12èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 6 août 2010, de 17 h 30 à 19 h

 

Véronique Brient

à la rencontre de la poésie chinoise

Portrait de Véronique Brient par Catherine Réault-Crosnier.

 

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Lire la présentation de Véronique Brient par Catherine Réault-Crosnier

 

La poésie des Dynasties Tang et Song

 

La poésie est la première parole. Voix des mystères et des mystiques, de l’amour ou de la solitude, la poésie chinoise de l’époque Tang et Song est définie comme l’Age d’or de la poésie classique chinoise. Ces œuvres poétiques nous font pénétrer dans l’univers sensible de la Chine où se déploient la pensée philosophique du taoïsme et la spiritualité du bouddhisme chan appelé Zen au Japon. Au cours de cette conférence, je souhaite vous faire découvrir, entendre, ces voix venues d’ailleurs car je pense, plus que jamais elles sont nôtres. Avant d’entrer au cœur de cette poésie, je vais évoquer rapidement ces deux notions, le taoïsme et le bouddhisme Chan afin de mieux saisir ce qui les rapproche et ce qui les différencie, étant toutes deux, deux voies pour appréhender le monde selon l’esprit oriental traditionnel.

Véronique Brient, le 6 août 2010, lors des 12èmes Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes, à Tours.

Véronique Brient

Le taoïsme est l’esprit qui anime le changement cosmique : il est l’éternel devenir, qui, à l’exemple du dragon, symbole prisé des taoïstes, s’enroule sur lui-même. Le Taoïsme repose sur le principe de la dualité qui imprègne tout entier le monde de la manifestation le yin et le yang. Ce sont les deux grandes forces de l’univers dans une égalité et un équilibre parfait. Les forces yin et yang sont totalement interdépendantes, elles ne peuvent exister l’une sans l’autre, elles se complètent mutuellement. L’harmonie de leur interaction, c’est l’état d’immuabilité. Le Dao est l’Esprit même de l’univers. Il est aussi tout à la fois, le chemin à parcourir et son aboutissement, la lumière qui éclaire et qu’en même temps l’on poursuit. Le Dao c’est la transcendance, l’espoir de perfection spirituelle dans le dépouillement.

Le bouddhisme Chan, très proche du taoïsme en bien des points, est fondé d’une combinaison créative entre la pratique bouddhique de la méditation et les conceptions taoïstes de l’univers. Cette spiritualité est une discipline d’une très grande profondeur où l’on ne trie pas les pensées mais les laisse passer, où l’esprit réalise pleinement la paix et la sérénité, car chacun possède en lui ce qu’il faut pour atteindre l’illumination.

Dans l’art taoïste et bouddhiste tout est symbole et chaque symbole une ouverture sur un monde infiniment plus vaste, un monde dépassant l’humain qui le perçoit. Les écrits des poètes Tang et Song à l’image de ces pensées spirituelles et philosophiques visent à saisir la vérité primordiale. Ils transcendent le monde concret et naturel pour devenir une mise en abîme de significations plurielles. La densité poétique de ces textes ne vise pas la transmission d’un contenu intellectuel, mais cherche à instaurer une « sympathie » entre le lecteur et le poète.

En contemplant le mont Tai

L’ancêtre des montagnes, à quoi ressemble-t-il ?
Il divise le Qi et le LU, verdure infinie.
La nature y concentre la grâce divine ;
Aube et crépuscule découpés par le Yang et le Yin.
Des couches de nuages naissent dans mon cœur ému ;
Des oiseaux de retour entrent dans mes regards tendus.
J’atteindrai, un jour, le sommet ultime,
Pour contempler des monts devenus infimes !

Du Fu

Entrer en résonance avec la poésie classique chinoise, c’est explorer l’univers des expériences émotionnelles suscitées par les mots, lire et entendre les zones de silence au cœur des vers poétiques. « Une fleur ouvre ses pétales, et l’univers fleurit avec elle. » Pour éclairer ce qui échappe au raisonnement, la poésie est le meilleur mode d’expression. Elle est une peinture invisible.

Mon pavillon se perd dans les nuages
Et dans la brume.
Seules les eaux qui coulent en bas
Peuvent comprendre
Mon regard éteint, toujours immobile,
Fixant le même point.
Désormais,
Un chagrin nouveau, sans remède,
Pèse sur son cœur.

Li Qingzhao

Li Qingzhao est la plus grande poétesse de l’histoire de la Chine. Aucune autre femme n’a atteint, comme elle, le niveau des « Immortels ». Poétesse si connue et admirée qu’en 1959, lors de sa visite au pavillon commémoratif qui lui est consacré à Shandong, Guo Moruo [écrivain chinois de la période moderne, ainsi qu’homme politique) lui dédia un poème qui se termine ainsi :

De sa solitude cachée dans l’ombre du passé
Vient son nom plein d’éclat
Quel bonheur de donner à lire à la postérité
Un livre qui ne meurt pas.

LI Qingzhao : Œuvres poétiques complètes traduit du chinois par Liang Paichin, Gallimard, Paris, 1977, p. 34.

Dans la pensée chinoise, l’œil de la sapience perçoit les choses dans leur vérité. Il appréhende en elles la vie qui est pure pensée, une en tous ses aspects. L’expérience du Chan, n’est pas étrangère à celle du poète accédant à la « communion silencieuse », saisie de l’essentiel.

Les nuages blancs ne tombent pas comme la pluie.
Mais se dispersent et s’écoulent au-dessus de la source claire.
L’eau de la source s’évapore puis se change à nouveau en nuage.
Dans la profondeur des montagnes [nuages et sources] partagent le même automne.
Sur la falaise là où les cavernes rocheuses sont isolées et froides
Les nuages flottent sans cesse et la source coule à flots.
Mais le dragon caché n’a pas émergé des profondeurs de la mare.
Les oiseaux assoiffés descendent souvent du sommet des arbres.
En réponse les nuages inconscients s’élèvent jusqu’au ciel.
La source refuse de suivre les torrents déchaînés.
Voilà qui plaît au vieux prêtre qui ne veut pas quitter les montagnes.
Il se couche sur les nuages et boit l’eau de source pour terminer ainsi sa vie.

Gao Qi

La poésie chinoise, comme la peinture, confèrent aux écrits une « résonance » particulière où la Nature, l’intériorité du poète s’élèvent vers un Silence cosmique et métaphysique. Selon Laurence Binyon, « l’art d’Extrême-Orient implique t-il que l’artiste s’abîme dans les régions solitaires, sans crainte, avec une joie triomphante. »

Pourquoi vivre au cœur de ces vertes montagnes ?
Je souris, sans répondre, l’esprit tout serein
Tombent les fleurs, coule l’eau, mystérieuse voie…
L’autre monde est là, non celui des humains

Li Bai

Dans l’art traditionnel chinois, la simplicité signifie atteindre le bonheur temporel, mais avec une spontanéité qui rapproche le poète de la perfection. Le poète sait combiner l’extrême intellectualité et la simplicité primordiale. Il enseigne le retour à la nature et en cela se détourne de la raison. Le Tao est l’éternel paradoxe de la Plénitude dans la vacuité.

Le monde d’automne recueille le reste du couchant
Un oiseau vole à la poursuite de sa compagne
Par intermittence chatoie le vert-bleu
La brume du soir, elle, est sans lieu.

Wang Wei

Wang Wei fut poète, écrivain, peintre, musicien et haut fonctionnaire. La nature et le bouddhisme tiennent une place importante dans ses œuvres. Après avoir été un temps gouverneur il préféra le repos et la solitude. Il se retira dans une maison de campagne au milieu d’un pays montagneux, pour y mener une existence contemplative si chère à tant de Lettrés chinois. L’art en Chine montre cette notion primordiale de la culture asiatique : l’image du vide conditionnel. C’est la vacuité comme l’exprime Claudel dans son recueil Connaissance de l’Est, qui « confère à la roue son usage, au luth son harmonie, celle du présent qui comporte toujours la réserve du futur et du passé. » Le mouvement rythmé, dans l’art taoïste, évoque le monde dans sa nature changeante et transitoire, l’impermanence et la fragilité de tout état, de toute situation. Le poème doit révéler le mouvement vital de l’esprit qui saisit le rythme des éléments. Aussi, dans un premier le vers poétique apparaît obscur, car il suggère ce qui est à peine saisissable. C’est le passage du macrocosme ou microcosme ; de l’univers à l’homme dans un mouvement harmonieux mais indicible.

Où s’en est allé le printemps ?
Il est parti, sans bruit, sans route.
Rappelez-le, vous qui connaissez son abri,
Pour qu’il revienne nous tenir compagnie !

N’a-t-il pas laissé trace de son passage ?
Petit loriot jaune, peux-tu m’en informer ?
Mais nul ne peut comprendre tes cent ramages !
Voici la brise qui t’emporte par-dessus les rosiers.

Houang T’sing-kien

L’art chinois exprime une conception particulière de l’univers, une vision de sa totalité avec l’affranchissement de l’homme des liens terrestres. Son inspiration est d’ordre spirituel et métaphysique, il n’a jamais été un art d’imitation. La Chine à la différence de la Grèce, n’a pas conçu le monde comme un objet de représentation. Ce n’est pas à partir de la représentativité, opérant symboliquement, que s’y constitue l’horizon du sens. La voie du Tao ne correspond pas à la voie de l’analogie : elle ne renvoie pas à une autre réalité que sa propre réalité, individuelle et concrète, mais nous détache du caractère particulier, à la fois exclusif et limitatif, dans lequel tendent toujours à se murer l’individuel et le concret.

Le long du chemin, en maints lieux traversés :
Traces de sabots sur le tapis de mousse….
De blancs nuages entourent l’îlot paisible
Derrière les herbes folles, une porte oisive
Contempler, après la pluie, la couleur des pins
Puis attendre, au-delà du mont, la source
Une fleur dans l’eau éveille l’esprit du Chan
Face à face : déjà hors de la parole

Liu Chang-qing

Dans la culture chinoise on considère que le poète n’est pas sur cette terre en étranger, mais c’est un voyageur dont le but est de comprendre les choses alentour et de s’unir à elles. Son rôle est de retranscrire l’Unité de la Création, dont chaque être sensible est un fragment. Aussi, plus la personne est intégrée au Tout, plus elle se sent unie à la vie même, et mieux elle perçoit l’interdépendance et l’interpénétration de toutes choses. La poésie est cette philosophie de la Sérénité. Dans l’art traditionnel de Chine, peinture et poésie décrivent souvent de splendides paysages de montagnes dans lesquelles l’artiste lui-même apparaît. Mais sa présence s’effectue toujours dans l’extrême simplicité et la solitude totale, où seul lui parvient le bruit d’une cascade voilée par d’épais rideaux d’arbres. Mais, en contraste avec les peintures paysagistes, qui souvent évoquent la vision grandiose du sage en contemplation, l’ambiance poétique tend à être plus intimiste.

Assis la nuit dans mon bateau

La pluie a cessé, sur les rives, le paysage est rajeuni
Il fait frais sous le pont, avec un bon petit vent
L’automne, un couple de grue, une barque
Dans la nuit profonde, ils se tiennent compagnie
Au clair de lune.

Bai Juyi

Presque toute la poésie taoïste rappelle le gémissement du vent dans les sapins ou le murmure de la brise dans les bosquets des bambous. La poésie parle souvent du charme simple et paisible, tandis que la peinture tente d’exprimer l’ineffable. Le poème a la douceur d’un songe, il cherche à atteindre la profondeur de la sensibilité. En littérature chinoise pour Cao-Pi, la primauté est accordée au « souffle-esprit ». En 518, Zhong Hong écrivait dans son traité sur la poésie : « les souffles animent les êtres vivants de la nature ; ceux-ci à leur tour inspirent l’homme […]. Son chant est une lumière qui illumine les Trois Génies (Ciel-Terre-Homme) et magnifie les Dix mille Créatures. Il constitue ainsi une offrande aux Esprits […]. Pour bouleverser le Ciel et la Terre, pour émouvoir les Divinités, rien n’égale la poésie. » En vue de cette composition poétique, le rôle principal revient au « yi » (idée-intention-vison-imaginaire). C’est le « yi » qui donne la cohérence et une signification au poème. En 1619, Wang Fu Zhi disait : « Imprégnées du « yi », toutes choses, même les moindres, brumes et nuages, sources et rochers, fleuves et oiseaux, prennent vie et se revêtent de magie. » En fait, le sentiment se déploie comme un paysage, et le paysage, mû par une poussée vitale est doué véritablement de sentiments. De même, le poète passe d’un « moi-présent » vers un état de foncière quiétude où comme résorbé dans la vision, vécue ou contemplée, le moi n’est plus. Le « sentiment », le « paysage », le « moi-présent » et le « moi-absent » se combinent alors avec de multiples nuances en figures poétiques.

Le Vent

Susurre le vent : ombres, fraîcheurs
Purifiant pour moi vallons et bois
Il fouille, près du torrent, la fumée d’un logis
Et porte la brume hors des piliers de montagne

Allant, venant, sans jamais laisser de traces
S’élève, s’apaise, comme mû par un désir
Face au couchant, fleuve et mont se calment :
Pour vous, il éveille le chant des pins.

Wang Bo

À l’instar du vent, le regard du poète, ses vers, portent, vers l’au-delà de la réalité physique, vers l’au-delà de l’existant et participe, comme le Souffle, à la réalisation du monde métaphysique. Le poète reconstruit, par le rythme intérieur du poème, l’univers où il lui est donné de vivre. Il retranscrit l’Unité du Cosmos dont chaque élément sensible est un fragment, dévoilement où apparaissent au cœur du Souffle Vital les forces fondamentales qui instaurent la pensée taoïste. Dans ces vers, le Souffle Vital est la réalité physique et spirituelle qui transporte au-delà des piliers de montagnes, au-delà du réel ; Souffle qui ouvre les portes symboliques de l’univers terrestre vers les limes cosmiques. Le vent, substance « originelle », contient les opposés, les harmonise, relie les entités, le haut et le bas, le spirituel et le physique, réconciliation des contraires en une unité. Par son action transcendante, il met en correspondance le monde intérieur et le monde extérieur, rend compte de l’éclatement du « cours naturel des choses ». Aussi, le poème, à l’instar de la peinture, ne peut être vivant que s’il est habité de ce « souffle vital » dont le « mouvement » se découvre dans le plissé de l’encre poétique et picturale. L’œuvre permet d’entendre respirer l’esprit dans le souffle qui donne vie aux montagnes et aux eaux.

Le public, le 6 août 2010, lors des 12èmes Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes, à Tours.

La poésie chinoise permet à celui qui écoute de sonder à son tour ces mêmes régions d’expérience, de pénétrer dans l’essence des choses. Pourtant, paradoxalement rien n’y est jamais défini avec précision, tout y est suggestion.

Dans mon rêve je croyais retourner
          Au Palais Céleste :
J’entendais l’Empereur des Cieux,
D’une voix douce, attentive, me demander
          Où me menait mon chemin.
« Seigneur, ma route est longue
          Et je regrette
          Que le coucher du soleil soit si proche,
En vain j’ai appris à composer des poèmes :
          Je n’en ai que peu qui surprennent. »
Sur cent mille lieues, le vent se lève,
          Quand Peng, l’oiseau fabuleux,
          Déploie ses ailes.
« Ô vent, ne t’arrête pas,
Souffle ma petite jonque
          Jusqu’aux Trois Monts
          Du pays des Immortels !

Li Qingzhao

L’oiseau Peng dans la pensée chinoise est le symbole de l’élévation céleste, de l’extase suprême. Les Trois Monts évoqués par Li Qingzhao sont les monts taoïstes mythiques : Kunlun, Huangshan et Lushan. Dans l’imaginaire chinois les immortels des origines vivaient dans les montagnes ou sur des îles montagneuses, C’est pourquoi le caractère xian (immortel) est composé de l’idéogramme « montagne » et « homme ». Cette image de l’homme unit à la montagne se retrouve sans cesse dans les œuvres poétiques et picturales traditionnelles. Ainsi, on constate que la poésie chinoise est marquée par ce goût de l’indirect, qui nous déroute ou nous fascine. En fait, bien écrire, en Chine c’est se contenter d’effleurer, en même temps que de ne cesser d’y revenir. Le poème dans son développement n’est fait que de l’enchaînement ininterrompu de ces sinuosités. Cette sinuosité n’est pas gratuite, elle nous donne accès à un « monde » que nous ne saurions atteindre directement et de plain-pied. L’essentiel doit rester implicite : c’est vers lui que tous ces cheminements ne cessent de converger. Ce que veut dire le poète, ne cesse de le motiver pour chercher à le dire. En « flottant » autour de son thème, le poème ne cesse de l’animer. En déployant une succession de phrases – de scènes – le détour « ouvre » progressivement à la réalité. L’enchaînement continu permet de s’en imprégner par touche, de nouer une relation avec elle, d’en épouser le devenir : de l’atteindre dans son intimité et sa prégnance, par là même, d’en éprouver le caractère à la fois infiniment diffus et englobant.

Le printemps

À l’est de la ville le paysage devient beau ;
Le fleuve qui ondoie accueille les bateaux.
Au-delà des saules il fait un froid léger ;
Le printemps ranime les branches d’abricotiers.
Il est peu de plaisir dans la vie passagère.
L’or ou le rire, qu’est-ce que tu préfères ?
J’invite à boire le soleil qui décline,
Qu’il s’attarde au milieu des fleurs qu’il illumine !

Song Qi

Le poète décrit une scène-paysage, (yi-jing) mais l’horizon du sens va au-delà des mots formulés, il invite le lecteur à pénétrer le « monde » sensible, le « sentiment-paysage » ou qing-jing. L’instant est recrée comme émotion et vision. Tout paysage est un regard, tout regard un paysage. Le verbe ne fait plus écran. La poésie chinoise est une poésie de la suggestion, elle éveille la curiosité du lecteur et l’appelle à une participation directe, l’incite à jeter un regard au-delà du texte pour voir par lui-même et percevoir l’ yi-xiang, « l’idée-figure ». C’est ce pouvoir de suggestion qui mène jusqu’au seuil des vastes espaces de l’infini. Les vers poétiques s’apparentent à une marche méditative vers l’élévation. La fluidité des éléments, d’une pensée qui prend conscience du déroulement de l’instant mais également de l’intensité de l’instant présent, conduisent à une perception plus pénétrante du monde. La prosodie vise à intensifier l’éveil de l’homme au monde, à révéler sa lente intériorisation des perceptions cosmiques et spirituelles.

Des étoiles brillent auprès d’îlots de froids nuages.
De la rosée perle au creux de la soucoupe.
Merveille de la fleur, éclose à la pointe d’un rameau.
Mais quand l’orchis se fane, ce n’est plus au jardin que tristesse et vide
Ciel nocturne, qui semble terrasses de jade,
Larges feuilles sur l’étang, si pareilles à de verte monnaie…
Mais le désenchantement ne tient qu’à une robe à danser trop mince,
Et, sur la natte fleurie, au froid dont on se sent gagnée
Brise d’aube, où donc est ta caresse ?
La Grande Ourse, là-haut, déploie la guirlande de ses feux.

Li He

Dans la poésie ou dans la peinture, l’homme ne domine jamais un paysage ; il n’est qu’un détail infime. La montagne et l’eau occupent, elles, une place primordiale, l’une et l’autre suggérant l’immensité et la solitude. Tel ce poème de Wei Zhuang :

Pluie de printemps, abondante
Les berges sont teintes en vert tendre
Frôlant les saules arrive un couple de hérons
Bains et ébats dans la lumière nue….
Rideaux d’azur haut enroulés
Balustrade aux méandres sans fin
Nuages épars, eaux étale, arbres à la brume mêlés
Cœur minuscule, pensée infinie.

Les poèmes introduisent l’idée d’une communion, d’une expérience au-delà de la réalité physique de la nature. De l’examen des choses, l’être passe à l’expérience des choses. Les vers à l’instar du Souffle Vital sont un appel à une métanoïa, un « au-delà de nous », un « au-delà de l’intellect » pour que l’individu s’ouvre à plus grand que lui-même, en lui-même. Cet accomplissement spirituel, est « l’ascension » du monde Terrestre au monde Céleste. Cet instant inaugural est accomplissement, puis perfection, le voile de l’illusion est déchiré et laisse apparaître le Soi comme déjà-là, présence incréée. Le poète, l’homme, à cette écoute du monde, sont dans la « quiescence », le silence parfait, l’état de solitude unifié. Dans cette démarche poétique, le silence est comme conséquence d’un état d’être unifié. L’œuvre est ainsi chargée de force vitale, l’auteur rend l’essence de ce qu’il a vu, ses écrits délivrent l’évanouissement des formes, spectacle du monde et de sa fugacité. L’écrivain s’insère dans le rythme du monde, il retrouve l’aptitude à la simplicité qui vient du cœur, il se fait homme du silence et de l’oralité.

Volute après volute, le bois d’aloès part en fumée.
Croassements de corneilles. La nuit prend fin, c’est l’aube.
Aux anses du bassin, lotus sur les rides de l’eau.
À la taille, une ceinture de jades blancs. Si froids.

Li He

Dans la pensée taoïste, si le langage a ses propres limites, il est néanmoins le « médium » pour exprimer l’élévation de l’esprit poétique chinois ; jamais il n’enferme les éléments dans une réalité syntaxique ou sémantique. La polyvalence grammaticale des idéogrammes, qui peuvent s’employer aussi bien comme un nom que comme un verbe, entraîne une souplesse, une richesse de sens et instaure une polyphonie qui confère aux vers, à l’œuvre, une pluralité de perceptions. Le langage poétique chinois ouvre les possibles de la langue, de l’imaginaire. Il laisse advenir, au cœur de ses caractères, l’infini dans le souffle imperceptible, l’élévation dans les volutes d’une fumée, l’oubli de soi dans le bruissement d’une branche au vent. Pour Mencius, philosophe ayant vécu au IIIe siècle avant J.C., « Une parole vise à féconder, plutôt qu’à persuader ». L’art exerce une action sur l’esprit et l’âme du spectateur ou de l’auditeur, il vise l’effacement de l’ego au profit de l’épanouissement de l’esprit. Poésie de l’intime, esthétique de l’infini elle est également écriture du microcosme, détail de l’instant, telle « la goutte de pluie sur la feuille du bananier » (Li Qinqzhao) que « la chaîne de montagne [qui] s’étend jusqu’au bord de la mer » (Wang Wei). Pour Liu Xie (465-520) dans le traité le plus important de la stylistique traditionnelle chinoise, l’idée de base de la poésie est le « wen » qu’on traduit par littérature. Mais le mot recouvre des sens bien plus étendus. Il désigne à l’origine le signe écrit, puis par extension tout texte composé, puis culture et civilisation. Pour Liu Xie la graphie du « wen » dont le sens est le « signe écrit », fait allusion aux traces rythmiques laissées par des oiseaux. De ces traits harmonieusement croisés, l’homme s’est inspiré pour créer des idéogrammes. Le rythme suggère alors pour Liu Xie la disposition juste des choses, qui du fait des croisements internes qu’elle implique est promise à la transformation. L’idéogramme devient l’image d’une idée réelle ou subjective, le lieu de rencontre de l’esprit de l’homme et de l’esprit du monde. Aussi, pour bien lire un vers chinois, il faut se pénétrer de l’image ou de la pensée qu’il enferme, s’efforcer d’en saisir le trait principal et lui conserver sa force. Les images symboliques, chargées de contenus subjectifs, instaurent une économie de structure mais renforcent l’intensité des propos. Dans l’art traditionnel chinois la profusion des mots était perçue comme un signe d’incompétence.

Pu-sa-man

Ruban d’arbres, tissé de brumes diffuses
Ceintures de montagnes à l’émeraude nostalgie
Le soir pénètre le pavillon :
Quelqu’un s’attriste, là-haut

Vaine attente sur le perron
Les oiseaux se hâtent au retour
Est-il donc voie de retour pour les humains ?
Tant de kiosques le long des routes, de loin en loin…

Li Bai

Dans les vers, comme sur la toile, aucune perspective ne domine une autre, le paysage ne cesse de se renouveler. C’est un « accès continu » à la « nature », à l’émotion. La poésie chinoise est discrète mais concrète, elliptique mais expressive. Sa rhétorique, masquée, permet plusieurs lectures sans dévaloriser la plus simple, au contraire. Cette simplicité permet l’évocation immédiate de l’instant poétique. Ce qui lui donne un caractère concert et instantané. Cette esthétique est bâtie sur une culture de la contemplation, culture du non-moi, de la disponibilité envers le monde.

La tour des hérons

Le soleil baise la montagne
Le fleuve perce la campagne.
Pour voir un paysage plus beau,
Il faut monter encor plus haut.

Wang Zhihuan

L’art en Chine est très souvent motivé par des faits occasionnels. On ne peut le comprendre vraiment que par rapport à ces contextes précis. Aussi, pour bien appréhender la poésie chinoise, il est important de replacer l’œuvre des poètes dans leurs circonstances personnelles et dans leur temps. Ainsi ce poème de Li Bai (Li Bai a été surnommé de son vivant « L’immortel banni du ciel ». Durant sa vie, il n’a eu de cesse d’exprimer sa nostalgie du ciel, d’avoir été obligé de quitter son pays natal.) :

Buvant du vin avec un ami

Face à face nous buvons ; s’ouvrent les fleurs du mont
Une coupe vidée, une autre, et une autre encore…
Ivre, las, je vais dormir ; tu peux t’en aller
Reviens demain, si tu veux, avec ta cithare !

Li Bai est considéré comme le poète le plus romantique de la dynastie Tang. Renommé comme Divin Poète il fait partie des écrivains les plus honorés dans l’histoire de la Littérature en Chine. Environ mille de ses poèmes nous sont parvenus à ce jour. Li Bai est connu pour son imagination extravagante et ses images taoïstes frappantes, mais aussi pour son grand amour de l’alcool. On dit qu’il s’est noyé dans la rivière le Yangzi, étant tombé d’un bateau, titubant en essayant d’embrasser la lune. Malgré ce que la légende raconte les érudits croient que sa mort est le résultat d’empoisonnement par mercure à cause des nombreux élixirs taoïstes de longévité qu’aurait bu le poète. Li Bai fut l’ami d’un autre poète très renommé Du Fu. Ce dernier est l’un des plus grands poètes de la période Tang, il a été appelé « Poète Saint », il a vécu plusieurs années dans une hutte de chaume aux environ de Chengdu, puis à Yuezhou, près des gorges du Yangzi. Il meurt au cours d’un voyage vers la capitale. Grâce à son érudition, à son maniement impeccable de la langue et à un travail minutieux, ses poèmes atteignent une perfection qui n’a encore jamais été égalée. Son œuvre est monumentale. Lors d’une réédition de ses œuvres en 1667, on dénombre 1457 poèmes, consacrés à la nature, à ses amis, ou décrivant sa propre vie ainsi que la situation sociale troublée de son époque, troublée par les rébellions, les guerres, les famines et la misère du peuple. On a connaissance d’au moins deux rencontres entre Du Fu et Li Bai, durant lesquelles les deux poètes ont noué une amitié profonde. Pendant la révolte d’An Lu-shan en 757, Li Bai impliqué dans l’affaire du prince Lin, fut condamné à mort puis au bannissement à Ye-lang, dans une région malsaine du Yunnan (infestée de malaria et de peste). Du Fu, se trouvant alors au Sichuan, craignait pour la vie de son ami. Il écrivit à cette occasion un poème dans lequel il exprime, outre son amitié et son admiration pour Li Bai, sa douleur de voir que le monde haïsse à mort le génie et que les démons jaloux guettent la chute de l’homme valeureux.

En rêvant de Li Bai

La mort me ravit un ami : je ravale mes sanglots
Si la vie m’en sépare, je le pleur sans cesse
Sud du fleuve : terre infestée de fièvres, de pestes
L’homme exilé n’envoie plus de nouvelles…

Tu es apparu dans mon rêve
Sachant combien je pense à toi !
L’âme est-elle vraiment vivante ?
Si longue la route, pleine de périls…

L’ombre surgit : sycomores verts
L’ombre repart : passes obscurcies
Oiseau pris dans un rets sans faille
Comment t’es-tu donc envolé,

La lune errant entre les poutres
Éclaire encore une silhouette….
Sur le fleuve aux vagues puissantes prends bien garde aux monstres marins !

On constate que même dans les écrits de circonstance, les différentes compositions poétiques, il demeure un imaginaire immuable et pérenne que le poète se fait un devoir de perpétuer. La thématique des poèmes est chargée d’associations traditionnelles. Ces thèmes convenus relèvent du subconscient collectif et vont de soi pour tout lecteur chinois. C’est sur ces canevas traditionnels que le poète inscrit ses variations. Une figure imagée est depuis toujours perçue comme quelque chose de non univoque, née de la rencontre du monde crée et de l’esprit humain. En Chine, l’expression poétique fait partie intégrante de l’univers chinois. Les poètes sont ceux qui savent donner à la vie, aux actions et à l’environnement ordinaires des hommes, beauté, noblesse, splendeur. Les grands poètes ouvrent de nouveaux horizons à l’intelligence. Ils expriment les choses les plus impénétrables : le sens intime de toutes choses, la conscience la plus profonde de la Nature, la vérité qui révèle le sens de l’existence. Leurs œuvres donne à voir l’à peine visible, donne à saisir l’imperceptible, permettent de comprendre le non-manifeste en scrutant les signes du mystère. L’harmonie poétique est le résultat d’un dépassement de la pluralité des impressions, où les mots deviennent musique, où la perception se fait compréhension, l’écoute entendement de l’indicible.

En entendant les insectes

En cette nuit interminable, j’entends grésiller les insectes
Le ciel d’automne est sombre, menaçant de pluie
De crainte que je ne m’endorme et oublie un instant ma tristesse
Le bruit change, il se rapproche de mon lit.

Bai Juyi

La pensée taoïste et le bouddhisme chan exacerbés dans la poésie des périodes Tang et Song, éveillent les sens pour accéder à la vraie connaissance.

Debout au bord de l’étang

Quand l’eau est basse, le poisson se fait rare
L’aigrette est affamée
Anxieuse, elle écarquille les yeux
Et guette le poisson

À la voir, on dirait qu’elle se repose
Mais elle est inquiète

Comme il est difficile de distinguer
L’aspect extérieur des sentiments profonds !

Bai Juyi

Être poète en Chine c’est se faire peintre des mots, c’est comme l’exprime le peintre Shitao « Par le moyen de l’Unique Trait de Pinceau, […] restituer en miniatures une entité plus grande sans rien en perdre. » De son pinceau le poète va, alors, « jusqu’à la racine des choses ».

 

Véronique BRIENT

 

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