18èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 19 août 2016, de 17 h 30 à 19 h

 

Jacqueline Delpy, poète de la fraternité et de l’universel

(1925 - 2008)

Portrait de Jacqueline Delpy à l'encre de Chine par Catherine Réault-Crosnier.

Lire la présentation de cette Rencontre.

 

Je remercie les enfants de Jacqueline Delpy qui m’ont donné leur accord pour cette rencontre et des éléments biographiques qui m’ont permis de compléter cette conférence. Ils ont aussi choisi quelques poèmes, leurs préférés et je les ai bien sûr inclus. J’ai connu Jacqueline Delpy dans le cadre d’Art et Poésie de Touraine à partir de 1979. J’étais alors étudiante en médecine et membre de cette association depuis deux ans. J’ai pu apprécier sa poésie humaniste, ciselée avec beaucoup de délicatesse de pensée, c’est pourquoi j’ai souhaité lui rendre hommage lors d’une rencontre littéraire dans le jardin des Prébendes.

Une partie du public lors de la Rencontre littéraire du 19 août 2016, dans le jardin des Prébendes à Tours.

Présidente d’Art et Poésie de Touraine en 1983, elle a succédé à Pierre Promeyrat auquel elle a rendu hommage dans la revue d’Art et Poésie de Touraine n° 94 (Automne 1983). Sur la couverture, elle célèbre Louis XI dans un court poème et rappelle qu’il était cousin avec « L’aède Charles d’Orléans ». Parmi les poètes présents dans cette revue, elle a choisi de figurer en dernière page avec un poème « La Méduse » qu’elle traite de manière très originale, l’imaginant « astéroïde », « parachute urticant », « signe étoilé de mon rêve » :

LA MÉDUSE

Petit soleil visqueux sur la plage échoué,
transparente beauté, troublant astéroïde
né de quel univers à la chair translucide
et jeté par le flot sur le sable étonné ;

D’où vient que ton corps mon tout de brun festonné
s’abandonne au néant du littoral languide,
parachute urticant à l’approche perfide
dont l’ombrelle se meurt de son vol erroné ?

La méduse est le signe étoilé de mon rêve
qui comme tout essor amèrement s’achève
sur le sable du temps, soudain défiguré

après avoir dansé sur ma lyre d’artiste…
Et mon rêve est pareil au beau cœlentéré
Refermant à jamais sa bouche d’améthyste.

(Revue Art et Poésie de Touraine, n° 94, p. 28)

(Les cœlentérés sont des animaux qui ont en commun de posséder, sur la surface de leur épiderme, diverses cellules spécialisées dans la capture de leurs proies.)

Découvrons la force de la poésie de Jacqueline Delpy. Elle nous interroge et nous parle à l’impératif pour mieux nous faire participer à sa démarche en amie et dans une soif d’unité dans la diversité et la complémentarité comme aujourd’hui, ici, dans le jardin des Prébendes, cher à Léopold Sédar Senghor, un de ses amis d’écriture :

LECTEUR,

Donne-moi ton vrai nom et deviens mon ami
O tout autre que moi, mais de même mystère,
Je mettrai à ton doigt l’orbite de la terre
Comme un anneau d’hymen. Rien n’est fait à demi
Pour les noces du cœur dont rêvent tous les hommes…
Va, donne-moi ton nom, le ciel est plein des pommes
De ce pommier d’amour et d’or et d’infini !

Nous verrons s’épouser la Science et la Sagesse ;
Leur anneau de silence est lourd de son espoir
Et le mil et le blé croiront que chaque soir
Fiance dans le ciel les grains de leur promesse…

Donne-moi ton vrai nom et deviens mon ami.
Sur l’escalier sans fin de la grand’Connaissance
Nous monterons vers eux, vers leur coexistence
Et jetant ici-bas leur stellaire semence
Nous en éveillerons l’univers endormi.

(Jacqueline Delpy, Route de l’Un, p. 15)

Avec son talent poétique tourné vers l’univers, elle impose le respect en même temps qu’elle sème de doux sourires discrets qui vont droit au cœur. Elle reste avec nous et tous ceux qui l’ont côtoyée de son vivant. L’amitié se construit peu à peu à la manière du Petit Prince de Saint-Exupéry avec le renard et la rose. Cet hommage est donc aussi une manière de la remercier encore et de garder son souvenir au-delà du temps.

 

Partons avec elle, sur la route de sa vie et de ses écrits :

Jacqueline Delpy est née le 1er novembre 1925 à Reims où elle passe son enfance et son adolescence. Elle effectue ses études supérieures à Paris. Diplômée de sciences en Sorbonne, chercheur à l’institut Pasteur, poète, écrivain, mariée en 1948 à Charles Delpy, mère de quatre enfants, Jacqueline Delpy a habité à Fismes, en Marne où elle a présidé et écrit l’éditorial du petit journal hebdomadaire de la ville, La Gazette de Fismes, tout en créant de nombreux poèmes et recueils.

Dans le sonnet « Escale », Jacqueline Delpy parle de complémentarité aussi bien avec son mari, qu’avec tous ses amis et même chaque être humain, transformant nos rivalités en futilités à l’échelle du temps :

ESCALE

Nous entrons dans le cœur des choses
Toi et moi, la main dans la main,
Moi et toi, pour le clair demain
Où mourront les plus viles causes.

Voulaient se suicider les roses
Mais prises d’un regret soudain
Leur éclat de rire mutin
Fit naître la métamorphose…

C’est alors que le cœur des choses
Nous offrit son apothéose
Au parvis de l’éternité :

L’envers des folles apparences
S’illumine de vérité
Où lover enfin notre errance…

(Route de l’Un, p. 33)

Elle peut être considérée comme Tourangelle d’adoption car elle a longtemps vécu en Touraine, région d’origine de son mari, dès la retraite (au 65, allée de la Chesnaie, 37320 Esvres-sur-Indre). Je l’ai côtoyée régulièrement dans le cadre de l’association Art et Poésie de Touraine, lors de moments festifs, réunions poétiques mensuelles, remises des prix de poésie, expositions annuelles dont celles au château de Tours où chaque poète exposait un poème. Je l’ai aussi retrouvée dans d’autres associations littéraires comme par exemple « Les Amis de Maurice Rollinat » dont elle a reçu le prix de poésie pour son recueil Route de l’Un en 1985 puis elle est devenue par la suite, la présidente de ce prix. Elle est toujours restée une amie dans le respect de son talent et de ses responsabilités en Touraine jusqu’à sa mort en 2008.

Son recueil Route de l’Un en vers classiques réguliers témoigne de son questionnement face à un monde souvent inhumain. La force de sa pensée se révèle par une alliance de sensibilité et de grandeur, d’humilité et d’élévation de l’âme. Elle est aussi présente dans la fraternité, le respect et l’amitié dans une dimension mystique et cosmique, dans une vision d’amour universel malgré la cruauté du monde hélas, toujours d’actualité :

ROUTE HUMAINE…

D’Est en Ouest, issus des aurores lointaines
Les hommes s’en allaient en périlleux chemin
Chargés de lourds ballots et de plus lourdes peines
Vendre le fil de soie au fil de leur destin.

Ce brin prodigieux né d’un cocon magique
Raccordait l’Orient à l’Occident brigueur
Du pays de la soie au brouillard atlantique
Fil continu, tout chaud des filières du cœur.

Aujourd’hui, plus de lien et plus de caravane
La tour de pierre voit le temps des assassins
S’ouvrir, plus dangereux que passe bactriane
Loin des himalayas de l’âme… et sans tocsin !

Voici le dragon noir et fou du terrorisme ;
La route de la soie est teinte de son sang.
Des chenilles sans nom, sales de fanatisme
Sur la route du Soi ravagent en rampant.

Le long fil est cassé qui reliait les hommes
Malgré tant de déserts, du Levant au Couchant.
Quelle route tracer, quelles bêtes de somme
Se chargeront enfin d’un faix d’apaisement
Sur l’horizon mouvant où la haine flamboie ?

D’Est en Ouest… C’était la route de la soie.

(Route de l’Un, p. 18)

 

Sous les arcades de l’Espace
Le Temps se courbe et puis s’en va
Écrasant les cœurs sous ses pas.
Quel art pérennise sa trace ?

Que porte-t-elle entre ses flancs
L’urne sonore du poète,
Sont-ce les grains du sel des temps
Qui se bousculent dans la quête
De quelque incorruptible fête ?

(Route de l’Un, p. 19)

Étonnamment, Jacqueline Delpy a eu un parcours scientifique puisqu’elle est diplômée de Sciences en Sorbonne. La poésie a pris place dans sa vie à côté du monde scientifique pour une sorte de complémentarité, pour lui donner un souffle en lien avec le cosmos. Elle a écrit des poèmes de grande qualité. Elle a été présidente d’Art et Poésie de Touraine pendant vingt ans, de 1983 à 2003.

Dans la revue d’Art et Poésie de Touraine qui clôt son parcours de présidence (2003), son poème est situé cette fois-ci, en début de revue. Son titre ? « Dentellière… » que beaucoup d’entre nous se rappelle car elle l’a souvent lu en public et nous ne pouvons pas oublier sa délicatesse et sa lumière rayonnante d’amour semé comme un hymne à la poésie :

DENTELLIÈRE…

Je suis dentellière des mots
Avec mon crochet de lumière
Qui me vient du cœur de la Terre
Ou d’un cœur encor bien plus haut ;

D’un cœur ouvert, d’un cœur qui saigne
Sous le fer qui le transperça…
Un point par ci, un point par là,
Ma main dans la dentelle baigne
Et trace des mots pleins d’amour,
Fleurs semées sous les pas des jours…

Car au sablier des poètes
Il s’écoule un sable de fête
Plus léger que bien des fardeaux.

Je suis dentellière des mots !

(Revue Art et Poésie de Touraine, n°172, p. 3)

Elle a créé le prix de la Vallée des Rois, qui couronnait chaque année, un poète d’excellence. À ses côtés, son mari, Charles Delpy, était toujours présent jusqu’à sa mort, le 27 août 2003. Il a notamment contribué à la réalisation et à la gestion de la revue « Art et Poésie de Touraine ».

Jacqueline Delpy a continué d’écrire et de publier ses poèmes. Deux fois lauréate de l’Académie française, pour Création. La Sève et l’Écorce (1961) et pour Paroles d’ailleurs (1967) (http://www.academie-francaise.fr/jacqueline-delpy), elle a aussi reçu de nombreux autres prix et distinctions en particulier :

– Prix de la Presse Poétique de la Société des Poètes Français (1983) ;
– Prix de poésie Maurice Rollinat (1985) ;
– Prix littéraire du pays de Neuf Brisach pour Parole (1998) ;
– Prix de poésie Flammes Vives pour Cosmopoèmes (1998) ;
– Grand Prix Féminin de Poésie de la Société des Poètes Français (Prix Marceline Desbordes Valmore) ;
– Médaille de vermeil de la ville de Paris ;
– Chevalier de l’Ordre National des Arts et des Lettres (1997).

Dans le cadre de l’association des Amis de Maurice Rollinat, Jacqueline Delpy a été primée pour son recueil de trente-quatre poèmes classiques, Route de l’Un. Elle a été présentée par M. Pierre Espil, prix Maurice Rollinat 1952 et spécialiste de Francis Jammes. (Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 24, p. 21 à 26). Les principales caractéristiques du style poétique de cette lauréate sont réunies dans ce recueil : union du lyrisme et de la rigueur du chercheur scientifique dans une vision épique et cosmique, union de la philosophie et du mysticisme dans une soif d’Amour universel et d’Unité. Jacqueline Delpy sait rester concise et précise et pourtant elle peut aussi partir dans des élans lamartiniens ou symboliques. Comme exemple de ces caractéristiques, nous pouvons citer le début du poème :

C’EST TOUJOURS UN PEU NOËL…

C’est encore un peu Noël.
Il reste encore un lambeau d’étoile
Sur le corps sec et sans voile
De l’hiver qui frappe au ciel.

Qui frappe… et qui frappe encore
Aux portes de l’inconnu.
(…)

(Route de l’Un, p. 21)

Comme Maurice Rollinat, Jacqueline Delpy sait aussi allier la beauté de la nature à l’émerveillement, de l’infiniment petit à l’immensément grand. Elle y ajoute des trouvailles et des notes lamartiniennes de rêve blessé :

PRISME

C’est une toile d’araignée
Dans la lumière du soleil
Laquelle y est écartelée
En mille morceaux d’arc-en-ciel…

C’est une dentelle de vie
De soie et de ténacité
Sciant doucement la clarté
En une palette infinie.

Ma toile intime où vit mon feu
Se tisse d’universalisme
Et décompose en son fol prisme
La douce lumière de Dieu.

Je rêve qu’elle s’ensoleille
Comme cette fragilité
Qui fait aux lèvres de l’été,
D’une blessure, une merveille !

(Route de l’Un, p. 41)

Jacqueline Delpy a participé à de nombreuses anthologies de poésie et a publié vingt recueils de poèmes (consultables à la BnF) et quelques mini-recueils. Citons en particulier 2001, la Poésie ! (édition H. Pinson, Les Sables-d’Olonne, 52 pages), L’Amour fantôme (Fismes, 1974, 62 pages), Apocalypse (Cahiers de la Pensée Française, Saint-Etienne, 1978, 14 pages), L’Arbre du septième jour (éditions Floralies, Paris, 1962, 48 pages), Les Cris de la terre (éditions de Jeunesse, Bordeaux, 1960, 20 pages)…

Les titres à eux seuls, traduisent déjà l’intensité de sa recherche en lien avec l’humanité entière et l’univers.

Jacqueline Delpy a eu l’occasion de bien connaître l’Afrique et les Africains. En effet, son mari, ingénieur en sucrerie, travailla durant deux ans en Côte d’Ivoire (de 1979 à 1981) et elle l’accompagna. Elle a ressenti « la richesse aux multiples facettes (…) des peuples noirs. » (Tome 14 des Mémoires de l’Académie de Touraine, p. 10) Elle publie alors un recueil de poèmes Fruits d’Ivoire, inspiré de son séjour et adressé à Léopold Sédar Senghor. Il lui avait en particulier répondu : « J’y ai goûté, tout particulièrement, la symbiose que vous avez réalisée entre l’Afrique noire et vous. (…). » (id., p. 11).

De 2000 à 2006, pendant le Printemps des Poètes, elle a participé chaque année, aux « Murs de poésie de Tours » qui réunissaient des poètes de Touraine, de France et du monde entier. Ces poèmes sont consultables sur notre site www.crcrosnier.fr. Pour cette exposition de quinze jours où chaque poète donnait un poème par an pour qu’il soit affiché, elle avait choisi :

– en 2000, « Noces… », preuve de son attachement à la Touraine et à son fleuve ;
– en 2001, « S.O.S. », témoignage de son engagement contre l’égoïsme, les vices et la guerre ;
– en 2002, « L’euro », pour rester dans l’actualité et le concret des changements monétaires ;
– en 2003, « Le Seul », expression de sa soif d’idéal ;
– en 2004, « Quête… », imprégné de sa recherche de Dieu ;
– en 2005, « Soif », pour nous montrer que l’homme n’a pas seulement besoin de concret mais aussi de vérité ;
– en 2006, « Caillou », poème de l’humilité et de la fragilité de la condition humaine dans une quête mystique d’absolu.

Laissons-nous imprégner de ces poèmes qui ne peuvent laisser indifférents car Jacqueline Delpy nous interpelle sur des sujets fondamentaux en des vers classiques de grande envergure :

NOCES...

Le Danube dit à la Loire :
« Voulez-vous, Belle, m’épouser ?
Nous irons, sur le monde usé,
Semer une nouvelle Histoire.

Nos enfants seront des pays
Unis en maisons fraternelles,
Nourris d’un pain d’aube éternelle
Et forts d’un vin jamais suri.

Vous, douce écharpe de la France
Et moi, miroir de huit États,
Nous appellerons en nos bras
Pour leur infuser l’espérance
Tous les peuples de l’avenir.
Beaucoup sont encore un peu myopes
Mais pour leur brillant devenir
Nous ferons à nous deux… l’EUROPE ! »

 

S.O.S.

Au secours ! Le monde est malade
La haine a verrouillé les cœurs
Les êtres sont en débandade
Ne croyant plus à quelque Ailleurs…

Où sont les sages de la terre
Aux larges mains d’apaisement ?
Le désamour et la misère
Pleurent en leur hymen sanglant.

Pourtant, il est une survie
Pour le navire ballotté
Serait-ce pas la Poésie
Route de verticalité ?

La poésie est un prodige
En ce monde sombre et pervers ;
Fleur des grands sommets, sur sa tige
Elle provoque l’Univers !

On veut la railler, voire en rire,
Mais qui pourra trouver la clé
D’un Futur guéri du délire,
Sinon le poète inspiré ?

 

L’EURO

Lorsque l’EURO parut au bout de chaque branche
D’un arbre de Noël prometteur de Destin,
Rondelles étonnées au seuil d’un neuf matin
Et peut-être escomptant un éternel dimanche,

Lorsque l’EURO parut, monnaie en pâmoison
Devant le monde fou, sorcier de sa Finance,
A-t-il pensé semer la Paix et l’Espérance
Par-delà toute bourse ? Où donc est la Raison
Qui devrait le sacrer « Pièce de Renaissance » ?

 

LE SEUL

Il fut le plus grand des Poètes
Qu’ignorèrent ses lendemains ;
Sa lyre était le cœur humain,
Son regard ouvrait une Fête.

Sa voix était le Verbe en fleur,
Le Verbe-roi, le Verbe-ivresse,
Le Verbe où vibrait la Promesse
D’un Amour absolu, sans peur.

Il était le divin Rhapsode
Aux mots-pépites de soleil,
Aux mots-talismans de l’Éveil,
Mots-viatiques de tout exode.

Sa lyre était le cœur humain
Dont il jouait dans les tempêtes,
Apaisant douleurs et requêtes,
Désespoirs et tremblantes mains,
Donnant Tout à la Terre en quête !…
----------------------------------------
Je sais… qu’Il fut le Seul Poète.

 

QUÊTE…

À travers le désert des âges
Les hommes vont, le sable aux yeux,
À la folle conquête d’un dieu
Dont ils ont rêvé le Visage.

Titubant sur le sol brûlant
Ils ont les pieds lourds de souffrance
Mais leur cœur est plein d’espérance
Et leur front se lève en tremblant.

À travers le désert des âges
Les hommes vont, le sable aux yeux…

Silice, farine de Dieu
Pour le Pain de la Connaissance ?

(Extrait de Imploration)

 

SOIF

En la complexité du monde
Folle entre ses deux infinis
L’inextinguible soif, profonde,
Brûle les hommes tout petits.
La soif de ces chasseurs de rêve

Situés entre Rien et Tout,
La soif de rien, la soif de tout
Qui ne connaît aucune trêve,
Cette soif les fait sans repos
Au cœur d’humaines nébuleuses ;
Cosmique amas de chair et d’os
Criant par-delà les « en-haut »,
Quête du Vrai sans oripeaux,
Sa Soif de choses merveilleuses !

(Extrait de Imploration)

 

CAILLOU…

Au bord flou de la voie lactée
La terre est un humble caillou
Se riant de notre orgueil fou
Et de nos folles assemblées.

Un caillou cherchant son chemin
En la cosmique sarabande…
Or, il a fallu qu’il prétende
À quelque fabuleux destin :

Porter l’Homme et sa suffisance
Du berceau jusqu’à son cercueil
Tout en assumant le grand deuil
Qu’il peut semer en abondance.

Caillou flottant, caillou banal,
Qui pourtant vit naître un Messie
Comme arbitre entre Bien et Mal…

Toi que chante la Poésie !

(Le Palais des Possibles, p. 15)

 

Après ce bain de poésie, repartons sur la route de Jacqueline Delpy. Membre de l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Touraine, elle a présenté le 12 janvier 2001, une conférence sur Léopold Sédar Senghor « À travers quelques lettres, l’Homme et sa Poésie » (Mémoires de l’Académie de Touraine, tome 14, 2001, pages 9 à 18). Elle était proche de l’état d’esprit de Léopold Sédar Senghor, « le premier agrégé de Grammaire de l’Université française originaire d’Afrique » (id., p. 10) qui voulait affirmer sa négritude sans renier le continent des blancs, à la recherche d’une complémentarité pour l’enrichissement de chacun dans la différence. Pour Senghor (professeur au lycée Descartes de Tours durant trois ans, de 1935 à 1938), sa négritude, terme qu’il a créé, est essentielle. C’est concrètement sa peau, ses origines, sa couleur qu’il veut défendre par la force de sa pensée poétique et philosophique. Jacqueline Delpy et Léopold Sédar Senghor sont en recherche d’un trait d’union entre ces deux continents, l’Europe et l’Afrique. Tous deux ont soif d’unité. Il est donc normal qu’ils soient devenus amis en poésie.

Jacqueline Delpy nous montre alors avec délicatesse, l’influence de la Touraine sur Léopold Sédar Senghor, nommé professeur au lycée Descartes (pour la rentrée scolaire 1935), avant même son arrivée, en avion quand il admire les « flocons d’étoiles sur la mer Atlantique. » (id., p. 10)

Jacqueline Delpy était bien placée pour lui rendre hommage puisqu’ils ont entretenu longtemps une correspondance par courrier, sur la négritude, le respect de la différence, la soif d’absolu, leur place dans l’univers et bien sûr l’amitié dans le vrai sens du terme. Il avait d’ailleurs accepté de faire partie du comité d’honneur de la revue d’Art et Poésie de Touraine sous sa présidence.

Tous deux sont conscients du drame des guerres même s’ils gardent confiance dans l’avenir. Tous deux admirent le philosophe Pierre Teilhard de Chardin (1881 – 1955) (id., p. 14), le poète contemporain Pierre Emmanuel (1916 – 1984) et le romancier de renommée internationale Paul Coelho (1947 – ), de grands écrivains à la recherche de la compréhension des hommes et du monde (id., p. 15), dans une soif de connaissances, d’ouverture au monde entier, des noirs comme des blancs, pour le règne d’un esprit universel vers l’Absolu (id., p. 18).

Dans une poésie d’excellence où l’intensité des sentiments et le questionnement sur nos vies sont omniprésents, Jacqueline Delpy cisèle ses vers sur des sujets du monde actuel dans une soif de philosophie et de sagesse à la manière de Pierre Teilhard de Chardin, (prêtre jésuite français, chercheur paléontologue et philosophe) dont les écrits étaient pour elle, une route à suivre.

Dans son recueil Cosmopoèmes (1998) dont le titre à lui seul, est expression de l’union de la poésie à tout l’univers, Jacqueline Delpy se rapproche aussi de Pierre Teilhard de Chardin. Dans « Croissant de lune », elle brode l’alliance des mots au-delà de la vie et de la mort, présence dans le temps et l’espace :

CROISSANT DE LUNE

Une virgule sur la nuit,
Page noire où dorment les rêves
Scintille entre deux phrases brèves :
Naissance et Mort… et tout est dit.

Mais non, tout n’est pas dit, mon âme
Et nous te ferons un séjour
Où tout ne sera plus qu’amour,
Où tout ne sera plus que flamme !

Déjà, le bananier du ciel
Offre ce fruit d’un or cosmique…
Nous pèlerons sa peau magique
Pour goûter son suc immortel !

(Cosmopoèmes, p. 11)

Pierre Teilhard de Chardin avait la notion d’être une infime particule de vie parmi « un milliard d’hommes, – ou simplement dans une foule… » (Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, p. 246), dans un monde en perpétuel devenir et transformation. Jacqueline Delpy rejoint ce philosophe en s’associant à une « virgule sur la nuit » près du bananier du ciel, symbole du soleil, apportant « l’or cosmique ».

Proche de tout être humain quelque soit sa race, sa culture, sa couleur de peau, ses origines, Jacqueline Delpy sème en poésie, des messages pour parler au cœur des hommes, sans omettre la dimension mystique avec par exemple « Comme une cathédrale » et « Flamme » :

Comme une cathédrale en fleur
Je veux construire un grand Poème
Avec d’indicibles phonèmes
Au son des battements de cœurs,
De tous les cœurs en symphonie
Unis par-delà les refus ;
Et s’ouvrira, douce harmonie,
Chassant tous les pouvoirs perclus,
Le règne de la Poésie !

(Les Noces fabuleuses, p. 11)

 

FLAMME

Excusez-moi si je prends feu
Aux étincelles de ce monde,
Je me dis que la terre est ronde
Et que cela veut dire Nœud ;

Excusez si je m’émerveille
Devant les grâces d’ici-bas
Et si je m’insurge en pourchas
Contre le monstre qui s’éveille…

Si j’incline à fraterniser
Par-delà les peaux et les castes ;
J’aime… et n’étale d’autre faste
Que celui de diviniser

Ce pauvre petit grain d’argile
Où nous osons notre chemin…
J’écoute germer mon demain
Plus improbable et plus fragile ;

Mais mon âme est le seul enjeu
De la surhumaine entreprise
Que seul, l’amour immortalise…
Cœurs, venez que je vous attise,
Excusez-moi… si je prends feu !

(Route de l’Un, p. 39)

 

Jacqueline Delpy se rapproche aussi d’une certaine manière de Paul Coelho dont elle appréciait la démarche de quête mystique, de chemin initiatique. Dans les livres Le pèlerin de Compostelle ou Le Zahir de Paul Coelho, l’auteur réfléchit sur les deux grands problèmes de l’homme, « savoir quand commencer » et « savoir quand s’arrêter. » (Le Zahir, p. 44) sur notre route où nous marchons pour « entrer en contact avec des gens » (id., p. 44) et « découvrir que L’univers parlait un langage qui s’adresse à l’individu » (id., p. 44).

Jacqueline Delpy se sentait aussi proche de Pierre Emmanuel. Tous deux ont une même quête, celle d’une alliance de l’être humain, homme et femme en lien avec tout l’univers. Jacqueline Delpy ne manque pas de citer la lune, le soleil, les étoiles parsemées au fil de ses poèmes et aussi la terre des hommes. Pierre Emmanuel rejoint sa quête universelle comme dans cet extrait de son poème « Hymne à l’homme et femme » : « Ces regards en arc-en-ciel qui se rejoignent Sont le levant et le couchant du même jour Qui flambe à n’en pas finir dans le solstice. » (http://www.poemes.co/hymne-a-l039homme-et-femme.html)

Jacqueline Delpy est sensible à la détresse du monde et veut témoigner de la cruauté humaine pour rendre hommage aux enfants innocents morts par la folie guerrière des hommes :

LES ENCRIERS D’ORADOUR
(sous une vitrine, rescapés de l’école brûlée)

Dans une crypte d’Oradour
Au champ des morts nourri de haine
Les encriers blancs de la peine
S’alignent, orphelins des cours.

Sous la vitrine du carnage
Ils offrent aux passants leur œil
Plein d’ombre et de l’horrible deuil
D’une humanité en naufrage.

Où sont les petits écoliers
Qui cherchaient en eux leur graphie ?
N’y trouvèrent que barbarie
Encre violette et cœurs brûlés !

Près des ruines de leur école
Souviens-toi, passant, des clameurs
Du monstre innommable et vainqueur
Et des innocents qu’il s’immole.

Les encriers blancs d’Oradour
Sont bouches à jamais ouvertes
Pour crier à l’homme la perte
De son honneur… fils de l’Amour.

(L’Anthologie des Deux SièclesFlorilège 2000, Les dossiers d’Aquitaine, p. 12)

 

Certains des poèmes lus ont été choisis par les enfants de Jacqueline Delpy, en particulier « Clin d’âme » et « Sauver le monde… ».

CLIN D’ÂME…

Je tiens à vous faire un clin d’âme
Poètes de tous les pays,
Moi qui ne suis qu’une humble femme
Dont la lyre pousse un long cri.

Je tiens à vous faire un clin d’âme
Frères humains, petits, héros,
Avec ma dentelle de mots
Qui veut vous livrer à leur flamme ;

La Poésie est un dictame
Qui peut adoucir tous vos maux
Et vous emporter au plus haut…
Oyez ! Je vous fais un clin d’âme !

(Jacqueline Delpy, Le Palais des possibles, p. 22)

Ce texte très émouvant en dehors de tout contexte temporel, s’adresse à tous, petits et grands. Son cri du cœur « Frères humains » est proche de François Villon dans son « L’Épitaphe de Villon » ou « Ballade des pendus » qui commence ainsi :

L’ÉPITAPHE DE VILLON

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cuers contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous povres avez,
Dieu en aura plus tost de vous mercis. (…)

(François Villon, Poésies diverses, XIV, p. 269)

 

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis. (…)

 

 

Dans son poème d’actualité « Sauver le monde… », Jacqueline Delpy part en croisade pour nous demander de réagir vite, de faire face aux « délires de haine », tout en gardant traces d’espoir comme le souligne son dernier vers :

SAUVER LE MONDE…

Vite ! Il nous faut sauver le monde
Poètes de tous les pays,
Car la blessure est trop profonde
Et l’angoisse y a fait son nid.

Les hommes sont pris de délire,
De haine et d’infernaux projets,
Mais il est des cordes de lyre
Qui sont des liens anti-rejets.

S’est fermé le cœur de la Rose
Devant l’urgence de l’Amour ;
Place à la grand’Métamorphose
D’où pourra poindre un Autre jour !

Vite ! Il nous faut sauver le monde
Qui creuse aujourd’hui son tombeau,
Poètes, fraternelle ronde,
Pour qu’y naisse un Homme nouveau.

Si ce miracle peut fleurir
La Rose pourra se rouvrir.

(Jacqueline Delpy, Les noces fabuleuses, p. 13)

 

Conclusion :

À la recherche de l’excellence, Jacqueline Delpy traduit avec des mots, sa soif de la connaissance de l’autre différent de nous-mêmes dans le respect de l’identité de chacun, en particulier noirs et blancs. Poète de l’intime et de l’universel, elle a voulu que la flamme de la poésie soit chemin mystique en quête d’une présence divine de la Création, pour rester au service de la beauté, d’une réflexion profonde hors de la toute-puissance néfaste de la société de consommation à outrance vers une vision globale du monde, dans le respect des plus pauvres, en toute humilité. Oui, Jacqueline Delpy, par son chemin de route vers un ailleurs de paix, peut être considérée comme poète de l’universel.

 

Février/mai 2016

Catherine Réault-Crosnier

 

 

Bibliographie :

– Jacqueline Delpy, Route de l’Un, Éditions Henri Pinson, Les Sables-d’Olonne, 1987, 65 pages.
– Jacqueline Delpy, Cosmopoèmes, Collection « Flammes vives », 1999, 23 pages.
– Jacqueline Delpy, Les Noces fabuleuses, éditions Les Poètes français, Paris, 2002, 52 pages.
– Jacqueline Delpy, Le Palais des possibles, Les Presses Littéraires, 66240 Saint-Estève, 2004, 61 pages.
– Jacqueline Delpy, « Léopold Sédar Senghor à travers quelques lettres, l’Homme et sa Poésie », Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Touraine, tome 14, 2001, pages 9 à 18.

– L’Anthologie des deux sièclesFlorilège 2000, Les dossiers d’Aquitaine, 1999, 349 pages.

– Paul Coelho, Le Zahir, éditions France Loisirs, Paris, 2005, 364 pages.
– Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, éditions France Loisirs, Paris, 1990, 343 pages.
– Villon, Poésies complètes, Le Livre de poche, 1972, 333 pages.

– Revue Art et Poésie de Touraine, n° 94 (automne 1983).
– Revue Art et Poésie de Touraine, n° 172 (printemps 2003).
– Pierre Espil, remise du prix de poésie Maurice Rollinat 1985 à Jacqueline Delpy, Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 24, année 1985.

 

http://www.crcrosnier.fr
http://www.academie-francaise.fr/jacqueline-delpy
data.bnf.fr/11899442/jacqueline_delpy
https://www.leslibraires.fr/personne/jacqueline-delpy/60787/
Pierre Emmanuel, poèmes, http://www.poemes.co/hymne-a-l039homme-et-femme.html
http://ecrits-vains.com/projecteurs/delpy.html