13èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 5 août 2011, de 17 h 30 à 19 h

 

Émile Aron (1907 - 2011),

un doyen historien

Portrait à l'encre de Chine d'Émile Aron, par Catherine Réault-Crosnier.

Lire la présentation de cette « rencontre ».

 

 

Le Doyen Émile Aron à l’Académie nationale de médecine

par le Professeur Jacques-Louis Binet,
secrétaire perpétuel de l’Académie nationale de médecine

 

Je suis très honoré de venir dans ce cadre. C’est la première fois que je parle dans un jardin. Merci de m’avoir invité. Cela me change des réunions habituelles dans des salles mais nous sommes en Touraine, terre de grands médecins récents, M. Robert Debré qui a habité la Touraine très près de chez nous et a vécu longtemps ici, mon maître Jean Bernard.

Émile Aron est une telle personnalité que je voudrais vous le présenter dans sa globalité. Il a vécu de multiples vies, d’abord une brillante jeunesse où il s’est montré un étudiant et un jeune médecin exceptionnel, ensuite il a été un doyen exceptionnel pour devenir un très grand académicien en même temps qu’un homme de Lettres et un humaniste.

Son œuvre, sa longue œuvre peut être analysée en quatre chapitres, une première partie ou la vie hospitalo-universitaire reste étroitement mêlée à la politique et la guerre, la transformation de l’École de médecine et de pharmacie de Tours en Faculté, quarante trois ans de vie académique, et l’humanisme médical.

Le Pr. Jacques-Louis Binet, le 5 août 2011, lors des 13èmes Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes à Tours

 

I

Les débuts, la guerre, la politique à l’École de médecine.

D’une famille, qui a quitté l’Alsace-Lorraine dès l’occupation allemande en 1871, il est né en Touraine, à La Chauvinière, en novembre 1907, pour devenir interne, ici, au Lycée Descartes en 1917, y passer son baccalauréat en 1924, s’inscrire à l’École de médecine et de pharmacie, où il sera reçu premier au certificat de l’année préparatoire.

Suivant les conseils de son oncle, Max, professeur à Strasbourg, il continue ses études dans cette ville, y soutient sa thèse en 1933 sur Le traitement des ulcères gastro-duodénaux, tout en étant chroniqueur des spectacles, puis de la rubrique médicale au journal Les dernières Nouvelles d’Alsace. Remarqué par le professeur Guillaume Louis, il revient à Tours la même année, devient chef du service de médecine générale de l’hôpital, exerce en ville et enseigne la physiologie à l’École des médecine comme professeur suppléant, puis comme titulaire de la chaire, à l’âge de trente-neuf ans, en 1937. C’est un parcours très brillant car il n’y a pas beaucoup de professeurs titulaires qui sont nommés à trente ans. Il est élu aux élections municipales de 1935, prend les fonctions d’Administrateur de l’hôpital, y crée un service d’assistance médicale dé nuit à domicile, précurseur de S.O.S. médecin. Il épouse, deux ans plus tard, une jeune suisse de vingt-deux ans, Madeleine Lôb, dont il aura deux fils. La période de guerre fut mouvementée. Médecin-chef d’une équipe médicale en Alsace, il est fait prisonnier en juin 1940. Tous les médecins sont libérés, sauf lui dénoncé comme juif. Il réussit à convaincre un allemand de ses fausses origines bretonnes pour revenir à Tours. Il y avait une loi qui interdisait aux gens d’origine israélite d’être fonctionnaire donc son statut de juif lui interdit de retrouver son poste à l’École de médecine et l’exclut de l’hôpital en mai 1941. Il a été mis sur la liste des otages par les Allemands car les grandes personnalités étaient des otages et étaient tuées en représailles si un Allemand était tué à Tours. Il est désigné en tête de la liste des otages en cas de représailles allemandes donc il se réfugie en zone libre à Buzançais. Ses parents sont arrêtés, et lorsque la zone libre est envahie, il franchit, avec sa femme et son premier fils, la frontière suisse, sera retenu dix jours dans un camp d’internement, puis exerce à la faculté de Genève, d’où il enseigne et fait passer des médicaments à la résistance de Savoie.

À la libération, il revient à Tours et il est choisi par Michel Debré pour faire partie des vingt conseillers municipaux désignés par Michel Debré. Il sera réélu et prendra la responsabilité de la Santé et de la Culture.

 

II

Grand Français, décoré de la médaille de la Résistance, Émile Aron devait devenir un grand Doyen.

Il est nommé en 1947. Tours à ce moment-là n’avait pas de faculté mais seulement une école de médecine. On pouvait commencer sa médecine mais à la fin de sa première année, il fallait partir pour aller dans une vraie faculté. Directeur de l’École de médecine, il crée la faculté de médecine de Tours et est élu premier doyen en 1962. Il y enseignera jusqu’en 1980. C’est avec la réforme hospitalo-universitaire décidée en 1960 et sa mise en place les années suivantes, que la faculté prend tout son essor : l’institution du plein-temps à l’hôpital permet aux équipes médicales d’assurer dans le même lieu la triple fonction de soins, de recherche et d’enseignement. Émile Aron y enseignera jusqu’en 1980. En 2000, la faculté de médecine de Tours comptait 1.352 étudiants, avec un étudiant sur deux étudiantes, 94 professeurs titulaires, 35 maîtres de conférence, 79 assistants. Elle a su créer des équipes de réputation internationale : le premier vaccin contre l’hépatite B a été produit à Tours. C’est à Tours qu’on a la chance d’avoir le professeur Gilbert Lelord ici présent qui connaît bien Émile Aron et qui fait partie de l’Académie de médecine et qui a été un de ceux qui ont lutté pour les enfants atteints d’une maladie grave, l’autisme, contre l’école américaine qui avait à ce moment-là, une grande puissance et exigeait des traitements absurdes, mal vécus, et par les mères et par les enfants. M. Lelord a été un des seuls à résister à l’assaut américain. La faculté de médecine de Tours a acquis une renommée internationale en physique nucléaire avec l’utilisation des isotopes et de la nouvelle radiologie, en chirurgie orthopédique, en cardiologie, en hématologie et dans l’approche de l’autisme de l’enfant. Dès 1950, Émile Aron complète cette structure hospitalière par un centre de transfusion sanguine au moment où ces centres n’étaient pas rattachés aux hôpitaux et aux facultés. Ces centres autonomes permettaient de sauver beaucoup de vies humaines. Il a créé un centre de dépistage et de lutte contre le cancer et en 1955, une banque des os, des yeux.

 

III

La carrière académique du Doyen Émile Aron fut aussi longue que productive.

Élu Membre Correspondant National, dans la section de Biologie, en avril 1967 c’est-à-dire à cinquante ans – ce qui était considéré comme très jeune –, il devint Membre titulaire en avril 1979 : il reste donc académicien quarante trois ans parmi nous. Je pense qu’il doit battre les records d’abord parce qu’au XIXème, les académiciens comme tout le monde, mouraient plus jeunes, souvent à soixante ans sauf exception. Il est venu depuis 1979, chaque semaine, à la séance du mardi. Autrefois, c’était difficile de venir. Il partait tôt le matin, il rentrait tard le soir chaque mardi jusqu’à la fin de sa vie. Vous voyez sa fidélité et son attachement à l’Académie. À l’Académie, il a beaucoup travaillé en particulier dans la lutte contre l’alcoolisme. Il était d’abord gastro-entérologue. Il luttait contre la cirrhose, contre la consommation du vin. Nous pouvons citer plus de treize lectures où il traite de ses sujets favoris, la lutte contre l’alcoolisme, le virus de l’hépatite B et la protection par la vaccination, le dépistage du cancer du col, du cancer du colon et du rectum, l’oxygénothérapie, l’histoire de la médecine de Rabelais à Bretonneau, le devoir de santé, la médiation dans les conflits médicaux... il était toujours là pour rappeler que la médecine n’était plus seulement, parisienne mais nationale, que nous ne devions pas nous y enfermer, que, dans la prostitution, telle qu’elle est réglementée en France. Il a travaillé sur la prostitution, en disant que la prostituée était en permanente contravention alors qu’aucune responsabilité n’est reconnue au sexe opposé. Et pourquoi ? Il était en avance sur son temps. Cela montre son ouverture d’esprit qui était celle d’un grand homme très soucieux non seulement de la médecine mais de la santé publique, des soins aux malades, des rapports entre hommes et femmes. Il ne résistait pas de temps en temps, à nous parler de l’histoire de la médecine, par exemple de Rabelais, de Bretonneau. Bretonneau est né ici et a été un très grand médecin du XIXème. Rabelais, je ne sais pas s’il a été un grand médecin mais il a été un grand écrivain. À l’Académie, Émile Aron siégeait toujours au même endroit et vous le reconnaissiez. Il était toujours impeccablement habillé dans un costume, bien coupé, très strict, parfaitement rasé, parfaitement en pleine forme, souriant, affable, connaissant parfaitement le dossier des candidats les jours d’élection et ayant déjà écrit les questions qu’il posera aux orateurs. Il écrivait les questions, les lisait pour ne pas se tromper dans leur énoncé. Il était très attentif à ses gestes académiques. Ce fut un grand académicien qui nous a servi et qui personnellement m’a beaucoup servi. Il m’a toujours fait une confiance totale même à propos des candidats. Il avait beaucoup de style, beaucoup de grandeur. Il n’élevait pas la voix sauf quand il parlait et qu’il voulait exprimer quelque chose. Il avait sa garde rapprochée, deux ou trois académiciens qui dès qu’il arrivait, l’accompagnaient, ne le quittaient pas jusqu’à ce qu’il soit sorti du hall, particulier Emmanuel Cabanis suivi de la fidèle Solange Dion. Je voudrais rendre hommage à la compagne d’Émile Aron qui l’a accompagné durant les quinze dernières années de sa vie et qui lui a pris la main pour prendre le métro, les marches, etc. pendant de longues années.

 

IV

Grand Français, grand Doyen, grand Académicien, Émile Aron fut surtout un grand Humaniste.

Sa culture s’est traduite par deux créations, l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Touraine, qu’il recréée (avant lui n’existait qu’une société) et l’écriture de douze ouvrages. On dit que seul Paris a droit à l’Académie ; c’est faux et cela correspond à des notions historiques erronées. Les académies sont nées en province en même temps qu’à Paris. C’est Louis XIV et Napoléon qui ont centralisé tout. Mais en réalité, bien avant, il y avait des académies très actives, en particulier dans le Midi, à Aix-en-Provence, ici à Tours. Émile Aron a complètement rénové votre académie. Avant lui, c’était plutôt une société savante ; avec lui, c’est devenu une académie qui lie les gens de l’esprit, les poètes, les écrivains, les musiciens et tout au bout, les médecins et les scientifiques et il faut un grand talent pour regrouper ces gens-là, les faire dialoguer car c’est l’avenir de notre humanisme occidental. En plus de la création ce cette académie, il ne cessait pas d’écrire sur Rabelais, Bretonneau, Balzac et Dagobert et la fin des mérovingiens. Pourquoi Dagobert ? C’était à cause d’une chanson contre le roi Dagobert. Lui qui était un socialiste convaincu, qui n’était pas un royaliste, il rétablit la grandeur de Dagobert. Il en a fait un roi actif, jeune, qui a regroupé la mérovingie. Il s’est aussi attaché à deux thèmes, Bergson et le thème de l’alcoolisme et surtout l’absinthe. La diversité des sujets abordés témoigne de l’étendue de sa curiosité.

Torturé par un rhumatisme déformant, Bergson avait dû quitter sa colline du Jura avec une vue sur le lac Léman, pour s’installer à Saint-Cyr sur Loire. Émile Aron le soignera jusqu’à son décès. Entre eux deux, il y a eu un grand dialogue. Émile Aron montre les lettres que lui écrivait Bergson, les livres qu’il lui dédicaçait, la grande intimité intellectuelle qui s’était tissée entre eux. Il faut lire le merveilleux livre de Bergson Le rire. L’évolution créatrice qui est un livre dynamique fait aussi beaucoup intervenir la pensée, l’intuition, la mémoire mais aussi l’évolution créatrice qui se rapproche des choses médicales. Bergson était devenu un grand philosophe français avant la guerre. Il était professeur au Collège de France. Il avait lutté contre cette tendance de la philosophie trop tournée vers les sciences. Il a dit qu’en réalité, l’esprit n’était pas une science, ne faisait pas partie des statistiques, que l’intuition jouait un rôle considérable, que la mémoire, le mouvement jouait un rôle considérable. C’était un jeune normalien qui d’ailleurs faisait partie de la même promotion que Jaurès, Baudrillard. Émile Aron décrira de Bergson, (De l’université renommée à l’oubli immérité) le cheminement intellectuel et montrera toute l’importance de l’essai sur les données immédiates de la conscience, qui devait mettre fin à l’influence de Renan et à ce que la philosophie attendait de la science. Mais aujourd’hui Renan, comme Bergson sont oubliés et la génération de l’après-guerre préférera Sartre, La Nausée au Rire, Situations à L’Évolution créatrice.

Ce n’est pas de nouveau pour lutter contre l’alcoolisme, qu’il n’a cessé de combattre, qu’Émile Aron s’est attaché à La fée verte, l’absinthe. L’absinthe était prise dans une classe très particulière, celle des intellectuels mais ce fut pour lui un prétexte : elle lui permettra, de réaliser une bibliographie, des expositions, de décrire l’histoire de la littérature et de la peinture à la fin du dix neuvième siècle, le dialogue Verlaine-Rimbaud, Cocteau, Colette, la canne de Toulouse-Lautrec qui contenait une petite bouteille d’absinthe, le Thuya, riche en thuyone d’où est extraite l’absinthe, qu’a planté le docteur Gachet sur la tombe de Van Gogh à Auvers-sur-Oise et, la maison Fournaise, à Chatou, le long de la Seine, ou l’absinthe circulait joyeusement entre les impressionnistes et les canotiers. Émile Aron complète la collection par une gravure de Degas, deux tableaux et une sculpture en bronze peint par Picasso en 1904, le verre d’absinthe, avec la cuillère perforée sur laquelle était posé le sucre dissous par l’eau glacée versée lentement et tombant, goutte à goutte, dans l’absinthe verte qui devient opalescent au fond du verre (« Picasso n’abusa pas d’absinthe mais de tabac !). Laissons Émile Aron terminer en concluant, par l’intermédiaire de Saint-Exupéry, en redevenant le sage, le médecin : « Le petit Prince demande au buveur : Pourquoi bois-tu ? Celui-ci répond : pour oublier. Pour oublier quoi ? interroge le buveur. Pour oublier que j’ai honte, avoue le buveur. Honte de quoi ? demande le Petit Prince Honte de boire. » Voyez l’humour et la connaissance extraordinaire d’Émile Aron qui a compris ce mécanisme invraisemblable et torturant qui est l’alcoolisme. Merci de m’avoir écouté.

 

Jacques-Louis Binet.

 

Lire la conférence de Catherine Réault-Crosnier.

Lire l'intervention du Pr. Claude Viel et les échanges avec le public.