17èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 7 août 2015, de 17 h 30 à 19 h

 

Jacques Body « Les Giraudoux, père et fils : rimailleurs ou poètes »

Portrait de Jacques Body - Encre de Chine de Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de cette rencontre.

Lire la présentation de Jacques Body par Catherine Réault-Crosnier.

 

Intervention de Jacques Body

 

Grand merci, chère Catherine Réault-Crosnier. Félicitations. J’étais persuadé – je viens pour la première fois, et comme invité ! – j’étais persuadé qu’il y aurait trois chats, non seulement il y a beaucoup de monde mais il y a aussi du grand monde, Monsieur le Président, des élus, des confrères de l’Académie de Touraine…

Le mois d’août, c’est plutôt dans la deuxième quinzaine que nous avons nos habitudes pour quelque chose qui pourrait vous intéresser aussi. Puisque vous vous intéressez à la poésie, vous vous intéressez aussi forcément à la mélodie française, et, sous l’égide de François Le Roux, dans les très agréables locaux du département de musicologie adjoint au conservatoire, entrée rue François-Clouet, vous avez, depuis dix-neuf ans, des concerts et surtout des « Master classes publiques » qui sont passionnantes, on y analyse aussi les textes mis en musique, qui sont toujours des poèmes. Merci de m’avoir invité, mais à mon tour je vous invite tous, à partir du 20 août, aux séances de l’Académie Francis Poulenc, Centre international de la mélodie française.

Jacques Body, lors de son intervention le 7 août 2015, dans le cadre des 17èmes Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes à Tours.

J’en viendrai à mon sujet par un long préambule, et d’abord, une colle. Quelle femme a été la première inhumée au Panthéon ? Mme Berthelot, la femme de Marcellin Berthelot, lequel est mort le même jour que sa femme (ça, c’est vraiment l’amour conjugal) et ils avaient exprimé la volonté de rester côte à côte. C’était un grand savant d’extraction populaire devenu un prince de la République, sénateur à vie, ministre de l’instruction publique ou aussi ministre des affaires étrangères le temps de faire nommer secrétaire d’ambassade l’un de ses fils, Philippe, qui avait été collé deux fois au concours. Pur piston? Il a bien fait. Son fils n’était pas un imbécile, comme on verra. Le fait du Prince ? Il pouvait se le permettre, car il avait mis ses compétences scientifiques au service de la communauté, il a déposé plus de mille deux cents brevets, tous au profit de l’État. La science appartient à l’humanité, professait-il. Ayons une pensée pour son arrière-petite-fille que nous avons tous connue à la Boîte à Livres, Marcelline Langlois-Berthelot, entrée en librairie à dix-neuf ans, et pour la vie, une trop brève vie.

Fondateur de la chimie organique, Berthelot avait été – c’est ce qui m’amène à parler de lui ici – un excellent élève en vers latins. Il a eu, de la quatrième à la première, le prix de vers latins. Quant à son fils Philippe, non content de faire un certain nombre d’articles dans La Grande Encyclopédie dont son papa était le directeur, avant de prendre en mains la diplomatie française et de régner sur le Quai d’Orsay pendant des lustres, protégeant ces fripons de talent qui s’appelaient Claudel, Giraudoux, Morand, Léger (alias Saint-John Perse), Philippe Berthelot a commis plus d’un sonnet, dont l’un fit du bruit.

Le problème est le suivant. Il y a ici des poètes. Sous ces beaux arbres des Prébendes et ce ciel bleu, la poésie triomphe. Qui a une rime pour triomphe ? Qui a une rime pour triomphe ? (silence). Philippe Berthelot ayant ouï dire qu’il n’y avait pas de rime pour triomphe s’est un peu creusé la tête et voilà le résultat, vous verrez qu’il n’était pas inculte :

Alexandre à Persépolis (330 av. J.-C.)

Au-delà de l’Araxe où bourdonne le gromphe,
Il regardait sans voir, l’orgueilleux Basileus,
Au pied du granit rose où poudroyait le leuss,
La blanche floraison des étoiles du romphe,

Accoudé sur l’Homère au coffret chrysogomphe,
Revois-tu ta patrie, ô jeune fils de Zeus,
La plaine ensoleillée où roule l’Enipeus
Et le marbre doré des murailles de Gomphe?

Non, le roi qu’a troublé l’ivresse de l’arak,
Sur la terrasse où croît un grêle azedarak,
Vers le ciel, ébloui du vol vibrant du gomphe,

Levant ses yeux rougis par l’orgie et le vin,
Sentait monter en lui comme un amer levain
L’invincible dégoût de l’éternel triomphe.

Tous ces omphe riment pour l’oreille et pour l’œil mais on a besoin de plusieurs dictionnaires : gromphe, scarabée d’Égypte, romphe, une fleur en forme de coupe, chrysogomphe, charnière d’or, Gomphe, ville de Thessalie, gomphe, une sorte de libellule. C’était évidemment l’époque de Leconte de Lisle, de Heredia, mais aussi l’époque de Verlaine.

Jean Giraudoux né en 1882, a lu Verlaine de son vivant, hors des programmes scolaires car à cette époque on n’enseignait pas la littérature contemporaine. Juste au dernier cours de l’année, une lecture audacieuse. Dans un de ses cahiers, on a retrouvé un poème de Verlaine recopié de sa belle écriture d’élève appliqué tellement bien qu’on a cru que c’était un poème de lui et qu’on l’a publié comme tel. « Très verlainien », avait noté le commentateur. En effet… C’était aussi l’époque de Cyrano de Bergerac. Lequel jouait beaucoup de ce que Verlaine appelait « bijou d’un sou », la rime. Alors je viens ici jouer le provocateur, le déplorateur. Je déplore que la poésie française depuis le moyen âge se reconnaisse d’abord et presque exclusivement à la rime. Dans mon titre, il y a « rimailleurs et poètes ». Le terme « rimailleur », n’est pas très aimable pour les gens qui pratiquent la rime. Dans un mot croisé récent de Jacques Drillon – vous faites les mots croisés de Jacques Drillon, j’espère, dans Le Nouvel Observateur, devenu depuis peu L’Obs, formidablement difficiles, mais si drôles et subtils –, la définition était « Elle surveille son dernier pied ». Au masculin, cela aurait pu être « mille-pattes » mais c’était au féminin et la solution était « rimeuse ».

J’ai peur de faire de la peine à des rimeurs, à des rimeuses ici présents et néanmoins, j’engage le procès de la rime. Mais comptez sur l’indulgence du jury et ce procès n’est peut-être finalement qu’une simple plaisanterie, une petite provocation, un divertissement.

Giraudoux, Giraudoux, père et fils. Oui, je pense qu’il est important de savoir qu’il y a deux Giraudoux. Particulièrement important du fait que la confusion est fréquente et inévitable. Jean-Pierre né en 1919, on peut dire en 1920 car il est né le 29 décembre, est mort en 2000. Jean-Pierre Giraudoux avait une admiration extrême pour son père (1882-1944). Dès l’âge de neuf ans, après le triomphe de Siegfried (1928), il avait écrit lui aussi une pièce puis un roman, et il avait exigé de ses parents qu’ils soumettent son œuvre à un éditeur. Le père avait fait semblant, il était revenu navré, manuscrit refusé. Alors, raconte Giraudoux le père, le gamin s’est roulé par terre « comme un vrai romancier » (Jacques Body, Jean Giraudoux, collection biographies NRF Gallimard, p. 514 et 527).

Un père très occupé, une mère peu maternelle, enfance ballotée, des nourrices, des journées chez la concierge ou les voisins, des pensions en Suisse… Jean-Pierre a fait de mauvaises études primaires, repêché ensuite par l’École alsacienne, où il était bien classé, mais en seconde, queue de classe au lycée Henri IV. Au bout d’un trimestre, il a abandonné. Il est parti en Angleterre comme étudiant libre à Oxford alors qu’il n’avait pas son baccalauréat. Puis le lycée français de Londres. Il a fini quand même par avoir son premier bac. Le deuxième, je n’ai jamais pu vérifier. La guerre est arrivée. Il avait ses habitudes en Angleterre. Il a filé à Londres dès juillet 40. Il s’est engagé dans les Forces françaises navales libres. Il a fait toute la guerre dans le Pacifique. Il protégeait des convois. Aucun sous-marin ne s’en est mêlé. Il n’a jamais tiré le canon que pour l’exercice. Ce n’est pas sa faute. Il était certainement du bon côté.

Son père partageait son patriotisme, ayant été en 1939 le porte-parole de la France en guerre contre Hitler, mais, espérant jouer encore un rôle en France, il pensait que ce fils de vingt ans, qui était un peu tête brûlée, ferait mieux de rester à ses côtés plutôt que de réduire l’audience de son père, lequel a d’ailleurs été mis à la retraite à cinquante huit ans, décision prise à l’automne 1940, avec effet au 21 janvier 1941. Et l’on raconte partout qu’il a eu des fonctions à Vichy ! Jamais.

Le fils en 1945 revient à Paris. Son père est mort le 31 janvier 1944. Désormais il n’y a plus qu’un seul Giraudoux, c’est lui. Car il a une conception monarchique de la filiation. Il n’hésite pas à corriger les manuscrits de son père puisque son père n’est plus là pour le faire. Il avait des qualités. Il aurait d’abord voulu être architecte. Il avait des grands talents de décorateur, Lise et moi, nous avons pu le constater dans onze de ses treize maisons. Hélas ! Il a voulu être écrivain comme son père qu’il admirait jusqu’à la jalousie. Il a écrit presque autant de livres, presque autant de romans, presque autant de pièces de théâtre (environ seize) et pour finir, il a plagié son père. Son père avait écrit Amphitryon 38, il a écrit Amphitryon 39. Son père avait écrit Électre, il a écrit Électre, après tout pourquoi pas. Il y avait eu, depuis Sophocle et Euripide, déjà tant d’autres Électre. Une de plus ou de moins… Application pratique, lorsque l’Électre de Jean Giraudoux a été inscrite au programme du baccalauréat, les lycéens sont entrés dans les librairies et plus d’un en est sorti avec une Électre de Giraudoux qui n’était ni le bon ni la bonne. Entre Jean et Jean-Pierre, la confusion est fréquente, y compris dans les catalogues et les bibliographies.

Parmi les pratiques de Jean Giraudoux, notons l’insertion dans sa prose d’un certain nombre de poèmes, y compris dans ses pièces de théâtre. Alors Jean-Pierre a voulu faire de même. Je n’énumère pas toutes les œuvres de Jean-Pierre mais je donne un exemple : Jean Giraudoux a écrit une pièce passionnante où les idées de Jean Vilar sur le rôle social du théâtre public sont déjà exposées par la bouche de Jouvet. Cela s’appelle L’impromptu de Paris, qu’il est très difficile de monter. Jean-Pierre a écrit L’impromptu de Bellac, et il a eu l’idée tout à fait personnelle de faire que le héros, dès lors qu’il a eu le pressentiment d’être le descendant de La Fontaine, ne puisse plus parler qu’en vers. Qu’est-ce que cela donne ? Il s’appelle Jean comme par hasard. Cela donne :

La Fontaine l’aima. Elle fut donc à lui.
De leurs soupirs légers tout au long d’une nuit
– Adultère émouvant – vit jour une lignée
Que notre Limousin longtemps a dédaignée :
Desfontaines, le nom que lui donna Bellac
Ne connut pas de gloire au-delà de Marsac.

Ce ne sont pas des rimes très heureuses : Bellac/Marsac, le même suffixe…

Quand j’appris ce secret, soudain je sus comprendre
Pourquoi le moindre vers se faisait mieux entendre.

Comprendre/entendre, même chose. C’est de la grammaire, pas de la poésie.

On ne dira rien de plus de Jean-Pierre Giraudoux qui était un homme très attachant, dramatique, douloureux, poétique, inventif, et l’on s’attache désormais à son père car son père, certes, avait pratiqué beaucoup la rime. À quinze ans, il a monté une pièce dont il était l’auteur, le metteur en scène, le directeur de la troupe. C’était une pièce en vers avec beaucoup de panache. Au concours de récitation au lycée, un acte entier de Cyrano de Bergerac. Entre bons élèves, c’était à qui ferait la plus longue récitation. Il a pris ensuite ses distances. Il était plutôt de la famille des Laforgue, des Toulet, qui était l’un de ses amis.

Voici un sonnet de Jean Giraudoux :

Je vois de Bellac
l’abbatiale triste,
le Mail, et ce lac

(Qui n’existe !)

Et je vois encore
L’automne en personne
Sonner dans un cor

Qui ne sonne ;

La foire d’été ;
Et tante Solange
haïr l’invité

Qui ne mange ;

Ma jeunesse avec,
Qui, – Dieu sait sans charme ! –
Tire d’un cœur sec

Cette larme !

(Œuvres romanesques complètes, désormais ORC, Pléiade, I, 421)

Lui-même qualifie ces vers de « badins et moqueurs », dans le texte même d’Elpénor. Voilà ce que vous devez attendre de Giraudoux dans la pratique de la rime. La rime servira pour des vers badins et moqueurs. Pourquoi ?

Il avait aussi étudié le grec. Très bon élève au lycée et second prix au concours général, normalien, reçu grâce au grec, il s’engageait vers une licence de Lettres (classiques, il n’y en avait pas d’autre, ni de mon temps, ni a fortiori du sien). Il a fait son « définitif », un mémoire que l’on demandait aux normaliens en seconde année, sur les Odes pindariques de Ronsard… Il avait eu Pindare au programme de licence de grec et nous, nous l’avons eu à l’agrégation. La beauté des hymnes pindariques, les Olympiques, les Isthmiques, l’audace des formes, des rythmes, la diversité, la multiplicité des ressources dialectales ! Dieu merci, j’ai tout oublié. C’était d’une complication. J’ai juste un souvenir : à l’oral de l’agrégation, j’étais tombé sur un texte de Pindare et je m’étais hasardé dans la traduction devant un jury où siégeait notamment Pierre Grimal que vous connaissez au moins par son Dictionnaire de la mythologie. C’était un grand latiniste. Sans doute soucieux de soutenir le moral des candidats, il suivait aussi avec beaucoup de curiosité l’épreuve de grec, et il a dû se demander, comme moi, vers quel pataquès je m’engageais, jusqu’au moment où – parce que j’avais potassé –, je suis allé chercher un « TÈ » au début du vers suivant, avec iota souscrit, qui n’était pas un article mais, en dorien (Pindare était de Thèbes, pas d’Attique), un relatif, et c’était reparti. Grimal a levé les bras comme quand un but a été marqué au football.

Le normalien Giraudoux a ensuite basculé « du latin dans le germain », il a fait son « diplôme », on dira plus tard « maîtrise », sur les poèmes également « pindariques » d’un poète allemand, August von Platen, et dix ans plus tard, de tout cette science pindarique, il a fait un livre qui s’appelle Elpénor, qui est juste paru après la guerre, en 1919, et qui a eu beaucoup de succès, au point qu’il en a fait une nouvelle version amplifiée en 1926. D’un seul coup, on balayait les affreux souvenirs des épreuves qu’on venait de traverser. La guerre, Giraudoux l’avait faite, blessé deux fois gravement, marqué à vie.

Dans ce contexte, Giraudoux imagine un concours poétique à l’image de ce qui se passe dans l’Odyssée, Chant VIII, les jeux phéaciens, sorte de peuplade utopique. Un premier poète se pointe au concours de poésie. C’est un poète lauréat. Vaniteux, sournois et imbécile, on lui a donné comme sujet, « Éveil du printemps dans les pays du Nord » ! Il se dit, les pays du Nord, c’est le contraire du Sud, donc leur printemps, c’est le contraire du printemps grec :

Déjà l’hiver va s’en allant,
Le beau soleil n’est plus brûlant,

Ni sa couleur.

O beau soleil, plus ne paillardes
Sur les verveines et gaillardes

Et toute fleur !

La neige couvre toits et tombes,
Soleil, de neige tu succombes,

C’est le printemps.

(…) (ORC, I, 456)

Alors un autre candidat se présente sous un faux nom. C’est Apollon lui-même, le dieu de la poésie.

« Mais, particulièrement en verve, au lieu d’employer le rythme uniforme usité de tout âge par les aèdes, il eut recours pour la première fois aux formes syncopées, qui donnent au péon plus d’expression, et pour la première fois aussi, égayé par l’ébahissement d’un matelot nègre en bordée de l’île, il obéit à un mouvement de bien-être secret qui lui fit introduire les silences au lieu de temps vides, les plaçant même après les longueurs et aiguisant la dipodie… Ce n’est pas tout ! Laissez-moi vous décrire ce qu’était l’inspiration d’Apollon et la poésie grecque ! Profitant d’une tendresse qui amollissait sa voix, d’une longue étirée qui valait un pied et demi, il inventa de ne former qu’un seul pied, de deux brèves allongées qui valaient à elles seules deux fois la même longue forma le pied correspondant : il sentit alors son sang accélérer sa course, car il venait de n’inventer rien moins que le dactyle cyclique… Ce n’est pas tout ! »

(Jean Giraudoux, Elpénor, ORC, I, 457)

Sans être fort en grec, on a pu connaître l’hexamètre dactylique des grands « cycles », l’Iliade et l’Odyssée, ou simplement par le latin et l’Énéide. Tout le monde ne connaît pas le mot « péon ». Pour bien faire, il aurait fallu, quand je parlais de Marcellin Berthelot, que j’évoque la versification antique, et les pieds fondamentaux, que connaissent aussi les poètes anglais ou allemands (à ceci près que dans les langues modernes il s’agit d’alterner non des longueurs mais des intensités, syllabe accentuée ou non) :

– le trochée et l’iambe : une longue une brève, et l’inverse ;
– le dactyle et l’anapeste : une longue deux brèves, et l’inverse ;
– le spondée, deux longues, avec le dactyle les pieds fondamentaux de la poésie épique tant grecque que latine.

Mais dans la poésie lyrique, et dans Pindare en particulier, on a bien d’autres pieds, beaucoup moins connus, les strogguloi, les péripléo, les épitrites. Giraudoux avait ingurgité tout cela dans de redoutables traités de métrique grecque du grand spécialiste, le professeur Alfred Croiset. Prenons par exemple le péon, cinq brèves, mais attention ne pas confondre le péon premier et le péon deuxième, troisième, etc. suivant que l’accent est sur la première des cinq brèves ou sur la deuxième ou sur la troisième, etc. Cela fait cinq sortes de péons. L’auteur d’Elpénor prend plaisir à coller bout à bout des citations exactes de Croiset, qu’il rend comique ! Il en riait lui-même en écrivant.

Je reprends le texte, Apollon au concours de poésie :

« Cherchant, comme cela était naturel sur ce chemin des trouvailles, à dénouer le rythme égal par un rythme double, et dédaignant contre toute habitude la dipodie trochaïque classique, il ajouta, dans une angoisse heureuse, à laquelle la vue de Nausicaa n’était pas étrangère, la valeur de un demi avant le second temps fort, retrancha la valeur égale qui le terminait, et alors il tressaillit jusqu’aux entrailles, car il venait de n’inventer rien moins que l’anapeste cyclique… Ce n’est pas tout ! Décidé à ne rien perdre de cette inspiration qui n’était pas sans le surprendre et l’inquiéter, puisqu’un dieu après tout n’a pas de dieu qui l’inspire, et qu’il avait ainsi l’impression d’une poésie supérieure même au dieu des poètes (…), il poussa à l’extrême l’emploi de ceux parmi les pieds rationnels dont personne jusqu’ici ne s’était sérieusement préoccupé, en un mot, des strogguloi. Il joua de leur ressemblance avec les péripléo, et, réforme réservée à un dieu, au lieu d’alterner dans le pied rythmique le temps faible avec le temps fort, il eut l’audace d’utiliser, exclusivement, malgré le murmure des peupliers qui incitait au trochée atténué, le temps fort… Il est doux de s’abandonner à la simple et facile poésie… Parfois, clignant de l’œil vers l’assistance, il s’amusait à employer l’épitrite dans un sens badin, et rachetait aussitôt ce mouvement mutin par des trochées de deuil… Bref, et pour nous résumer, Apollon venait de créer et de libérer la poésie irrationnelle… Voici ce petit morceau… Il est le monument le plus parfait de la poésie grecque. »

(Jean Giraudoux, Elpénor, ORC, I, 457-458)

Et là-dessus, en guise de poésie grecque, un texte en français, évidemment. Comment traduire en français, ce chef-d’œuvre de la poésie grecque où Apollon lui-même, le dieu de la poésie, a dû mettre en œuvre les ressources de la versification grecque ? La solution, c’est la prose.

À la différence du poète lauréat qui a rimé, écoutez Apollon. Son jeu consiste à prendre le personnel de la littérature antique, les dieux, l’Olympe, Hébé, la déesse de la jeunesse, Bacchus, Jupiter, Flore et à les installer dans un paysage qui est le nôtre.

« Eveil du Printemps dans les Pays du Nord.

Les dieux qui ce matin ont effleuré la terre, ont senti à leurs orteils une brûlure. La neige fondait. Chacun appela de l’Olympe une déesse pour jouir de sa surprise. Hébé nue et qui portait le vin, alourdie de sa mission comme d’une promesse de fils, entra dans la croûte blanche jusqu’aux cuisses. Bacchus lui aussi, empêtré de ses pampres. On suivait l’aigle de Jupiter, les onces, les tigresses du cortège à leur trace dans la neige. Soudain, au détour du chemin forestier de Berghem, le fjord apparut déjà craquelé à Flore, couverte d’edelweiss. (…) »

(Jean Giraudoux, Elpénor, ORC, I, p. 458)

Flore, edelweiss : il n’est pas habituel d’unir cette fleur à cette Flore, de là naît la poésie, plutôt que d’une rime. Mais je n’ai pas tout dit de Giraudoux contre la rime.

Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, pièce militante, pièce très lucide, Hector prend la tête d’Hélène, regarde sa prunelle et qu’est-ce qu’il voit ? Il voit L’Iliade ; il voit la ville en feu ; il voit sa propre mort et j’ai bien le sentiment qu’en 1935, ce que Giraudoux voyait, c’était la débâcle de 1940. Il s’était alarmé immédiatement lorsqu’Hitler avait rétabli le service militaire et il ne voyait pas du tout la France en état d’engager le combat à ce moment-là. Mais ce n’est pas la question, on parle de rime aujourd’hui. Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, un personnage, Démokos, par son nom rappelle un peu Démodocos, l’aède de L’Odyssée. Ce Démokos est à la fois poète officiel et le chef du Sénat, un personnage politique. Le Sénat, c’est plutôt la réaction (encore que certain ancien sénateur ici présent n’apprécie pas ce point de vue) et c’est le parti de la vieillesse (du latin senex, vieillard), la vieillesse qui envoie la jeunesse au combat.

Hector. – Qu’attends-tu là ?
Demokos. – Mes transes.
Hector. – Qu’attends-tu là ?
Demokos. – Tu dis ?
Hector. – Chaque fois qu’Hélène apparaît, l’inspiration me saisit. Je délire, j’écume et j’improvise. Ciel, la voilà !
Il déclame.

Belle Hélène, Hélène de Sparte,
A gorge douce, à noble chef.
Les dieux nous gardent que tu partes,
Vers ton Ménélas derechef !

Hector. – Tu as fini de terminer tes vers avec ces coups de marteau qui nous enfoncent le crâne ?
Demokos. – C’est une invention à moi ? J’obtiens des effets bien plus surprenants encore. Écoute :

Viens sans peur au-devant d’Hector,
La gloire et l’effroi du Scamandre !
Tu as raison et lui a tort…
Car il est dur et tu es tendre…

 Hector. – File !
Demokos. – Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tu as l’air de détester autant la poésie que la guerre.
Hector. – Va ! ce sont les deux sœurs !

(Acte I, scène VI, Théâtre complet, Pléiade, désormais TC, p. 503-504)

La poésie sœur de la guerre ! Hector, l’ancien combattant devenu pacifiste, serait-il un de ces soudards qui n’entendent rien à rien et surtout pas à la poésie ? Mais à y réfléchir : y aurait-il eu la guerre s’il n’y avait pas eu Déroulède ? Est-ce que ce ne sont pas les trompettes qui font marcher les canons ? Et en sens inverse, ne trouve-t-on pas de plus profondes harmonies, de plus musicales pensées dans une prose rythmée à la façon du grec, du latin, de l’allemand et de l’anglais ? Juste deux exemples extraits de Provinciales – le premier livre de Jean Giraudoux tout de suite distingué par Gide et Claudel –, tirés, l’un de la première des Allégories,

Le Printemps

C’était le printemps, frère de l’été. Vous n’auriez pas su distinguer le blé du gazon, ni l’amitié de l’amour.

soit de la troisième,

À l’amour, à l’amitié,

L’étang n’avait pas de reflets, le soleil point d’ombre, les vitres point de soleil. Amitié, amour, je pris sa main… Alors son mari parut et il crut parler de choses sérieuses, parce qu’il évita de causer du beau temps, qui était, ce jour-là, plus souverain que le bonheur.

Prose rythmée, comme on peut voir et entendre :

Parce qu’il évita de causer du beau temps,
qui était,
ce jour-là,
plus souverain que le bonheur.

(ORC, I, 85 et 91)

Il me reste maintenant à verser un peu de baume sur votre cœur, chères rimeuses, quelques atténuations, quelques consolations en vous donnant maintenant quelques autres « vers badins » que Giraudoux aimait sertir dans de la prose. Par exemple dans Suzanne et le Pacifique au chapitre VII, le cours de morale que Melle Savageon inculquait à ses élèves. La morale en vers rimés. La rime, c’est la règle, le coup de règle. Ces cours de morale en cinq sixains, qui interpellent successivement Jeanne, Adèle, Cécile, Irène et Rosemonde, fustigent d’abord les rentiers puis les oisifs (je commence par le premier) :

Dans Londres, la grande ville,
Il est un être plus seul
Qu’un naufragé dans son île
Et qu’un mort dans son linceul.
Grand badaud, petit rentier.
Jeanne, voilà son métier.

Et je saute au dernier :

Qu’as-tu vu dans ton exil ?
Disait Spencer à sa femme,
A Rome, à Vienne, à Pergame,
A Calcutta ? Rien !… fit-il…
Veux-tu découvrir le monde
Ferme tes yeux, Rosemonde.

(Suzanne et le Pacifique, Chapitre VII, ORC I, 546 et 561)

Voilà de gentils petits poèmes. Ils ont été mis en musique par Honegger avec lequel Giraudoux devait faire un opéra, Penthésilée. Mais Giraudoux est mort avant, brutalement, toujours jeune à soixante deux ans.

Dans les pièces de théâtre de Giraudoux, de même, des vers intercalés. Dans Intermezzo par exemple, il y a La Marseillaise des petites filles, et La chanson du bourreau coquet. Dans Supplément au Voyage de Cook, un passage est passé longtemps inaperçu. Avant de débarquer dans l’île d’Otahiti, le célèbre explorateur envoie comme messager Mr. Banks qui est un naturaliste empailleur et par ailleurs un homme très pieux, second marguillier de l’église de Birmingham. Cet homme de vertu, accompagné également de son épouse, vertueuse vous n’en doutez pas, est très surpris qu’à Otahiti, les mœurs soient différentes. La première politesse d’Outourou, qui est apparemment le chef de l’île, c’est de lui offrir à choisir : voulez-vous ma femme, ma fille, ma jeune tante ?

Mr. Banks. – Des visiteuses ? A cette heure ?
Outourou. – Ce sont des femmes, Mr. Banks. Elles viennent pour que vous choisissiez.
Mr. Banks. – Que je choisisse quoi ?
Outourou. – Nous savons ce que nous vous devons. La nuit tombe.
La Femme. – La nuit tombe.
La Jeune Tante. – L’homme s’étend.
La Fille . – Le désir se lève.
Mr. Banks. – Que racontent-elles là, Solander ?
La Femme. – L’homme a toujours besoin de caresses et d’amour.
La Jeune Tante. – Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour.
Outourou. – Et ce bras, le premier, l’engourdit, le balance.
La Fille. – Et lui donne désir d’amour et d’indolence.
(…)

(Supplément au Voyage de Cook, TC, 563-564)

Le professeur Jacques Robichez, que certains ici ont connu, a régné sur la Sorbonne. Faisant un livre sur Giraudoux, il a eu l’œil ou plutôt l’oreille. Tiens, ce sont des alexandrins ! « L’homme a toujours besoin de tendresse et d’amour ». Mais oui. Des vers de mirlitons ? Mais non. C’est une strophe de Vigny dans La colère de Samson :

L’homme a toujours besoin de caresses et d’amour,
Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour.
Et ce bras le premier l’engourdit, le balance
Et lui donne désir d’amour et d’indolence.

Giraudoux a distribué entre quatre personnages les quatre vers d’un quatrain de Vigny.

J’ai mieux encore comme consolation à vous proposer. Nous avons lu des poèmes de Suzanne et le Pacifique mis en musique par Honegger. Voici maintenant « la chanson de Tessa » mise en musique par Maurice Jaubert pour la création à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet, – Maurice Jaubert l’un parmi les cent mille tués du printemps 1940 dont on parle peu. Dans cette chanson, la pratique de Giraudoux n’est plus la rime mais la technique du parolier : plusieurs couplets répondant au même schéma rythmique.

LEWIS

Si tu meurs, les oiseaux se tairont pour toujours

Si tu es froide, aucun soleil ne brûlera…

Au matin, la joie de l’aurore

Ne lavera plus mes yeux…

Tout autour de ta tombe, les rosiers épanouis

Laisseront prendre et flétrir leurs fleurs !

La beauté mourra avec toi,

Mon seul amour…

 

TESSA

Si je meurs, les oiseaux ne se tairont qu’un soir

Si je meurs, pour une autre un jour tu m’oublieras.

De nouveau la joie de vivre

Alors lavera ton regard.

Au matin tu verras la montagne illuminée

Sur ma tombe t’offrir mille fleurs.

La beauté revivra sans moi,

Mon seul amour !

(Tessa, TC, 360)

Vous connaissez sans doute cette « chanson de Tessa ». Elle a été chantée par Mouloudji ; elle a été chantée par Valérie Lagrange et Benjamin Violet ; elle a été chantée par Michel Arnaud. Et elle ne rime pas, sinon de loin, d’un couplet à l’autre et sans rigueur.

Pour nous orienter vers une conclusion, un dernier mot sur cette pièce Tessa, toute musicale. L’héroïne meurt à la fin, et par une sorte de flash-back, les premières répliques, chantonnées, le font pressentir:

Douce terre…
Sois-lui légère,
Elle a si peu pesé sur toi.

(Tessa, TC, 381)

Un poème de trois vers inégaux, qui ne riment qu’à moitié, qui ne seront bientôt plus que deux comme on verra, et ne rimeront plus du tout, et pourtant pleins de poésie. Apostrophe à la terre, personnifiée et double : la terre que la jeune fille effleure de son pas et la terre qu’on déversera sur son cercueil. Miroir à deux faces, le dessus et le dessous, la promenade et l’inhumation, la vie la mort, la légèreté du pas d’une danseuse aérienne et le poids des pelletées de terre, tout cela suggéré en très peu de mots, de mots simples.

Reportons-nous pour finir à un film de Jacques de Baroncelli avec Pierre Richard-Willm et Edwige Feuillère, un grand drame romantique, La Duchesse de Langeais, texte de Giraudoux, d’après la nouvelle de Balzac. Peut-être l’avez-vous vu ? Il a été très bien restauré, il est ressorti en salle il n’y a pas très longtemps. Le général de Montriveau est séduit par la duchesse. La duchesse est une coquette. Elle reçoit sur son canapé. La couverture a glissé. On aperçoit son pied nu ; le général le regarde.

La Duchesse : Ne m’épargnez pas des compliments. De vous, je les aimerai. Je vois que vous en préparez un. Dites-le sans crainte.

Montriveau : J’ai vécu en orient. La valeur d’une femme s’y estime à ses pieds.

La Duchesse : D’une esclave ! Vous estimez les miens, en sequins, en ducats ?

Montriveau : Je pense à un poème arabe.

La Duchesse : On peut le savoir ?

Montriveau : Il est court :

« Terre, sois-lui légère,
Elle pèse si peu sur toi. »

La Duchesse : Il est beau le voyage qui vous laisse un poème. »

(ORC, II, 837-838)

La saison est celle des vacances. Mesdames, Messieurs, chers amis, je vous souhaite un voyage qui vous laisse un poème.

 

Jacques Body.

 

 

Réponse de Catherine Réault-Crosnier :

Bravo. Magnifique. On remercie beaucoup le Pr Jacques Body parce qu’à la fois il manie la langue française avec art, élégance, raffinement, pensée, empreinte de la mythologie, de l’antiquité et en même temps, il a vraiment du talent parce que, souvent, quand le sujet est sérieux, on n’arrive pas en même temps à prendre du recul. Lui, il sait très bien le faire et en même temps nous montrer la poésie de Giraudoux. Ce n’est pas courant donc. La manière dont il le présente, est très agréable, très vivante. Nous pouvons vraiment le remercier très chaleureusement.

 

(Applaudissements du public)