13èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS
Vendredi 5 août 2011, de 17 h 30 à 19 h
Émile Aron (1907 - 2011), un doyen historien |
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Le professeur Émile Aron, grand humaniste, fin connaisseur de Rabelais
par le Professeur Claude Viel
Effectivement j’ai connu Émile Aron lorsque je suis arrivé jeune chargé de cours à plus de trente ans (trente-trois ans exactement) à la faculté de pharmacie et Émile Aron était le doyen. Depuis ce temps-là, nous nous sommes rencontrés de façon périodique, ne serait-ce que ces derniers temps à l’Académie de Touraine. Je vais donc vous présenter le professeur Émile Aron, grand humaniste et fin connaisseur de Rabelais.
Le professeur Émile Aron, qui s’est éteint doucement fin janvier 2011 à l’âge de cent-trois ans, était le dernier membre fondateur de l’Association des Amis de Rabelais et de La Devinière. Créée en 1948 sous l’impulsion de trois rabelaisants distingués : Robert Vivier, Henri Dontenville et Émile Millet, la jeune Association accueillait de nombreux disciples animés par la même admiration pour l’œuvre immense de Maître Alcofribas Nasier. Il suffit de parcourir la liste des membres fondateurs et autres Sociétaires figurant dans le premier Bulletin paru en 1951 pour constater que de nombreuses professions apparaissent, assez largement réparties sur la Touraine et Paris ; toutefois, cette dispersion n’était qu’apparente puisque Rabelais était le grand rassembleur de tous. Parmi ceux-ci était, comme nous l’avons dit, le professeur Émile Aron, alors doyen de l’École de Médecine et de Pharmacie de Tours, fin connaisseur et admirateur de l’œuvre de Rabelais, médecin comme lui, également comme lui tourangeau.
Émile Aron était par suite tout à fait compétent pour écrire Le docteur François Rabelais, importante monographie qui, par son intérêt, a pris une place de choix dans la galerie de ses biographies tourangelles. Dans cet ouvrage, il analyse en douze chapitres le contenu des cinq livres de la pantagruéline saga, faisant preuve d’une grande érudition historico-médicale et d’un grand esprit critique. C’est ainsi qu’après avoir rappelé ce que l’on sait de la vie du médecin-écrivain chinonais, il présente plus précisément le médecin, l’anatomiste et chirurgien, le physiologiste, développant ensuite des chapitres sur le vin, symbole rabelaisien, l’hygiène et la diététique rabelaisiennes, les maladies et leurs traitements à l’époque de la Renaissance, sur la vérole, parlant des charlatans et concluant l’ouvrage par deux chapitres consacrés au rire, source d’une thérapeutique bienfaisante pour les malades.
Bien évidemment, nous ne saurions aborder tous ces points dans ce court exposé, même en les résumant fortement. Nous ne ferons que choisir deux ou trois exemples qui nous ont paru caractéristiques de l’ouvrage et de l’esprit de son auteur.
Émile Aron, comme tous les rabelaisants actuellement, s’accorde à dire que l’appréciation d’Étienne Dolet, ami de Rabelais, selon laquelle celui-ci était « la gloire de la médecine » et qu’il figurait parmi les six meilleurs médecins de l’époque est inexacte, mais ce qui est par contre parfaitement exact c’est qu’il avait assimilé toute la médecine des Anciens, Hippocrate et Galien étant ses Maîtres avec ceci toutefois, c’est qu’en Homme de la Renaissance et en humaniste, il était largement ouvert à l’évolution des connaissances. Médecin lettré, Rabelais n’a que peu pratiqué la médecine et sa carrière de praticien a été brève : quelques cours à Montpellier, médecin-chef à l’Hôtel-Dieu de Lyon puis médecin de la ville de Metz pendant quelque temps, médecin itinérant du cardinal Jean du Bellay et de son frère Guillaume de Langey gouverneur du Piémont.
Comme l’a écrit Émile Aron, Rabelais fut un « lettré d’anatomie » par ses lectures et non par les enseignements qu’il tira des rares dissections auxquelles il assista ou qu’il présida. Il assimile les organes et parties du corps humain à des objets familiers de la vie courante. Il attache un symbole à la pure description anatomique. Longtemps, par exemple, la description des organes de Quaresmeprenant anatomisé par Xenomanes fut considérée comme un délire verbal et c’est le professeur Le Double qui, en 1899, dans son remarquable ouvrage Rabelais anatomiste et physiologiste en a décrypté les images avec une grande érudition mettant en regard l’organe et l’objet auquel Rabelais le compare ; c’était une façon ludique d’approcher l’anatomie. Le professeur Émile Aron dans son ouvrage, ainsi que le docteur Catherine Réault-Crosnier dans une très intéressante publication de 2010 ont fait une longue et précieuse analyse du travail du docteur Le Double, professeur d’anatomie à l’École de Médecine de Tours. Ainsi, à titre d’illustration, nous donnerons deux exemples : Rabelais compare l’omoplate à un mortier : os plat l’omoplate présente une cavité dans laquelle s’emboîte la tête de l’humérus : c’est l’image du pilon et du mortier ; le sacrum (alkatium pour Rabelais) à un billart : le billart était une crosse servant à jouer aux billes.
Autant Émile Aron ne tarit pas d’éloges sur l’ouvrage d’Anatole Le Double concernant la partie anatomique, autant il manifeste son désaccord total avec l’auteur lorsque celui-ci en déduit avec enthousiasme et naïveté que Rabelais avait découvert les spermatozoïdes aux environs de 1550, avant Leeuwenhoek, inventeur du microscope, en 1677. L’imagination exubérante de Rabelais énumérant les organes de Quaresprenant décrit « sa géniture comme un cent de clous à latte ». Encore appelé semence de tapissier, le clou à latte a grosso modo l’allure d’un spermatozoïde avec sa tête et sa flagelle mobile qui rappelle une queue. Anatole Le Double admettait que Rabelais aurait pu distinguer les spermatozoïdes avec de gros verres de lunettes : comme le rappelle Émile Aron, la tête d’un spermatozoïde représente environ six millièmes de millimètre (six microns) et la flagelle environ cinquante microns.
Comme l’on sait, Rabelais a été très sensibilisé par la détresse des vérolés dont il avait vu de nombreux cas à l’Hôtel-Dieu de Lyon et par les traitements contraignants et affreusement douloureux qu’on leur faisait subir pour tenter de remédier à leur mal, mais qui se montraient inefficaces. La vérole, ou syphilis, terme introduit par Jérôme Fracastor en 1530, mais qu’a ignoré Rabelais, était le Sida de l’époque. C’était le « mal napolitain » pour les Français, le « mal français » pour les Italiens. Émile Aron, dans son ouvrage, dresse le tableau clinique et rappelle les traitements d’alors de cette maladie vénérienne contagieuse : vapeurs de mercure en étuve conduisant à une abondante salivation (intoxication mercurielle) ou encore frictions d’onguent mercuriel, traitements associés à des plantes sudorifiques exotiques comme la salsepareille, la scammonée ou mieux le gaïac que l’on pensait être un remède spécifique. Faute de thérapeutique efficace, les empiriques et les charlatans « oeuvrèrent » activement, le vérolé étant rejeté le plus souvent par le corps médical car victime des plaisirs de la chair et de la paillardise et redouté comme un lépreux. Rabelais prit toutefois les vérolés en grande compassion comme l’a rappelé Émile Aron.
Pour Émile Aron toujours, Rabelais aurait été le créateur de la gélothérapie, c'est-à-dire de la thérapeutique par le rire, bien utile en cette période où les seuls médicaments connus étaient les plantes, remèdes plus ou moins efficaces, et où les connaissances médicales étaient peu développées.
Nous voudrions terminer cette courte présentation en rapportant une anecdote concernant le dernier ouvrage d’Emile Aron : L’oxygénothérapie, jouvence du vieillissement et philosophie Rabelaisienne – Contribution au Bonheur des Macrobes, publié en 2010 en collaboration avec René Jacquier et Béatrice Mercier. On y relève quelques pensées d’Émile Aron remplies d’humour et je n’en extrairai que deux particulièrement savoureuses : « Il est difficile de devenir centenaire ! Après, il n’y a plus qu’à se laisser vivre », et cette autre : « Rabelaisien, je souhaite que mes semblables surmontent avec humour leurs angoisses car un centenaire qui s’éloigne du début de sa vie s’approche de la fin ». Notre auteur avait cent-deux ans lorsqu’il a écrit cet ouvrage et son partenaire, le professeur Jacquier, quatre-vingt-dix-neuf ans. Nous n’en dirons pas plus sur cette publication qui vante les mérites de l’oxygénation cellulaire et de l’oxygénothérapie à travers « le bol d’air Jacquier ». Nous conclurons par cette phrase énigmatique d’inspiration rabelaisienne d’Émile Aron, qui termine l’ouvrage et qui nous conduit à l’anecdote que nous avons annoncée : « Que dans ce livre le lecteur y trouve tous les espoirs de bien vieillir offerts aux générations de Macrobes qui vont peupler notre univers. Je souhaite aux Macrobes de rester sages pour profiter du bonheur de la longévité ».
À propos des Macrobes, et c’est là l’anecdote, Émile Aron un jour de l’automne 2009 m’ayant téléphoné ou vu à l’Académie, m’avait demandé de l’aider à retrouver le passage de Rabelais concernant l’île des Macréons. Il s’agit du chapitre 25 du Quart Livre, lorsque après la tempête Pantagruel débarque sur l’île des Macréons et y trouve le vieux Macrobe, qui lui en fait les honneurs et qui précise qu’en grec Macréon signifie vieillard, c'est-à-dire homme d’un grand âge. Émile Aron me confia que son but était de créer le Club des Macrobes de Touraine, ce qu’il fit le 15 décembre 2009 lors de sa conférence avec le professeur René Jacquier. Jeunot alors aux yeux d’Émile Aron, je ne fus pas coopté. Ce « Club » a-t-il vraiment vu le jour ou n’était-il qu’une pure invention canularesque du doyen Aron ?
Avec cette présentation, nous nous sommes attaché à rendre hommage au professeur Émile Aron qui, comme Rabelais dont il fut un fin connaisseur de l’œuvre, a été comme lui un grand humaniste, un homme de savoir et de bien.
Claude Viel,
Président des Amis de Rabelais et de La Devinière,
vice-président de l’Académie de Touraine,
ancien directeur de recherche au CNRS.
Échanges avec le public, sur l’ensemble des trois conférences :
Une personne : Vous avez dit qu’Émile Aron avait joué un certain rôle politique ; a-t-il eu l’occasion de rencontrer un homme politique éminent comme Léon Blum ?
Catherine Réault-Crosnier : Il est difficile de donner une réponse précise.
Claude Viel : Je ne peux pas donner d’explications supplémentaires. Je connais le parcours politique d’Émile Aron. Je sais qu’il a fait partie du Conseil municipal, qu’il était radical socialiste, c’est tout ce que je peux vous dire.
La même personne : Il aurait pu, par exemple, rencontrer Pierre Mendès France, puisqu’ils étaient, je crois, de la même année, 1907.
Catherine Réault-Crosnier : Finalement au cours de nos rencontres, il parlait rarement de politique. Il parlait de faits de tous les jours qui l’avaient marqué et de sa manière de voir l’évolution de la vie. Par exemple il était contre les grèves des lycéens. Il le disait car cela le choquait. Pour lui, il fallait d’abord apprendre à l’école. Il était aussi contre les gens qui se révoltaient parce que la retraite allait être un peu plus tard. Ça aussi, ça le révoltait parce que lui, il avait travaillé sans problème jusqu’à soixante-treize ans alors on peut aussi le comprendre. Là, il se motivait. Bien sûr, tout le monde connaissait ses idées mais il n’était pas toujours en train de parler politique.
Claude Viel : Il faut peut-être dire et insister davantage sur le fait qu’Émile Aron était un homme très tolérant, à la fois pour les problèmes de politique et de religion.
La même personne : Il y avait un point justement dont je voulais parler. On sait que le philosophe Bergson qui au départ, était juif, et s’est pourtant quasiment converti au christianisme mais n’a pas renié sa religion juive par solidarité avec les juifs. Est-ce vrai ?
Catherine Réault-Crosnier : C’est vrai. Bergson, vous allez sur notre site Internet et vous trouverez ma conférence qui fait le point de ce sujet dont ce passage-là.
Claude Viel : Il y avait une parfaite entente entre Émile Aron qui était juif mais non pratiquant et Solange Dion qui était catholique convaincue pratiquante et cela ne posait aucun problème.
Catherine Réault-Crosnier : C’est vrai que c’était très important pour lui, d’écouter l’autre, de rester humain. C’était très fort chez lui et très émouvant quand on était en face de lui.
Lire l'intervention du Pr. Jacques-Louis Binet.
Lire la conférence de Catherine Réault-Crosnier.
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