23èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 6 août 2021, de 17 h 30 à 19 h

 

Spectacle de poésie : « Le rêve »

Dessn à l'encre de Chine de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le spectacle de poésie sur Le rêve.

 

Lire la présentation de cette Rencontre.

 

À travers « Le rêve », nous allons donc partir sur la trace de nombreux écrivains en lien avec ce thème si souvent mis à l’honneur par les poètes de mille et une manières comme si nous nous référions aux mille et une nuits car le rêve s’exprime à l’infini et ne semble jamais devoir finir.

Partons sur les traces de Charles d’Orléans (1394 – 1465), Marceline Desbordes-Valmore (1786 – 1859, Victor Hugo (1802 – 1885), Gérard de Nerval (1808 – 1855), Edgar Poe (1809 – 1849), Théophile Gautier (1811 – 1872), Leconte de Lisle (1818 – 1894), François Coppée, (1842 – 1908), Stéphane Mallarmé (1842 – 1898), Charles Cros (1842 – 1898), Paul Verlaine (1844 – 1896), Maurice Rollinat (1846 – 1903), Arthur Rimbaud (1854 – 1891), Jean Moréas (1856 – 1910), Maurice Maeterlinck (1862 – 1949), Robert Desnos (1900 – 1945), Jules Supervielle (1884 – 1960) et tant d’autres…

Une partie du public lors de la Rencontre littéraire dans le jardin des Prébendes, du 6 août 2021, consacrée au rêve.

Une partie du public.

 

– Charles d’Orléans (1394 – 1465) dont le père Louis d’Orléans, est le frère cadet du roi Charles VI, s’est marié avec Isabelle de France. À treize ans, il devient duc d’Orléans et de Valois. À la bataille d’Azincourt, il est retrouvé vivant parmi les morts et fait prisonnier par les anglais (1415). Il est resté vingt-cinq ans en captivité mais il était bien traité dans l’attente d’une rançon importante. Poète lyrique, il passera beaucoup de temps à méditer sur son sort et à écrire. Il a composé environ 656 poèmes dont principalement 123 ballades, 89 chansons, 4 caroles (chansons à danser), 435 rondeaux… Son rondeau 72 porte l’empreinte du rêve car il se donne des ailes.

Quand je me mettrai à voler,
Me sentant porté sur des ailes,
Mon bien-être sera si grand
Que je crains de prendre l’essor.

Malgré de beaux cris et des leurres,
Mon cap sera le vent plaisant,
Quand je me mettrai à voler,
Me sentant porté sur des ailes,

Il m’a fallu garder la cage
Longtemps ; j’en aurai terminé,
À la vue du temps doux et clair ;
On devra me pardonner,
Quand je me mettrai à voler.

(Charles d’Orléans, En la forêt de longue attente et autres poèmes, Poésie Gallimard, p. 249)

 

– Marceline Desbordes-Valmore (1786 – 1859) est une des rares femmes poètes, reconnue à son époque. Abîmée par sa vie de couple, elle a beaucoup exprimé ses espoirs, ses douleurs, ses souffrances. Elle s’est réfugiée dans l’amour de ses enfants et la poésie. Victor Hugo l’a réhabilitée et a affirmé son talent. N’oublions pas qu’elle fait aussi preuve d’une grande sensibilité, liberté et inventivité. Elle s’évade de la vie cruelle par le rêve comme dans son poème si connu, « Les Roses de Saadi ». Elle nous rappelle dans une vision combien la vie peut laisser trace de souffrance et s’effriter comme les pétales se dispersent au vent.

LES ROSES DE SAADI

J’ai voulu, ce matin, te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.

Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.

La vague en a paru rouge et comme enflammée :
Ce soir ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

(Marceline Desbordes-Valmore, Poésies inédites, p. 15)

 

Cette femme poète peut aller encore plus loin, dans un ailleurs en lien avec le cosmos :

LE NID SOLITAIRE.

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché.

Moi, je veux du silence, il y va de ma vie ;
Et je m’enferme où rien, plus rien ne m’a suivie ;
Et de son nid étroit d’où nul sanglot ne sort,
J’entends courir le siècle à côté de mon sort.

Le siècle qui s’enfuit grondant devant nos portes,
Entraînant dans son cours comme des algues mortes
Les noms ensanglantés, les vœux, les vains serments,
Les bouquets purs, noués de noms doux et charmants.

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché !

(Marceline Desbordes-Valmore, Poésies inédites, p. 57)

 

– Victor Hugo (1802 – 1885), grand romantique, l’un des plus grands auteurs de langue française, est un écrivain engagé dans la vie de son temps mais il laisse aussi son esprit vagabonder ailleurs par exemple dans ce poème écrit à Jersey en septembre 1855 :

APPARITION

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;
Son vol éblouissant apaisait la tempête,
Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
– Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?
Lui dis-je. Il répondit : – Je viens prendre ton âme.
Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;
Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras
– Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras.
Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombre assiège
S’éteignait… – Si tu prends mon âme, m’écriai-je,
Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.
Il se taisait toujours. – O passant du ciel bleu,
Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ?
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit : – Je suis l’amour.
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes.

(Victor Hugo, Les Contemplations, II, pp. 147 et 148)

 

– Gérard de Nerval (1808 – 1855) aime les ambiances de brume. Il exprime le rêve avec art, même à travers une image réelle comme dans son poème très connu sur le jardin du Luxembourg à Paris où il associe le concret à l’empreinte vaporeuse d’une femme, reflet d’un monde disparu.

UNE ALLÉE DU LUXEMBOURG

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
A la main une fleur qui brille,
A la bouche un refrain nouveau.

C’est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait ;
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !…

Mais non, – ma jeunesse est finie…
Adieu, doux rayon qui m’as lui, –
Parfum, jeune fille, harmonie…
Le bonheur passait, – il a fui !

(Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Tome 6, Poésies, 1877, p. 291)

 

– Edgar Poe (1809 – 1849), poète à l’imagination débordante et fantastique peut sortir complètement de la réalité pour rêver comme dans son poème si connu « Le corbeau ». Plusieurs auteurs français ont traduit ses poèmes et les ont fait connaître au public. Stéphane Mallarmé a choisi de les traduire en prose pour rester près du texte :

UN RÊVE

En des visions de la sombre nuit, j’ai bien rêvé de joie défunte, – mais voici qu’un rêve, tout éveillé de vie et de lumière m’a laissé le cœur brisé.

Ah ! qu’est-ce qui n’est pas un rêve de jour pour celui dont les yeux portent sur les choses d’alentour un éclat retourné au passé ?

Ce rêve béni, ce rêve béni, pendant que grondait le monde entier, m’a réjoui comme un cher rayon guidant un esprit solitaire.

Oui, quoique cette lumière, dans l’orage et la nuit, tremblât comme de loin, que pouvait-il y avoir brillant avec plus de pureté, sous l’astre de jour de Vérité !

(Edgar Poe, Poèmes, traduction de Stéphane Mallarmé, Poésie Gallimard, p. 95)

 

– Maurice Rollinat (1846 – 1903), poète et musicien français du fantastique, a eu l’originalité d’interpréter huit poèmes d’Edgar Poe, à sa manière en poésie classique. Voici cette traduction moins connue mais dynamique d’autant plus que l’auteur a réussi à créer un rythme très vivant par les rimes et les alternances dans chaque strophe avec une double répétition de trois octosyllabes suivies d’un vers de quatre pieds décalé du reste du texte pour bien les souligner son importance :

UN RÊVE

Dans les visions de la nuit,
J’ai rêvé l’espoir qui m’a fui
Au point d’oublier mon ennui,

Et mes alarmes.

Mais le réveil plein de clarté,
De vie et de réalité,
M’a laissé là, l’œil hébété,

Le cœur en larmes !

Rêver éveillé : quels calmants
Et béatifiques moments !
Oh ! ce qu’ils ont d’enivrements

De toutes sortes

Pour le poète infortuné
Qui, dans son œil halluciné,

A le reflet enraciné
Des choses mortes.

Ce songe adorable, tandis
Que hurlaient les vivants maudits,
Ce beau rêve du Paradis

Dans le mystère,

A réchauffé mon cœur chagrin,
Comme un astre doux et serein
Qui guide l’esprit pèlerin

Et solitaire.

Et certes quoiqu’elle tremblât
Si loin, cette lumière-là,
N’avait-elle pas plus d’éclat

Et moins de rides,

Dans l’orage et l’obscurité,
Que l’astre de la vérité
Qui luit dans l’azur détesté,

Des cieux torrides !

(Maurice Rollinat, Fin d’Œuvre, pages 213 à 215)

 

– Alfred de Musset (1810 – 1857) devient écrivain vers 1828-1829. Romantique à l’esprit tourmenté, il est aussi connu pour sa liaison avec George Sand avec laquelle il séjourne en Italie (1833) avant de rompre avec elle, en 1835. Il a aussi été bibliothécaire au ministère de l’Instruction publique. Ses pièces de théâtre ont eu du succès et il a été élu à l’Académie française en 1852. Il sait aussi rêver comme dans ce très long poème dont voici le début :

BALLADE A LA LUNE

C’était, dans la nuit brune,

Sur le clocher jauni,

La lune,

Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre

Promène au bout d’un fil,

Dans l’ombre,

Ta face et ton profil ?

Es-tu l’œil du ciel borgne ?

Quel chérubin caffard

Nous lorgne

Sous ton masque blafard ?

N’es-tu rien qu’une boule ?

Qu’un grand faucheux bien gras

Qui roule

Sans pattes et sans bras ?

Es-tu, je t’en soupçonne,

Le vieux cadran de fer

Qui sonne

L’heure aux damnés d’enfer ?

Sur ton front qui voyage,

Ce soir ont-ils compté

Quel âge

A leur éternité ?

Est-ce un ver qui te ronge

Quand ton disque noirci

S’allonge

En croissant rétréci ?

Qui t’avait éborgnée,

L’autre nuit ? T’étais-tu

Cognée

A quelque arbre pointu ?

Car tu vins, pâle et morne,

Coller sur mes carreaux

Ta corne

A travers les barreaux.

(…).

(Alfred de Musset, Les Contes d’Espagne et d’Italie, pp. 197 à 199)

 

– Théophile Gautier (1811 – 1872) peut s’imprégner de rêve dans sa soif de s’envoler, de partir en voyage à la recherche d’un ailleurs. Il peut aussi à sa manière, vouloir décrocher la lune pour mieux côtoyer le rêve. En 1840, il traverse les Pyrénées pour aller en Espagne. Durant ce voyage, il écrira des poèmes imprégnés de la fraîcheur de sa jeunesse et de son regard admiratif devant la nature :

AU BORD DE LA MER

La lune de ses mains distraites
A laissé choir, du haut de l’air,
Son grand éventail à paillettes
Sur le bleu tapis de la mer.

Pour le ravoir, elle se penche
Et tend son bras argenté,
Mais l’éventail fuit sa main blanche,
Par le flot qui passe emporté.

Au gouffre amer pour te le rendre,
Lune, j’irai bien me jeter,
Si tu voulais du ciel descendre,
Au ciel si je pouvais monter !

(Théophile Gautier, Poésies complètes, tome II, Espagña, p. 156)

 

– Leconte de Lisle (1818 – 1894), poète parnassien, élu à l’Académie française en 1886, reste un créateur peu facile d’accès dans sa recherche de l’austérité et pourtant son message est puissant. Il nous étonne, capte notre attention par la force qui se dégage de ses vers.

LE RÊVE DU JAGUAR

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

(Leconte de Lisle, Poèmes barbares, pp. 215 et 216)

 

– Charles Baudelaire (1821 – 1867), a écrit une œuvre poétique, romantique et dramatique, emplie de son mal d’être. Il aime exprimer le laid, la charogne ou aussi partir dans un passé lointain réel ou imaginaire. Pour exprimer sa soif de rêve, nous aurions pu citer « L’invitation au voyage » ou « La vie antérieure » mais nous avons choisi un poème moins connu « La musique » car il traduit à la fois sa soif d’évasion dans un irréel onirique et son désespoir qui l’habite en profondeur.

LA MUSIQUE

La musique souvent me prend comme une mer !

Vers ma pâle étoile,

Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,

Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés

Comme de la toile,

J’escalade le dos des flots amoncelés

Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions

D’un vaisseau qui souffre ;

Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l’immense gouffre

Me bercent. – D’autres fois, calme plat, grand miroir

De mon désespoir !

(Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, page 192)

 

– Stéphane Mallarmé (1842 – 1898), poète, est l’un des fondateurs du Symbolisme, mouvement littéraire de la fin du 19ème siècle. Avec lui, le visible et l’invisible se côtoient. Il utilise des images mêlant rêve et concret par exemple il peut humaniser la lune, mêler amour et martyr, associer des pensées opposées dans un jeu d’oxymores et laisse chacun les interpréter selon son gré.

APPARITION

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
– C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrant savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un Rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli
Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.

(Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, pp. 11 et 12)

 

Faisons maintenant une pause pour mettre à l’honneur un écrivain qui aborde le rêve :

– Antoine de Saint-Exupéry (1900 – 1944) dans son livre Le Petit Prince, laisse une grande place au rêve en abordant des thèmes forts sans en avoir l’air. Par exemple, il fait parler la rose qui devient l’amie du petit prince. L’auteur nous emporte sur des planètes farfelues pour nous faire passer son message de manière ludique. Il décrit un businessman, la tête dans ses comptes (p. 45), un savant géographe (p. 53), explorateur du monde qui note sans arrêt, tout ce qu’il trouve dans un immense livre… Chacun oublie de revenir sur terre pour partager avec les autres alors le petit prince ne comprend pas pourquoi des gens s’agitent sans cesse car lui, il cherche un ami dans un ailleurs qu’il n’arrive pas à trouver et pourtant il aide les humains qu’il rencontre comme Saint-Exupéry quand son avion tombe en panne dans le désert. À la fin du livre, le petit prince va repartir, s’effacer d’une autre manière. Meurt-il ou part-il vraiment sur une autre planète, celle dont il rêve ? (p. 93)

Dans ce livre, l’écrivain porte trace de rêve par exemple dès les premières pages quand il relate des souvenirs d’enfance à six ans, mêlant réel et imaginaire :

J’ai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de la jungle et, à mon tour, j’ai réussi, avec un crayon de couleur, à tracer mon premier dessin. Mon dessin numéro 1. (…)

J’ai montré mon chef-d’œuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur.

Elles m’ont répondu : « Pourquoi un chapeau ferait-il peur ? »

Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. (…)

Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de côté les dessins des serpents boas ouverts ou fermés, et de m’intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire. (…)

(Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, pp. 9 et 10)

 

– François Coppée (1842 – 1908), poète parnassien français puis réaliste, sait créer avec art, des tableaux de rue intimistes et parler aux plus humbles. Sa poésie garde l’empreinte des sentiments même dans le rêve.

Un rêve de bonheur qui souvent m’accompagne,
C’est d’avoir un logis donnant sur la campagne,
Près des toits, tout au bout du faubourg prolongé,
Où je vivrais ainsi qu’un ouvrier rangé.
C’est là, me semble-t-il, qu’on ferait un bon livre.
En hiver, l’horizon des coteaux blancs de givre ;
En été, le grand ciel et l’air qui sent les bois ;
Et les rares amis, qui viendraient quelquefois
Pour me voir, de très loin, pourraient me reconnaître,
Jouant du flageolet, assis à ma fenêtre.

(François Coppée, Promenades et Intérieurs>, p. 10)

 

– Charles Cros (1842 – 1898), poète et inventeur français, passionné de littérature et de sciences, a adressé à l’Académie des Sciences, un mémoire décrivant le principe d’un appareil de reproduction des sons qu’il a nommé « paléophone ». Il a créé de nombreux appareils de lecture et d’enregistrement. Il a aussi écrit des poèmes imprégnés de rêves surprenants comme dans son livre Le collier de griffes, derniers vers inédits où il est parti très loin, très haut à la recherche d’un autre monde.

INSCRIPTION

Mon âme est comme un ciel sans bornes ;
Elle a des immensités mornes
Et d’innombrables soleils clairs ;
Aussi, malgré le mal, ma vie
De tant de diamants ravie
Se mire au ruisseau de mes vers.

Je dirai donc en ces paroles
Mes visions qu’on croyait folles,
Ma réponse aux mondes lointains
Qui nous adressaient leurs messages,
Eclairs incompris de nos sages
Et qui, lassés, se sont éteints.

Dans ma recherche coutumière
Tous les secrets de la lumière,
Tous les mystères du cerveau,
J’ai tout fouillé, j’ai su tout dire,
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.
(…)

(Charles Cros, Le Collier de griffes, pp. 3 et 4)

 

– Paul Verlaine (1844 – 1896) a écrit en 1875, Art poétique (publié en 1882), œuvre proche de l’esprit du mouvement symboliste mais il garde toujours son originalité. Voici un poème paru vers la fin de sa vie mais reflétant toujours pour lui, l’importance intemporelle du rêve ou plutôt interchangeable dans l’espace temps du passé :

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

(Paul Verlaine, Œuvres complètes, tome I, Poèmes saturniens, p. 15)

 

– Maurice Rollinat (1846 – 1903) a vécu un peu plus de dix ans à Paris où il connut la gloire littéraire dans les salons parisiens et cabarets. Il s’est marié (le 18 janvier 1878), à l’âge de trente-deux ans, avec Marie Sérullaz qui en avait vingt-trois. Les sentiments de Rollinat pour Marie sont indéniables au début de leur mariage même s’ils se sont séparés plus tard. Il parle d’elle et le rêve prend place près de la douceur féminine :

L’ANGE GARDIEN

Archange féminin dont le bel œil, sans trêve,
Miroite en s’embrumant comme un soleil navré,
Apaise le chagrin de mon cœur enfiévré,
Reine de la douceur, du silence et du rêve.

Inspire-moi l’effort qui fait qu’on se relève,
Enseigne le courage à mon corps éploré,
Sauve-moi de l’ennui qui me rend effaré,
Et fourbis mon espoir rouillé comme un vieux glaive.

Rallume à ta gaîté mon pauvre rire éteint ;
Use en moi le vieil homme, et puis, soir et matin,
Laisse-moi t’adorer comme il convient aux anges !

Laisse-moi t’adorer loin du monde moqueur,
Au bercement plaintif de tes regards étranges,
Zéphyrs bleus charriant les parfums de ton cœur !

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 21)

 

– Arthur Rimbaud (1854 – 1891) se passionne pour la poésie dès dix-sept ans, en écrivant Lettres du voyant et arrête d’écrire à vingt-et-un ans après Les Illuminations. Bien sûr, ses poèmes tels « Le bateau ivre » ou « Voyelles » correspondraient au thème du rêve. Son poème sur l’éternité est moins connu mais mérite d’être apprécié, car avec elle, nous nous évadons toujours plus loin.

Elle est retrouvée !
Quoi ? l’éternité.
C’est la mer mêlée

Au soleil.

Mon âme éternelle
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon…

Jamais l’espérance,

Pas d’orietur.

Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,

Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée !
– Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer mêlée

Au soleil.

(Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, p. 34)

 

– Jean Moréas (1856 – 1910) d’origine grec, part dans sa jeunesse à Paris et y reste. De veine symboliste d’expression française, il défend le classicisme. Étonnamment il prétend aussi à la liberté d’écriture dans le rêve dans « Never more », poème alliant concret et élévation vers un ailleurs traversant les frontières de la mort.

NEVER MORE

Le gaz pleure dans la brume,
Le gaz pleure, tel un œil.
– Ah ! prenons, prenons le deuil
De tout cela que nous eûmes.

L’averse bat le bitume,
Telle la lame l’écueil.
– Et l’on lève le cercueil
De tout cela que nous fûmes.

O n’allons pas, pauvre sœur,
Comme un enfant qui s’entête,
Dans l’horreur de la tempête

Rêver encor de douceur,
De douceur et de guirlandes.
– L’hiver fauche sur les landes.

(Jean Moréas, Les Cantilènes, pp. 39 et 40)

 

– Maurice Maeterlinck (1862 – 1949), écrivain franco-belge et poète d’inspiration parnassienne, devient célèbre à Paris par un article d’Octave Mirbeau sur sa pièce de théâtre La Princesse Maleine. Parmi ses livres, citons aussi La vie des fourmis et La vie des abeilles qui contiennent un foisonnement de détails sur ces insectes étonnants. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1911.

Sa pièce de théâtre féérique L’oiseau bleu est un chef d’œuvre, joué à Moscou en 1908 et à Paris en 1911 puis porté à l’écran à la télévision dans une coproduction soviéto-américaine. L’oiseau bleu, est-il l’invisible devenu visible par la magie de l’écrivain ou simple image d’un rêve envoûtant ? À chacun de choisir. Il n’existe pas de vérité absolue comme dans tout rêve. Par exemple, il nous interpelle dans un passage où il met à l’honneur une certaine lumière qui nous permet de voir le monde autrement :

Que c’est beau !... Qu’il fit beau !... On se croirait en plein été… Tiens ! on dirait qu’on s’approche et qu’on va s’occuper de nous…
(…)

LA LUMIÈRE

Tu en verras bien d’autres, à mesure que l’influence du diamant se répandra dans les jardins… On trouve sur la Terre beaucoup plus de Bonheurs qu’on ne croit ; mais la plupart des Hommes ne les découvrent point…

 (Maurice Maeterlinck, L’oiseau bleu, pp. 112 et 113)

 

– Robert Desnos (1900 – 1945) grandit dans un quartier populaire de Paris puis un jour, le virus de la poésie l’a pris et ne l’a plus jamais quitté. Il pouvait même écrire un poème dans la cohue du métro sur son ticket de trajet… Il est mort dans le camp de concentration de Theresienstadt. Il n’a jamais perdu le sens du concret, de la guerre dévastatrice mais il a toujours gardé un espace pour laisser son imagination vagabonder et rêver.

(…) Frémissement des monts et des fondations du château sous l’assaut de l’eau, déplacement de l’étoile, rien ne peut distraire la sirène de sa rêverie en proie à sa propre respiration, dans l’odeur de la violette de la nuit. Monte, monte Océan, roule tes vagues et reflète en les déformant les monstres inscrits dans les constellations (…).

(Robert Desnos, Fortunes, p. 17)

 

– Jules Supervielle (1884 – 1960) né en Uruguay, a ensuite vécu en France. Le rêve est fondamental pour lui. Il garde sa trace, constante majeure de ses écrits. Son onirisme littéraire peut surprendre. Est-il lié à son déracinement natal, à sa soif d’un ailleurs, à une recherche intérieure ? Il choisit souvent de partir dans un autre univers, où la vie n’est pas forcément facile, où les sens en éveil n’arrivent pas à émerger de ses pensées, où tout s’oppose. Peut-être cherche-t-il à retrouver ses origines, la vie d’avant sa vie, hors du temps, ailleurs ? Dans cet extrait de poème, il imagine un univers prophétique ou imaginaire :

RÊVE

Des mains effacent le jour
D’autres s’en prennent à la nuit.
(…)

Quand la fenêtre s’ouvrira
Qui en vivra, qui en mourra ?
Quand le soleil reviendra
Comprendrai-je que c’est lui ?

(Jules Supervielle, Gravitations, p. 152)

 

– Michel Cação nous fait voyager dans les nuages par tous les temps pour flâner dans le rêve :

ROMANTIQUES NUAGES

De longs cortèges souverains
Riche mémoire enveloppée,
Glissent, paisible étrangeté
Aux reflets des courants marins ;

Ces randonneurs infatigables,
Compagnons précieux de nos rêves,
S’étirent et puis s’élèvent,
Sous l’arc en ciel imperturbable ;

Comme des voiliers suggérés,
Dans leurs épais manteaux troublants,
Voyez ! ces nuages fuyants,
Conteurs d’images dérobées ;

Survolant les grands océans
Et les mers d’écumes bleutées,
Géants sur les sommets nacrés,
Ils sont nos songes infiniment.

 

– Catherine Réault-Crosnier a choisi un poème écrit au bord de la mer pour continuer à tracer la route du rêve qui nous permet de nous ressourcer car pour elle, il y a mille et une manières de s’évader du réel pour rencontrer un ailleurs de beauté.

AQUARELLE AUX PATELLES

Ramassées sur la plage de la Govelle,
À Batz-sur-Mer pour devenir
Œuvre d’art dans une aquarelle,
Les patelles sont intégrées
Au va-et-vient de la mer
Dans la mouvance des algues
De cette côte sauvage.

Dans le flou marin,
S’ébauche une barque,
Épave délaissée ou
Image construite par l’imagination,
À chacun de choisir.

Les patelles sont chacune
Finement artistiques
Avec leurs rayures
Mathématiquement disposées
En traces parallèles
Dans des teintes sombres ou claires,
Du noir au marron roux,
Sur fond beige ou jaune pâle.

Espace de rêve,
Le flou nous permet
De vagabonder auprès d’elles,
Dans la douceur marine.

 

Catherine Réault-Crosnier a écrit : « Nous oscillons entre flou et réalité alors n’oublions pas de garder trace du confinement. Là aussi, un espace de rêve a pu aider à mieux vivre comme dans ce poème ». Il l’a réveillée. Elle l’a écrit sans lumière à 4 h 20 du matin, le 23 mars 2020 puis s’est rendormie.

POÈME NOCTURNE

Je ne cherche pas à écrire
Un poème par nuit
Mais depuis plusieurs jours,
Inattendu, il jaillit de mon sommeil.
Issu de mes songes, il me réveille.
Je le note sans lumière et me rendors.
Peut-être réconforte-t-il mon âme ?
Il est soutien du jour, pilier discret,
Remèdes au confinement imposé.

Je ne sais pas pourquoi il s’impose
Mais je saisis chaque nuit, un stylo.
Alors il se transforme en élévation
Vers un monde meilleur
Pour qu’arrive le règne de la paix
Sur terre comme au ciel
Et dans tout l’univers
Et surtout dans le cœur de tous.

La nuit porte conseil, dit le proverbe.

Ce réveil, peut-être est-il un signe ami
Pour me soutenir dans l’adversité ?
Il s’offre comme un bouquet
Où chaque pétale est une pensée
Qui rejoint ma prière
Pour que reviennent la paix des cœurs
Auprès de nous tous.

 

Pour finir, voici un poème en octosyllabes de Catherine Réault-Crosnier sur le rêve. Elle l’a écrit en janvier 2020 d’après une de ses peintures à la cire.

SAVEZ-VOUS ?

Savez-vous que fragilité
Porte message d’éternité ?

Savez-vous que l’oiseau fugace
Peut symboliser joie, bonheur ?

Savez-vous que le visage bleu
Représente le ciel, les nuages ?

Savez-vous que la rose éclose
Reste cadeau, symbole d’amour ?

Savez-vous que les formes abstraites
Peuvent révéler notre pensée ?

Savez-vous que l’imaginaire
Est une force de création ?

Savez-vous que nos secrets, chut !
Peuvent porter trace d’éternité ?

 

En conclusion, gardons toujours soif d’un ailleurs réel ou imaginaire. Le rêve est toujours présent dans la multiplicité des possibilités, comme à travers le message de ces très nombreux poètes.

 

Août 2020 / Mai 2021.

Catherine Réault-Crosnier.

 

 

Bibliographie :

– Charles d’Orléans, En la forêt de longue attente et autres poèmes, Poésie Gallimard, Paris, 2001, 519 pages.

– Marceline Desbordes-Valmore, Poésies inédites publiées par M. Gustave Révilliod, Imprimerie de Jules Fick, Genève, 1860.

– Victor Hugo, Les Contemplations, tome II, Michel Lévy frères, libraires-éditeurs, Paris, 1866, 408 pages.

– Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Tome 6, Poésies, Calmann Lévy éditeur, Paris, 1877, 315 pages.

– Edgar Poe, Poèmes, traduction de Stéphane Mallarmé, Poésie Gallimard, Paris, 1982, 185 pages.

– Maurice Rollinat, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages.

– Alfred de Musset, Les Contes d’Espagne et d’Italie, A. Levavasseur libraire et Urbain Canel libraire, Paris, 1830, 238 pages.

– Théophile Gautier, Poésies complètes, tome II, G. Charpentier et Cie éditeurs, Paris, 1885, 335 pages.

– Leconte de Lisle, Poèmes barbares (édition définitive, revue et considérablement augmentée), Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1889, 363 pages.

– Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal précédées d’une notice de Théophile Gauthier, Michel Lévy frères libraires éditeurs, Paris, 1868, 411 pages.

– Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, Perrin et Cie libraires-éditeurs, Paris, 1893, VIII + 222 pages.

– Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, NRF Gallimard, Paris, 1969, 95 pages.

– François Coppée, Promenades et Intérieurs, Librairie A. Lemerre, Paris, 1920, II + 117 pages.

– Charles Cros, Le Collier de griffes, P.-V. Stock éditeur, Paris, 1908, XIX + 219 pages.

– Paul Verlaine, Œuvres complètes, tome I, Librairie Léon Vanier éditeur, Paris, 1902, 432 pages.

– Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Alliance typographique, Bruxelles, 1873, 53 pages.

– Jean Moréas, Les Cantilènes, Léon Vanier éditeur, Paris, 1886, 147 pages.

– Maurice Maeterlinck, L’oiseau bleu, Fasquelle, Paris, 1956, 175 pages.

– Jules Supervielle, Gravitations précédé de Débarcadères, Poésie Gallimard, Paris, 2001, 219 pages.

– Robert Desnos, Fortunes, Poésie Gallimard, Paris, 2000, 185 pages.