont alloués à l’École des Beaux-Arts de Tours où le « design » domine avec le graphisme et le lettrage contemporains qui marquent l’évolution des sociétés humaines. Charlemagne initiateur de l’Europe et de la Caroline de Tours grâce à Alcuin, ne pensait certainement pas que la lettre « e » qui symbolise l’euro reprendrait au XXème siècle le graphisme de sa caroline, ce que chacun de nous, ici présent, réalise lorsqu’il fait un chèque.
Mon propos pourrait s’arrêter ici et les méandres de cette conduite scripturale trouver les conclusions de la balade, promenade poétique dans le rayonnement culturel de la Touraine et de la ballade, initiatrice des belles lettres, telles que l’on peut les enseigner dans notre université tourangelle installée rue des Tanneurs, rappel des parchemins de nos enlumineurs anciens. Ce serait négliger la création en 1976 d’une société savante sous l’égide de l’association française de recherches et applications des techniques artistiques en pédagogie et médecine (AFRATAPEM) à laquelle le Dr Jean Delaneau, Président du Conseil général d’Indre et Loire de l’époque, confie la responsabilité d’un centre national de calligraphie. Modeste successeur des scriptoria moyenâgeux de Marmoutier ou Saint-Martin, ce centre tente de restituer les écritures et calligraphies anciennes tout en bénéficiant des moyens, pensées et recherches contemporains. Signalons le rôle de ce centre dans les calligraphies et enluminures réalisées à l’occasion de la venue du Pape Benoit XVI en Touraine ainsi que dans l’exposition du livre de Kells au Trinity College de Dublin et de son premier prix au concours international de calligraphie au Japon. Autant de prestations qui relient la Touraine avec le monde du Bel écrit.
Issue de ce département d’activité de l’Afratapem, une modalité d’intervention thérapeutique a été élaborée dans le cadre du centre de recherches de cet organisme. De la croix comme trace initiale de la personne en alphabétisation à la compréhension et connaissance de textes littéraires pour les personnes sujettes à l’illettrisme, c’est l’humanité qui est mise à l’honneur. Le graphisme n’en est qu’une modalité d’expression. À la graphie bien réalisée se joint la Beauté, comme pour les Muses qui ne peuvent se passer des Grâces ou l’Art qui associe la forme artistique au fond esthétique dans ses œuvres. Si sur un ordinateur on tape une lettre, avec la plume on l’écrit. Au geste s’associe la mémoire et ce n’est pas Platon qui me contredirait lorsqu’il évoque la mère des Muses soit Mnémosyne (la mémoire). À l’esprit philosophique ancien, revenons à la philosophie tourangelle moderne avec ce professeur de musique, mathématicien, père d’une fille handicapée artiste, dont la maison est à quelques pas du bâtiment occupé par l’Afratapem, qu’est Henri Bergson. Ce philosophe est soigné à la fin de sa vie par le Pr Émile Aron. Il nous est agréable d’imaginer que les propos sur l’Art de cet éminent penseur ont influé sur Émile Aron et son collègue Pierre Boulard pour favoriser la création de l’Afratapem à l’origine de l’art-thérapie moderne. Suite aux premiers travaux scientifiques de cette société savante est créé en 1982 le premier enseignement universitaire français de cette activité paramédicale à la faculté de Médecine de Tours. Je ne peux fermer cette page sans être impressionné soit par les circonstances, soit par le hasard ou par la destinée (chacun choisira) de la personne en charge de la présidence de l’Afratapem. Spécialiste de l’écriture musicale neumatique, astronome, compositeur, savant, humaniste, professeur de physiologie à la faculté de médecine de Tours, médecin, inventeur de machines scientifiques, le professeur Joseph Thouvenot assure cette fonction. De plus ce « poète » tourangeau a été le titulaire des orgues de la Basilique Saint-Martin. Nul mieux que lui synthétise notre propos. Il est le premier responsable du premier enseignement universitaire français de l’art-thérapie et le préfacier du Dictionnaire raisonné de l’Art en médecine. Aujourd’hui cet enseignement tourangeau est repris tant pas les universités françaises qu’étrangères, particulièrement grâce aux écrits produits par cette structure. Avec ce personnage qui résume tous les fantômes, machines et œuvres de cet exposé ma « boucle serait bouclée » si ce n’était l’oubli d’un « bouquet final » à l’odeur de roses comme rappel poétique de Ronsard, du prieuré et de saint Cosme patron des médecins.
Pour cela la promenade nous emmène au bout du boulevard Béranger à la rencontre de saint Éloi, patron des forgerons qui réalise la « chasse » de St Martin. La ballade, quant à elle, associe saint Éloi et saint Martin dans la légende « du cheval ferré ». Compagnon – passant Martin est forgeron dans cette légende. Poésie et imagination vont souvent ensemble, alors laissez moi vous entrainer vers la rêverie poétique. Si vous allez au musée du compagnonnage à Tours, vous pourrez voir la canne du compagnon maréchal ferrant responsable de l’une des dernières forges tourangelles à St-Cyr-sur-Loire, qu’une photo de 1920 nous rappelle. Lorsque vous passerez au 3 de la rue Calmette, dans l’entrée vous remarquerez les anneaux pour attacher les chevaux et dans la grande salle qui jouxte cette entrée, une forge avec ses deux grands soufflets métalliques noirs et la poignée qui les actionne. Cette adresse de la Forge n’est autre que celle de l’Afratapem. Curieuse relation.
Pour clore définitivement notre escapade poétique, sortons du musée du compagnonnage et plaçons nous sur la place Anatole France entre ce musée de la tradition et le Centre d’Art contemporain, à quelques pas de la « Grand rue » qui en 1771 exposait l’enseigne entièrement calligraphiée de Ménager, maître écrivain à Tours, pour ressentir la conjonction de tout ce qui détermine les belles lettres, comme les formes, les matières, les graphismes, les cultures, les personnalités, les époques, les arts, les sciences, les techniques ou les sociétés, autant de traces et d’empreintes de l’humanité. Cette balade scripturale voulait vous promener dans l’espace et le temps au fil du rayonnement de la Touraine. Bien vivre en Touraine, c’est être capable de rire de soi, c’est aussi s’inspirer des bons vivants qui s’y sont illustrés par leurs écrits comme Rabelais. Dans son Pantagruel, il nous cite Zeuxis peintre grec, mort de rire devant l’une de ses œuvres.
Notre balade s’arrête ici, à la ballade de prendre le relais avec vos poèmes et musiques.
Richard Forestier.
Bibliographie sommaire :
– Canteloube J., Anthologie des chants populaires
français, T. IV, éd. Durand, 1971.
– CESAM (Centre d’Etudes Supérieures de l’Art en
Médecine), Préf. Thouvenot J., Dictionnaire raisonné de l’Art en
médecine, éd. Favre, 2016.
– Devigne R., Le légendaire des provinces
françaises, éd. Horizons de France, 1950.
– Forestier R., Tout savoir sur l’art-thérapie,
Préface Aron É., 7ème éd., éd. Favre, 2012.
– Forestier R., Le métier d’art-thérapeute,
éd. Favre, 2014.
– Henri Arnault de Zwolle, Les traités
(Fac.sim), éd. Bareinreïter, 1972.
– Tabourot J., Orchesographie (Fac.sim), éd.
Slatkine, 1970.
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