15èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS
Vendredi 9 août, de 17 h 30 à 19 h
Alfred de Vigny, le poète |
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Retrouvons Alfred de Vigny, né à Loches en 1797 et mort il y a cent cinquante ans, Alfred de Vigny, ce génie du dramatique solennel, de l’émotion, du romantisme qui mettait la poésie très haut, au-dessus de tout :
« Poésie ! ô trésor ! perle de la
pensée !
Les tumultes du cœur, comme ceux de la mer,
Ne sauraient empêcher ta robe nuancée
D’amasser les couleurs qui doivent te former. (…) »
(Alfred de Vigny, La Maison du Berger, Les Destinées, France Loisirs, p. 140)
Sa poésie
Ce poète avait le génie de l’intériorité en même temps que le goût de l’histoire ancienne ou moderne, de la femme, du grandiose solennel. Ses poésies complètes comprennent ses Poèmes antiques et modernes (1822 et 1826 enrichis ensuite), preuve de son intérêt pour le passé lointain, les thèmes mythologiques et la modernité de son temps. Ce livre est constitué de plusieurs parties : Livre mystique, Livre antique lui-même divisé en Antiquité biblique et Antiquité homérique, Livre moderne.
Dans Les Destinées (1837 à 1863), nous cheminons sur les traces du passé, du christianisme (avec « Le Mont des Oliviers »), de la philosophie et de la fragilité de notre vie terrestre (comme dans « La Bouteille à la Mer »).
Dans Poèmes retranchés, nous accédons à des poèmes non publiés, d’autres parus dans des revues, d’autres enfin non recueillis par l’auteur. Ils sont souvent plus intimes comme « A Madame Dorval », « Prière pour ma mère ».
Abordons les aspects poétiques les plus caractéristiques d’Alfred de Vigny.
La plainte
Vigny a le don des larmes comme de nombreux romantiques. Il se bat contre la faiblesse et la dureté de la vie ; il gémit sur son sort. Stoïque devant la destinée et gardant aussi étonnamment espoir, il emplit l’espace de chants de lamentations comme dans « La Mort du Loup » ou le poème « La Bouteille à la Mer » où une bouteille jetée à la mer est ballotée de tout côté, contre vents et marées pour porter tel Vigny, son message au monde. Dans le premier passage, le capitaine dont le navire coule, jette une bouteille à la mer puis nous suivons la bouteille dans ce voyage vers l’inconnu tel Vigny prisonnier de sa destinée :
« II
Quand un grave marin voit que le vent l’emporte
Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont,
(…)
Il se croise les bras dans un calme profond.
XV
Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu’au port,
(…).
XVII
Les courants l’emportaient, les glaçons la retiennent
Et la couvrent des plis d’un épais manteau blanc.
Les noirs chevaux de mer la heurtent, puis reviennent
La flairer sans crainte, et passent en soufflant.
Elle attend que l’été, changeant ses destinées,
Vienne ouvrir le rempart des glaces obstinées,
Et vers la ligne ardente elle monte en roulant. »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, pp. 176, 180 et 181)
Le pessimisme
Toute l’œuvre de Vigny est imprégnée de pessimisme. Malgré quelques étincelles d’espoir, de nombreux poèmes ont une connotation morbide comme « Le Malheur », « La Mort du Loup » ou dans cet extrait de « Sur la mort de Byron » où Vigny célèbre la mort dans la jeunesse sans avoir subi de désillusions :
« Poète conquérant, adieu pour cette vie !
Je regarde ta mort et je te porte envie ;
Car tu meurs à cet âge où le cœur jeune encor
De ses illusions conserve le trésor. »
(Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, pp. 229 et 230)
Vigny n’a pas confiance dans l’homme. Il se sent isolé, inconsolé comme dans « La Maison du Berger ou lettre à Éva » (Mme Holmès, l’amie anglaise du poète) :
« Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,
S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour lui seul l’horizon effacé ;
(…)
Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin ;
(…)
Marche à travers les champs une fleur à la main. »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 136 et 137)
De même, tout est sombre désespoir dans cet extrait du poème « Le Cor » sur Roland à Roncevaux :
« IV
Sur le plus haut des monts s’arrêtent les
chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs pieds Roncevaux
Des feus mourants du jour à peine se colore.
À l’horizon lointain fuit l’étendard du More.
« Turpin, n’es-tu rien vu dans le fond du
torrent ?
– J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;
Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d’ivoire,
Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »
Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois ! »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, pp. 96 et 97)
Avec Vigny, le pessimisme est partout latent ou à la première place comme dans le final de son poème « Paris » :
« Tu crieras : « Pour longtemps le monde est dans la nuit ! » » (id., p. 128)
La place de l’antique
Dans Poèmes antiques et modernes, Vigny veut exprimer son intérêt pour le passé lointain et mythique comme de nombreux écrivains de son époque. Il fait correspondre sentiments et faits. Côte à côte, nous trouvons des scènes bibliques, « Le Déluge », « La Femme adultère », puis des scènes homériques comme « La Dryade » (nymphe protectrice des forêts dans la mythologie grecque) ou « Le Somnambule » à travers l’histoire de Néra prête à mourir par mal d’amour :
« « Je la vois, la parjure !...
interrompez vos fêtes,
Aux Mânes un autel… des cyprès sur vos têtes…
Ouvrez, ouvrez la tombe… Allons, qui descendra ? »
Cependant à genoux et tremblante, Néra
(….) se traîne. (…)
Phoébé, pardonne-lui ; pardonne-lui, Morphée ! » (id.,
pp. 57 et 58)
Le rêve
Vigny part vers un ailleurs comme dans « La Beauté idéale » qui est un fragment inutilisé de son poème « Le Déluge ». Son rêve est tourmenté de « blondes beautés qui pleurent dans l’orage », de « cris du voyageur dans la forêt perdu », de « cris des sanglantes orgies », avec « le glaive de Dieu » contrebalancé par l’« émotion profonde » et par « la chanson virginale » (Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, p. 227). Son rêve est souvent sombre mais il garde une certaine légèreté, celle d’un autre monde qu’il décrit comme dans « Le Bal » qui n’est pas sans nous rappeler l’univers vaporeux de Gérard de Nerval auquel Vigny ajoute une note sensuelle :
« La harpe tremble encore et la flûte soupire,
Car la Valse bondit dans son sphérique empire ;
Des couples passagers éblouissent les yeux,
Volent entrelacés en cercle gracieux,
Suspendent des repos balancés en mesure,
(…)
La danseuse, enivrée aux transports de la fête,
(…)
Tourne, les yeux baissés sur un sein frémissant. »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 98)
Son rêve est toujours romantique, angoissé bien qu’il accède à une certaine paix par l’expression poétique et par la louange de l’art ainsi qu’il le traduit en final de « La Beauté idéale » :
« Le concert où serait cette scène tracéeµ
Regretterait encor la forme et la pensée,
Et si la poésie essayait ces tableaux
Pour suivre le ravage et la marche des eaux,
Seule et sans les couleurs, les voix mélodieuses,
Elle demanderait ses sœurs harmonieuses.
Descends donc triple lyre, instrument inconnu,
O toi ! qui parmi nous n’es pas encore venu
Et qu’en se consumant invoque le génie,
Sans toi point de beauté, sans toi point d’harmonie ;
Musique, poésie, art pur de Raphaël,
Vous deviendrez un Dieu…, mais sur un seul autel ! »
(Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, p. 228)
Le dramatique
Dans de très nombreux poèmes, le dramatique a la première place, par exemple dans « La Colère de Samson », « Le Mont des Oliviers » et l’un de ses plus célèbres poèmes, « La Mort du Loup » où Vigny déploie l’art du drame grandiloquent ; il maintient le lecteur en haleine : « Rien ne bruissait donc » avant que le loup n’apparaisse : « J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient », « Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, (…). » (Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, pp. 164 et 165) Vigny impulse un rythme d’émotion très forte. N’oublions pas la place qu’il donne à la nature, « nuages », « bruyère épaisse », « hautes brandes », « sapins », « chênes », « rocs penchés », « lune ». Elle sert de cadre pour accueillir le pathétique de la scène. Vigny sait nous faire aimer les loups, leur humanité et sublimer leur martyr :
« Sans ses deux Louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, (…). » (id.,
p. 165)
Avec les alexandrins, Vigny a l’art de maintenir un souffle poétique immense jusqu’au couperet de la mort. Il en recueille une philosophie de vie, adressée à tout homme :
« Fais énergiquement ta longue et lourde tâche, (…)
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. » (id.,
p. 166)
Laissons place à l’ensemble de ce poème qui sublime l’humanité des loups, leur courage et met Vigny au rang des plus célèbres dramatiques Romantiques.
« LA MORT DU LOUP
I
Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
– Nous marchions, sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les Loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. – Ni le bois ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent, élevé bien au dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
– Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le sable en s’y couchant ; bientôt,
Lui que jamais ici l’on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands Loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions, pas à pas, en écartant les branches.
Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit, sous nos yeux,
Quand le maitre revient, les lévriers joyeux,
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du Loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’homme, leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa Louve reposait comme celle de marbre
Qu’adorait les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
– Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche.
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
II
J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’est pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
III
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler.
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Écrit au château du M***, 1843. »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, pp. 164 à 166)
La femme
Il consacre de très nombreux poèmes à la femme. L’attirance de Vigny pour les femmes est indéniable. En dehors de sa mère adulée, chérie, toute puissante, de sa femme malade, il place la plupart des femmes dans la catégorie des séductrices. Il les considère alors comme rusées, cruelles, les rabaissant au stade d’objet de tentation, de désir et de plaisir. Son jugement est excessif puisqu’il place l’homme sur le piédestal de la pureté en opposition à la femme toujours coupable comme dans « La Fille de Jephté », « La femme adultère », « La Colère de Samson » :
« Une lutte éternelle en tout temps, en tout lieu
Se livre sur la terre, en présence de Dieu,
Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme,
Car la Femme est un être impur de corps et d’âme. »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 161)
Dans le poème « Éloa ou la Sœur des Anges » de sept cent soixante-dix-huit vers en alexandrins, l’ange séducteur féminin cédera à la tentation. Alfred de Vigny a divisé ce poème en trois parties, « Naissance », « Séduction », « Chute » ce qui correspond à sa vision de la femme impure. Dans « Séduction », Éloa se laisse bercer par le charme envoûtant dans un cadre idyllique :
« Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l’onde fugitive, (…). »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 20)
L’impureté surgit tout à coup :
« Trois fois, durant ces mots, de l’Archange
naissante
La rougeur colora la joue adolescente,
Et, luttant par trois fois contre un regard impur,
Une paupière d’or voila ses yeux d’azur. » (id.,
p. 24)
Dans le troisième chant « Chute », Satan, maître incontesté, révèle son vrai visage et l’inexorable destin de celle qui n’a pas su résister à la tentation :
« – Si nous sommes unis, peu m’importe en
quel lieu !
(…)
– Tu paraissais si bon ! Oh ! qu’ai-je fait ? – Un
crime.
– Seras-tu plus heureux du moins, es-tu content ?
– Plus triste que jamais. – Qui es-tu donc ? –
Satan. » (id., p. 31)
Pour Vigny, le mal est souvent vainqueur et la femme symbole de déchéance. Pourtant il réagit différemment lorsqu’il s’agit de sa mère car il garde son respect filial et l’idéalise. Il oublie aussi ses préjugés sur les femmes lorsqu’il décrit la sensualité partagée et part dans le rêve vers l’extase.
« PRIÈRE POUR MA MÈRE
Ah ! depuis que la mort effleura ses beaux yeux,
Son âme incessamment va de la terre aux cieux.
Elle vient quelquefois, surveillant sa parole,
Se poser sur sa lèvre, et tout d’un coup s’envole ;
Et moi, sur mes genoux, suppliant, abattu,
Je lui crie en pleurant : « Belle âme, où donc
es-tu ? »
Si tu n’es pas ici, pourquoi me parle-t-elle
Avec l’amour profond de sa voix maternelle :
Pourquoi dit-elle encor ce qu’elle me disait,
Quand, toujours allumé, son cœur me conduisait ?
Ineffable lueur qui marche, veille et brûle,
Comme le feu sacré sur la tête d’Iule…
Septembre 1833 »
(Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, p. 241)
L’épouse de Vigny, malade, obèse, n’a aucune place dans ses poèmes et nous pouvons le comprendre au vu de la sensualité débordante du poète. Il se sentira toujours le malheureux, l’incompris, et se laissera consoler sans arrière-pensée, dans les bras de nombreuses femmes.
Sa liaison avec la tragédienne Marie Dorval a duré sept ans, témoignant d’une certaine fidélité. Il lui a consacré deux poèmes. Il écrit en 1831 (26 juillet), un sonnet « A Marie Dorval » car il aurait voulu que le rôle de la maréchale dans son drame La Maréchale d’Ancre (représenté à l’Odéon le 25 juin 1931) soit confié à Marie Dorval mais à cause de pressions, il dut accepter dans ce rôle, Melle Georges. Il lui écrit ce sonnet sur un exemplaire de la première édition de l’œuvre pour lui témoigner de son attachement affectif et en quelque sorte, immortaliser leur liaison : « Votre nom bien gravé se lira sous les eaux. »
Le deuxième poème du même titre, nous entraîne dans une vision idéalisée « A vous tout ce qui rit aux yeux, qui plaît à l’âme ». Il la sublime presque comme dans un conte de fées : « A vous les chants d’amour, les récits d’aventures, (…) / Reine des passions qui deux fois savez vivre, (…) / Pensive solitaire ou tragique merveille, ». Même s’il ne peut s’empêcher de lui trouver « un esprit capricieux », il la loue : « Vivez dans l’art divin et dans la poésie / Comme un phénix sous un cristal. »
« A MADAME DORVAL
A vous tous les chants d’amour, les récits d’aventures,
Les tableaux aux vives couleurs.
Les livres enchantés, les parfums, les parures,
Les bijoux d’enfant et les fleurs.
A vous tout ce qui rit aux yeux, qui plaît à l’âme
Et fait aimer l’instant présent ;
Vous qui donnez à tous une vie, une flamme,
Un nom tout jeune et séduisant ;
Vous que l’illusion consume, inspire, enivre
De bonheur ou de désespoir ;
Reine des passions qui deux fois savez vivre,
Pour vous le jour, pour tous le soir.
Pensive solitaire ou tragique merveille,
Cœur simple, esprit capricieux,
Pleurant chaque matin des larmes que la veille
Vous fîtes tomber de nos yeux ;
Des chants inspirateurs respirez l’ambroisie,
Loin du vulgaire âpre et fatal,
Vivez dans l’art divin et dans la poésie
Comme un phénix sous un cristal. »
(Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, p. 239)
La sensualité, la volupté sont pour lui, primordiales. Dans « Le Bain d’une Dame romaine », il allie douceur et délicatesse avec art :
« LE BAIN D’UNE DAME ROMAINE
Une esclave d’Égypte, au teint luisant et noir,
Lui présente, à genoux, l’acier pur du miroir ;
Pour nouer ses cheveux, une vierge de Grèce
Dans le compas d’Isis unit leur double tresse ;
Sa tunique est livrée aux femmes de Milet,
Et ses pieds sont lavés dans un vase de lait.
Dans l’ovale d’un marbre aux veines purpurines
L’eau rose la reçoit ; puis les filles latines
Sur ses bras indolents versant de doux parfums,
Voilent d’un jour trop vif les rayons importuns,
Et sous les plis épais de la robe onctueuse
La lumière descend molle et voluptueuse :
Quelques-unes, brisant des couronnes de fleurs,
D’une hâtive main dispersent leurs couleurs,
Et, les jetant en pluie aux eaux de la fontaine,
De débris embaumés couvrent la souveraine
Qui, de ses doigts distraits touchant la lyre d’or,
Pense au jeune Consul, et, rêveuse, s’endort. »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 65)
Vigny eut de très nombreuses liaisons, certaines fugaces, d’autres plus durables. Dans « L’esprit pur », long poème construit en alexandrins pour plus de solennité et comprenant dix septains, il aborde indirectement le thème de l’amour. Il dédie cette sorte d’épopée reliant sa destinée à celle d’Éva (en fait Augusta Holmès) ; voici le final :
« Jeune postérité d’un vivant qui vous
aime !
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ;
Je peux en ce miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de mes travaux passés !
Flots d’amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez ! »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 194)
Notons que Vigny pressent que sa liaison ne durera pas mais il espère que cette femme continuera à vivre avec lui, à travers son œuvre qu’elle lira et gardera ainsi son souvenir.
Vigny a clamé toute sa vie, sa fascination pour la femme mais aussi sa rancœur pour ses amours blessées. Il peut l’idolâtrer ou la dénigrer mais toujours il en rêve et se passionne pour la sensualité qu’elle dégage. Jamais il n’est indifférent. À vie, il reste envoûté et ses poèmes témoignent de l’importance des femmes dans sa vie.
La famille
En premier, son amour filial domine, proche de la passion irrationnelle comme il l’exprime dans le poème « Prière pour ma mère » que nous venons de lire.
Vigny montre indirectement son esprit de famille dans « La Mort du Loup ». Il nous fait remarquer que la louve aurait préféré se battre et mourir avec son loup si elle n’avait pas eu ses petits à défendre.
À l’écoute de sa famille, Vigny se remémore ceux qui ont souffert. Il se sent malheureux et crie son mal d’être, par exemple dans le poème « Le Malheur » certainement imprégné de ses souvenirs d’enfance et de son oncle emprisonné, « dans les ténèbres » (Jean Raust, Vigny et sa famille à Loches et en Touraine, p. 102) :
« Où fuir ? Sur le seuil de ma porte
Le Malheur, un jour, s’est assis ;
Et depuis ce jour je l’emporte
A travers mes jours obscurcis.
Au soleil et dans les ténèbres,
En tous lieux ses ailes funèbres
Me couvrent comme un noir manteau ;
De mes douleurs ses bras avides
M’enlacent ; et ses mains livides
Sur mon cœur tiennent le couteau. »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 73)
Le malheur, la souffrance, le silence, la mort
L’expression du malheur est caractéristique des Romantiques. « C’est assez de souffrir sans se juger coupable (…) » clame Alfred de Vigny qui s’est toujours senti malheureux. (Alfred de Vigny, « La Flûte », Les Destinées, France Loisirs, p. 169) Vigny l’exprime aussi à travers le mythe de Sisyphe (où Sisyphe est condamné pour l’éternité, à rouler un rocher) :
« Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri,
Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri,
Et n’avouant jamais qu’il saigne et qu’il succombe
A toujours ramasser son rocher qui retombe. »
(Alfred de Vigny, « La Flûte », Les Destinées, France Loisirs, p. 169)
Il rejoint par là, de nombreux romantiques comme Charles Baudelaire (1821 – 1867) dans son poème « L’albatros » :
« (…) Le Poète est semblable au prince des
nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
(Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, p. 12)
Vigny se lamente dans son poème « La Prison » qui pourrait être inspiré par l’histoire de l’Homme au masque de fer qui aurait été un frère de Louis XIV emprisonné pour éviter toute rivalité (id., p. 76) : « Il est un Dieu ? J’ai pourtant bien souffert ! » (id., p. 78) Vigny se rappelle indirectement, les sévices subis par sa famille durant la Révolution française comme l’emprisonnement de son grand-père maternel : « Oh ! ne jouez plus d’un vieillard et d’un prêtre ! » (id., p. 76) Dans cet échange entre un prêtre et un prisonnier, l’un appelle au repentir, l’autre accablé par le poids de ses souffrances, ne pense qu’à son malheur.
Avec le « je », Vigny fait sien l’emprisonnement et sublime la souffrance dans le silence. C’est la seule attitude possible dans l’adversité de même dans « La Mort du Loup » où le courage stoïque de l’animal domine :
« A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on
laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
(…)
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 166)
La mort est omniprésente. Le final du poème « La Fille de Jephté » en est un exemple parmi des milliers à côté des torrents de larmes déversés :
« Elle inclina la tête et partit. Ses compagnes,
Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes.
Puis elle vint s’offrir au couteau paternel.
– Voilà ce qu’ont chanté les filles d’Israël. »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 47)
Vigny peut aussi laisser percer une note d’espoir et d’humanité envers les pauvres comme dans « La Flûte » où il raconte l’histoire d’un pauvre qui souffre, n’a presque rien à manger mais a une flûte :
« Un jour, je vis s’asseoir au pied de ce grand
arbre
Un Pauvre, qui posa sur ce vieux banc de marbre
Son sac et son chapeau, s’empressa d’achever
Un morceau de pain noir, puis se mit à rêver.
(…) »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 167)
Vigny sublime alors sa musique, redonnant le sourire et l’espoir au pauvre.
La musique et la danse
Elles sont simples passagères ; leur légèreté fugace nous permet de reprendre souffle dans cet univers de chaos en des pauses, de calme, de sérénité momentanée, étonnante, faisant ressortir encore plus la dureté des scènes comme dans « La Fille de Jephté » qui aura la tête tranchée par son père à la fin du poème :
« Il entend le concert qui s’approche et l’honore :
La harpe harmonieuse et le tambour sonore,
Et la lyre aux dix voix, et le kinnor léger,
Et les sons argentins du nebel étranger,
Puis, de plus près, les chants, leurs paroles pieuses,
Et les pas mesurés en des danses joyeuses,
Et, par des bruits flatteurs, les mains frappant les mains,
Et de rameaux fleuris parfumant leurs chemins. »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 47)
De même dans « Le Bal », la musique et la danse ont la première place au début du poème en communion avec la nature qui s’éveille avec les fleurs du printemps, le muguet, la jacinthe et le mot « Dansez » rythme la cadence, revenant quatre fois tout au long de ce poème. La danse devient oubli du malheur dans l’étourdissement du mouvement, effacement du présent et d’un futur incertain :
« La harpe tremble encore et la flûte soupire,
Car la Valse bondit dans son sphérique empire ;
Des couples passagers éblouissent les yeux,
Volent entrelacés en cercle gracieux,
Suspendent des repos balancés en mesure,
(…)
Courez, jeunes beautés, formez la double danse :
Entendez-vous l’archer du bal joyeux, (…) ?
Dansez, et couronnez de fleurs vos fronts d’albâtre ;
Liez au blanc muguet l’hyacinthe bleuâtre,
(…).
Dansez ; un soir encore usez votre vie :
(…)
Dansez : un jour, hélas ! ô reines
éphémères !
(…)
Dansez, multipliez vos pas précipités,
(…) »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, pp. 98, 99 et 100)
Même dans le dramatique et sanglant poème sur « La Mort du Loup », Vigny fait danser les loups, apportant une trace de légèreté et l’élégance avant l’issue fatale :
« Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
(…). »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 164)
La nature
La nature est placée en harmonie avec les sentiments et les scènes. Elle est éparpillée, je dirai même semée, pour servir d’écrin à l’histoire. Elle peut être soleil couchant en introduction au poème « Moïse », créant une ambiance romantique propice à l’attente d’un évènement et à l’arrivée des personnages. Nous pouvons noter que l’or est présent, pouvant symboliser la lumière de la foi et le miracle de la rencontre à venir de Moïse avec Dieu :
« Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs,
Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.
(…)
Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon
Comme les blés épais qu’agite l’aquilon.
Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
(…)
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
(…) »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, pp. 7 et 8)
Dans « Éloa ou la Sœur des Anges », l’univers est indirectement présent à travers le puits sombre et le reflet des étoiles en son fond symbolisant l’espoir au plus profond du désespoir. Puis le cygne apparaît symbole de pureté, d’élégance et de raffinement. Il se laisse glisser sur l’onde, nous rappelant que tout est fugace, tout s’enfuit :
« Souvent parmi les monts qui dominent la terre
S’ouvre un puits naturel, profond et solitaire ;
L’eau qui tombe du ciel s’y garde, obscur miroir
Où dans le jour on voit les étoiles du soir.
(…)
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l’onde fugitive,
Le jeune homme inconnu mollement s’appuyait
Sur ce lit de vapeurs qui sous ses bras fuyait. » (id.,
pp. 19 et 20)
Dans « Le Déluge », Vigny clame la beauté de la terre et s’adresse au lecteur, rendant la scène très animée :
« Comme la Terre est belle en sa rondeur
immense !
La vois-tu qui s’étend jusqu’où le Ciel commence ?
La vois-tu s’embellir de toutes les couleurs ?
Respire un jour encore le parfum de ses fleurs
(…). » (id., p. 34)
Dans « Chant de Suzanne au Bain », la nature se mêle à l’action pour faire ressortir la sensualité de l’ensemble du poème :
« De l’époux bien-aimé n’entends-je pas la
voix ?
Oui, pareil au chevreuil, le voici, je le vois.
Il reparaît joyeux sur le haut des montagnes,
Bondit sur la colline et passe les campagnes.
Oh ! fortifiez-moi ! mêlez des fruits aux
fleurs !
Car je languis d’amour et j’ai versé des pleurs.
(…) »
(Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, p. 225)
Dans « La Dryade », Vigny présente exceptionnellement la nature joyeuse et légère :
« Quand la vive hirondelle est enfin réveillée,
Elle sort de l’étang, encor toute mouillée,
Et, se montrant au jour avec un cri joyeux,
Au charme d’un beau ciel, craintive, ouvre les yeux ;
Puis sur le pâle saule avec lenteur voltige,
(…)
Elle chante sa joie aux rochers, aux campagnes,
Et, du fond des roseaux excitant ses compagnes :
« Venez ! dit-elle ; allons ! paraissez, il est
temps !
« Car voici la chaleur, et voici le printemps. »
Ainsi, quand je te vois, ô modeste bergère !
Fouler de tes pieds nus la riante fougère,
J’appelle autour de moi les pâtres nonchalants,
(…) :
« Venez ! oh ! venez voir comme Glycère est
belle ! »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, pp. 61 et 62)
Ce poème est proche de l’« Ode à l’alouette » de Ronsard chantant l’amour à sa belle et y associant les fleurs :
« T’oserait bien que
Poète
Nier des vers, douce Alouette ?
Quant à moi, je ne l’oserois :
Je veux célébrer ton ramage
Sur tous oiseaux qui sont en cage,
Et sur tous ceux qui sont ès bois…
(…)
Lors, moi couché dessus l’herbette
D’une part j’ois ta chansonnette,
(…)
A l’abri de quelque fougère
J’écoute la jeune bergère
(…).
(Pierre de Ronsard, Les Amours, France Loisirs, pp. 157 et 158)
La poésie de Vigny peut parfois être imprégnée de celle du Moyen-âge comme dans son poème « La Neige ». Empli de délicatesse et de douceur, il nous rappelle les poèmes des troubadours et nous entraîne vers un ailleurs de brume :
« Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et
charge un sol glacé !
Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,
Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
Comme la girouette au bout d’un long clocher !
(…) »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p 91)
Le mystique
Alfred de Vigny commence ainsi son journal : « Dieu a jeté, – c’est ma croyance, – la terre au milieu de l’air et de même l’homme au milieu de la destinée. » montrant qu’il base tout sur Dieu. (Alfred de Vigny, Journal d’un poète, p. 25)
Vigny est étonnamment mystique. Il a consacré de nombreux poèmes à l’Ancien Testament comme dans Les Destinées (poèmes philosophiques) et dans le chapitre « Livre mystique » des Poèmes antiques et modernes, en particulier « Le Déluge » ou « La Fille de Jephté ». Vigny est proche du prophète Jérémie de l’Ancien Testament, qui supplie Dieu : « La douleur m’envahit, / mon cœur est souffrant. Voici le cri plaintif (…). Qui changera ma tête en fontaine / et mes yeux en source de larmes / pour que je pleure nuit et jour / les morts de la fille de mon peuple ? » (Jr, 8, 18 – 19, Bible, p. 714) ; Vigny, lui, crie :
« Ne me châtiez point, car mon crime est son
crime.
J’ai crié vers le Ciel du plus profond abîme.
O mon Dieu ! tirez-moi du milieu des méchants ! »
(Alfred de Vigny, « La Prison », Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 84)
Dans le premier des Poèmes antiques et modernes, Vigny aborde le thème des grands prophètes tels « Moïse ». Ce poème solennel construit en alexandrins, a un souffle de la même veine que La légende des siècles de son contemporain Victor Hugo (1802 – 1885). Voici deux extraits de « Moïse » :
« Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
(…)
Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil.
(…)
Il voit tout Chanaan et la terre promise
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit ; sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont reprend son chemin.
(…)
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. –
Il fut pleuré. – Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant. »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, pp. 7 et 10)
Dans « Éloa ou la Sœur des Anges », Vigny nous entraîne en procession, dans le nouveau Testament, sur les pas du peuple de Dieu près du Samaritain, de la brebis égarée, du mauvais pasteur, de l’aveugle-né, du lépreux, du sourd, de l’exil de Dieu dans le désert. Ce sont toujours les malades, les perdus, les bannis qui retiennent son attention. Plus loin, avec Marthe et Marie, Lazare, il nous fait aussi partager sa quête d’absolu :
« Lazare, qu’il aimait et ne visitait plus,
Vint à mourir, ses jours étant tous révolus.
Mais l’amitié de Dieu n’est-elle pas la vie ? » (id.,
p. 12)
Les femmes ont une place particulière dans son expression mystique comme « La Femme adultère » qui est un éloge à la sensualité puis aux pleurs et aux remords, qui s’oppose en final, au pardon du Christ :
« Mon lit est parfumé d’aloès et de
myrrhe ;
(…)
Venez, mon bien-aimé, m’enivrer de délices
(…)
« Qu’un homme d’entre vous, dit-il, jette une pierre
S’il se croit sans péché, qu’il jette la première ! »
(…)
Quand il se releva, tous s’étaient dispersés… » (id.,
pp. 48 et 52)
Satan est souvent présent dans ses poèmes comme dans « Satan sauvé ». Vigny se sent tiraillé, entraîné par Satan, symbole de l’éternelle lutte entre le bien et le mal : « Esprit venu du ciel, où portez-vous mon âme ? » (Alfred de Vigny, Poèmes retranchés ou non recueillis, France Loisirs, p. 234) Il s’interroge sur sa vie : « Qui suis-je ? » (id., p. 234) Il voudrait vaincre le mal s’il est encore temps et appelle au secours :
« Rendez-nous, rendez-nous nos faibles corps d’argile,
Le cœur qui souffrit tant et tout l’être fragile ;
Frappez le corps, blessez le cœur, versez le sang,
Et nous souffrons moins qu’au séjour languissant
Où l’âme en face d’elle est seule et délaissée ;
Car le malheur, c’est la pensée ! » (id., p. 236)
Cependant Alfred de Vigny ne rend pas le diable vainqueur du monde puisqu’il affirme : « J’ai trop d’estime pour Dieu pour craindre le diable. » (Alfred de Vigny, Journal d’un Poète, p.105)
Au vu de ses écrits sur des thèmes bibliques et de ses supplications, Vigny montre une veine mystique proche des lamentations. Il se sent seul comme Jésus sur « Le Mont des Oliviers ». Il ne remercie pas Dieu mais se plaint et crie vers lui du plus profond de lui-même.
Le romantique
Toutes les facettes de son œuvre étudiées précédemment, s’unissent dans le romantisme de Vigny, alliance de sentiments, de drame, de douleur et de passion. La fin de son Journal, miroir de sa philosophie, en témoigne : « Il me semble quelquefois que la bonté est une passion. En effet, il m’est arrivé de passer des jours et des nuits à me tourmenter extrêmement de ce que devaient souffrir les personnes qui ne m’étaient nullement intimes et que je n’aimais pas particulièrement. – Mais un instinct involontaire me forçait à leur faire du bien sans le leur laisser connaître. C’était l’enthousiasme de la pitié, la passion de la bonté que je sentais en mon cœur. » (Alfred de Vigny, Journal d’un Poète, p. 148)
La mélancolie domine dans « La Maison du Berger », le plus long poème (336 vers) des Destinées et l’un des plus beaux poèmes romantiques. Vigny s’y laisse conduire par le spleen, gémit sur son sort et se plait dans la souffrance. Malgré son esprit torturé, il veut garder courage jusqu’au bout, faire face stoïquement pour lutter contre la fatalité. :
« Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
(…)
Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber sa rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
(…)
Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin ;
(…) »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 136)
Sa philosophie est faite de réalisme. Il sait l’homme faible, fragile mais aussi digne et voulant faire face dans l’adversité :
« Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L’Homme, humble passager, qui dut vous être un Roi ;
Plus que tout votre règne et que les splendeurs vaines
J’aime la majesté des souffrances humaines :
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi. » (id.,
p. 145)
Dans « La Prison », Vigny pleure, crie, déchire son esprit. Sa plainte romantique est continuelle, omniprésente, envahissante et bien vivante sous ses questionnements. Le mourant et le prêtre se parlent :
« Il est un Dieu ? J’ai pourtant bien souffert !
LE PRÊTRE :
(…)
Et quel droit avez-vous de plaindre vos malheurs,
Lorsque le sang du Christ tomba dans les douleurs ? »
(Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 78)
Vigny porte l’étendard du Romantique à travers ces élans de pensées. Gémissements, plaintes, solitude affluent à la surface ; ses écrits jaillissent des profondeurs de son intériorité.
Le philosophe
La philosophie épique et dramatique de Vigny imprègne la globalité de son œuvre. On pourrait le croire résigné et il l’est mais il termine son Discours de réception à l’Académie française par un cri d’espoir en la marche de l’humanité vers sa victoire sur sa destinée, au-delà de la mort, prouvant qu’il conserve courage et volonté devant l’adversité :
« (…) l’espèce humaine est en marche pour des destinées de jour en jour meilleures et plus sereines, que la chute de chaque homme n’arrête pas un moment la marche de la grande armée ! L’un tombe, un autre se lève à sa place, (…) notre devoir est de penser (…) à ceux qui viendront après nous : pareils à nos glorieux soldats, qui d’une main plantent leur drapeau sur la brèche et tendent l’autre main à celui qui, après eux, marche au premier rang. » (Alfred de Vigny, Journal du Poète, p. 210)
La fatalité est profondément ancrée dans ses écrits et il assume celle-ci. :
« S’agiter et blesser est l’instinct des
vipères ;
L’homme ainsi contre l’homme a son instinct fatal :
Il retourne ses dards et nourrit ses colères
Au réservoir caché de son poison natal. »
(Alfred de Vigny, Les Destinées, France Loisirs, p. 152)
Pessimiste, défaitiste, il se lamente longuement mais il sait reprendre espoir, gardant parfois une note de lumière comme à la fin du poème « Le Déluge » : « Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli. » (Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, France Loisirs, p. 41)
Sa philosophie est faite de solitude, en tout temps, tout espace : « Solitudes que Dieu fit pour le Nouveau Monde, » (Alfred de Vigny, « La Sauvage », Les Destinées, France Loisirs, p. 154) « Le désert est muet, la tente est solitaire. » (Alfred de Vigny, « La Colère de Samson », Les Destinées, France Loisirs, p. 160)
L’amour jamais inassouvi fait partie intégrante du déroulement de sa pensée qu’il vienne de sa mère ou encore de manière plus charnelle, d’autres femmes :
« L’Homme a toujours besoin de caresse et d’amour,
Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour,
(…).
Il rêvera partout à la chaleur du sein,
Aux chansons de la nuit, aux baisers de l’aurore,
À la lèvre de feu que sa lèvre dévore,
Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front, (…). » (id.,
p. 161)
Mais il refuse « La trahison ourdie en des amours factices » et les « baisers menteurs ! » (id., p. 163)
Corps et âme tendus vers une clarté, Vigny brûle de romantisme : « Les nuages couraient sur la lune enflammée » (Alfred de Vigny, « La Mort du Loup », Les Destinées, France Loisirs, p. 164) et accepte la mort cruelle dans la dignité : « Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. » (id., p. 166)
Sa philosophie est aussi faite de foi. Vigny se sent proche du Christ dans sa solitude et sa souffrance lors de son agonie :
« Mais il renonce et dit : « Que votre
volonté
Soit faite et non la mienne, et pour l’Éternité ! »
Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie. »
(Alfred de Vigny, « Le Mont des Oliviers », Les Destinées, France Loisirs, p. 174)
Tourmenté mais aussi étonnant parfois par la clarté de ses pensées, Alfred de Vigny s’est toujours battu contre son spleen, même dans la détresse. Même résigné, il résiste et veut espérer. Il nous livre sa philosophie à base de questionnements : N’est-ce pas le propre de l’homme de souffrir ? Mais n’est-ce pas aussi le propre de l’homme de lutter contre l’adversité et de garder courage ?
Conclusion
Vigny, le grand romantique, est indémodable. Ses poèmes restent des chefs d’œuvre de la poésie française. Il est le poète multiple, dynamique dans l’expression du malheur, passionné par sa création qui l’emporte toujours plus loin. Il s’élève quitte à retomber mais toujours se confie pour partager son chemin littéraire, immense étendue certes de souffrance mais aussi d’élévation d’âme.
Août 2012/Juin 2013
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Bibliographie :
Écrits d’Alfred de Vigny utilisés :
- Alfred de Vigny, Journal d’un Poète,
Bibliothèque Larousse, Paris, 1913, 211 pages
- Alfred de Vigny, Poésies complètes, France Loisirs,
Paris, 1985, 256 pages + 27 pages de supplément
Concernant Alfred de Vigny :
- Jean Raust, Vigny et sa famille à Loches et en Touraine, Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, tome 8, 1995, pages 93 à 103
Autres :
- La Bible, France Loisirs, Paris, 1999, 1165
pages
- Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, France Loisirs, Paris,
1983, 309 pages + 47 pages de supplément
- Pierre de Ronsard, Les Amours, France Loisirs, Paris, 1984, 189
pages + 33 pages de supplément
Sur Internet :
- Association des Amis d’Alfred de Vigny : http://aaav.site.pagesperso-orange.fr/
(NB : La « rencontre » du 2 août 2013 était consacrée à « Alfred de Vigny, le romantique, sa vie, son œuvre ».)
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