17èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 14 août 2015, de 17 h 30 à 19 h

 

Spectacle de poésie « Les yeux »

Poèmes lus à plusieurs voix avec Michel Caçao à la guitare

Kiosque à musique du jardin des Prébendes dessiné à l'encre de Chine par Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de cette rencontre.

 

Les yeux ont de tout temps, inspiré les poètes. Ils sont le point de départ d’un contact, le miroir de nos sentiments, le reflet de notre conscience. Il y a mille et un regards comme il y a mille et une nuits. Les yeux nous entraînent hors des sentiers battus, dans un univers de rêve, d’espoir, d’amitié. Ils sont à eux seuls, un langage hors des mots et les poètes n’ont jamais fini de les mettre à l’honneur.

Les lecteurs lors du spectacle de poésie sur Les Yeux, dans le cadre des Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes, à Tours, le 14 août 2015.

 

1 – Christine de Pisan (1364 – 1430) est considérée comme la première femme de France à avoir vécu de sa plume. Philosophe, poète de naissance italienne (Venise), elle surprend par son érudition. Veuve et démunie, elle composa des traités de politique, de philosophie et des recueils de poésie dont un Ditié de Jeanne d’Arc, Cent ballades d’amant et de dame et La Cité des dames. L’œil peut lui servir à voir par avance son ami comme dans ce rondel :

Il ne me tarde que lundi viengne,
Car mon ami doy veoir lors.
Afin qu’entre mes bras le tiengne.
Il me tarde que lundi viengne

Si lui pri qu’il lui en souviengne,
Car pour veoir son gentil corps,
Il me tarde que lundi viengne.

(Un Carteron de Balades, p. 66)

 

2 – Maurice Scève (1503 ou 1504 ? – 1564), contemporain de Marot et de Ronsard, fut admiré de son temps. Apprécié par Marguerite de Navarre, il vit sous le règne d’Henri II. Il écrit avec grâce et savoir. Il traduit son chagrin d’amour avec abondance de larmes :

CCCCXVI

Et l’influence, et l’aspect de tes yeulx
Durent tousjours sans revolution
Plus fixément, que les Poles des Cieulx.
Car eulx tendantz a dissolution
Ne veulent voir que ma confusion,
(…)

(Œuvres poétiques complètes, Delie, p. 143)

 

3 – Joachim du Bellay (1522 – 1560), poète de La Pléiade, contemporain de Ronsard, ardent défenseur de la langue française, a recherché une poésie d’excellence, souvent plus pessimiste et intimiste que celle de Ronsard. Les yeux ont la première place, dans ce poème extrait des Jeux Rustiques :

Fille, qui m’es plus cher que mes yeux,
Helas, pourquoy t’ont faict naistre les cieux
Soubs un tel siecle ? ou pourquoy si durable
Ai-je vescu, pour te veoir miserable ?
Helas, fault-il que ce beau chef doré,
Ces deux beaux yeux, ce pourpre coloré,
Ce front, ce nez, ceste bouche divine,
Et ce beau corps, qui des Dieux estoit digne,
Soit le butin, non point d’un courtisan,
Mais d’un faquin ou d’un pauvre artisan ?

(Divers Jeux rustiques, pp. 179 et 180)

 

4°-°Louise Labé (vers 1524 – 1566), contemporaine de Ronsard, a fait l’éloge du corps humain dont les yeux dans son poème « Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté » :

Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté,
Petits jardins pleins de fleurs amoureuses
Où sont d’Amour les flèches dangereuses,
Tant à vous voir mon œil s’est arrêté !

Ô cœur félon, ô rude cruauté,
Tant tu me tiens de façons rigoureuses,
Tant j’ai coulé de larmes langoureuses,
Sentant l’ardeur de mon cœur tourmenté !

Doncques, mes yeux, tant de plaisir avez,
Tant de bons tours par ces yeux recevez ;
Mais toi, mon cœur, plus les vois s’y complaire,

Plus tu languis, plus en as de souci.
Or devinez si je suis aise aussi,
Sentant mon œil être à mon cœur contraire.

(Louise Labé, Œuvres poétiques, p. 119)

 

5 – Marc Papillon de Lasphrise (1555 – 1599) : Hardi capitaine aux audaces amoureuses, poète baroque, il allie un ton vif, animé à une franchise de parole. Il a été réhabilité par Prosper Blanchemain et au XXe siècle par Gérard Delaisement, membre de l’Académie de Touraine, qui lui a consacré un livre Marc Papillon de Lasphrise, poète de Touraine. Les yeux de ce poète lui ont servi à admirer sa bien-aimée. Il clame sa tristesse et sa volonté de la revoir encore :

J’ay veu les belles fleurs du Prin-temps desirable,
J’ay veu le Ciel paré des flambeaux lumineux,
J’ay veu calmer la mer, j’ay veu l’or précieux,
J’ay veu du Dieu guerrier l’ordonnance aggreable,

J’ay veu du Delein le bel œil favorable,
J’ay veu des grands Palais le front audacieux,
J’ay veu les champs, les bois, les monts delicieux,
J’ay veu gazouiller l’eau d’un ruisseau delectable,

J’ay veu le bled cresté ondoyamment baisser,
J’ay veu l’humble Venus son Adon caresser,
J’ay veu le bal sacré des huict Sœurs de Thalie,

J’ay veu le bien, l’honneur, la douceur, la santé,
J’ay veu le plaisant fruict de chere nouveauté,
Mais je n’ay veu beau, comme ma fiere Amie.

(Les premieres œuvres poetiques du Capitaine Lasphrise, p. 9)

 

6 – Pierre de Marbeuf (1596 – 1645) : Ce poète baroque écrit avec une aisance gracieuse qui attire le lecteur. Sa dextérité dans des formes difficiles, donne un attrait supplémentaire à ses vers. À cette époque où une partie du corps était souvent mise à l’honneur (comme dans les blasons), il nous présente l’œil comme un anatomiste détaillant chaque partie, comme un mathématicien utilisant le rond, le carré, le droit et le travers, comme un philosophe englobant l’œil dans la lumière de l’amour corporel pour une vision universelle avant de terminer par un clin d’œil à sa bien-aimée, Marie :

L’ANATHOMIE DE L’ŒIL

L’œil est dans un chasteau que ceignent les frontières
De ce petit valon clos de deux boulevars :
Il a pour pont-levis les mouvantes paupières,
Le cil pour garde-corps, les sourcils pour rempars.

Il comprend trois humeurs, l’aqueuse, la vitrée,
Et celle de cristal qui nage entre les deux :
Mais ce corps délicat ne peut souffrir l’entrée
A cela que nature a fait de nébuleux.

Six tuniques tenant nostre œil en consistance,
L’empêchent de glisser parmy ses mouvemens,
Et les tendons poreux apportent la substance
Qui le garde, et nourrit tous ses compartimens.

Quatre muscles sont droits, et deux autres obliques,
Communiquans à l’œil sa prompte agilité,
Mais par la liaison qui joint les nerfs optiques,
Il est ferme toujours dans sa mobilité.

Bref l’œil mesurant tout d’une mesme mesure,
A soy mesme inconneu, connoit tout l’univers,
Et conçoit dans l’enclos de sa ronde figure
Le rond et le carré, le droit et le travers.

Toutesfois ce flambeau qui conduit nostre vie,
De l’obscur de ce corps emprunte sa clarté :
Nous serons donc ce corps, vous serez l’œil, Marie,
Qui prenez de l’impur vostre pure beauté.

(Recueil des vers de Mr de Marbeuf, pp. 95 et 96)

 

7 – Georges de Scudéry (1601 – 1667) ce poète classique, rival malheureux de Corneille, membre de l’Académie française, consacre une strophe à chaque partie du corps dont les yeux, reflets de ses états d’âme :

 

(…)

Parlez mes yeux, malgré la haine

Que témoigne pour moi cet objet glorieux :

Et pour faire finir ma peine,

Quand vous verrez cette inhumaine

Parlez mes yeux.

(…)

(Poésies nouvelles, in France Loisirs, p. 43)

 

8 – Jean- Pierre Claris de Florian (1755 – 1794) est le petit-neveu de Voltaire. Ses fables alliant élégance et moralité, rivalisent avec celles de La Fontaine. Dans « L’aveugle et le paralytique », il tire une sentence de l’entraide :

L’AVEUGLE ET LE PARALYTIQUE

Aidons-nous mutuellement,

La charge des malheurs en sera plus légère ;

Le bien que l’on fait à son frère

Pour le mal que l’on souffre est un soulagement.

Confucius l’a dit ; suivons tous sa doctrine.

Pour la persuader aux peuples de la Chine,

Il leur contait le trait suivant.

Dans une ville de l’Asie

Il existait deux malheureux,

L’un perclus, l’autre aveugle, et pauvres tous les deux.

Ils demandaient au Ciel de terminer leur vie ;

Mais leurs cris étaient superflus,

Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,

Couché sur un grabat dans la place publique,

Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.

L’aveugle, à qui tout pouvait nuire,

Était sans guide, sans soutien,

Sans avoir même un pauvre chien

Pour l’aimer et pour le conduire.

Un certain jour, il arriva

Que l’aveugle à tâtons, au détour d’une rue,

Près du malade se trouva ;

Il entendit ses cris, son âme en fut émue.

Il n’est tel que les malheureux

Pour se plaindre les uns les autres.

« J’ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres :

Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.

– Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,

Que je ne puis faire un seul pas ;

Vous-même vous n’y voyez pas :

A quoi nous servirait d’unir notre misère ?

– A quoi ? répond l’aveugle ; écoutez. A nous deux

Nous possédons le bien à chacun nécessaire :

J’ai des jambes, et vous des yeux.

Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide ;

Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ;

Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.

Ainsi, sans que jamais notre amitié décide

Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,

Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »

(Fables, pp. 68 et 69)

 

9 – Marceline Desbordes-Valmore (1786 – 1859), poète de talent reconnu par Lamartine, Vigny, Victor Hugo, Baudelaire, exprime la délicatesse, la légèreté en même temps que l’impossibilité d’échapper au destin. Elle est morte dans la misère et la solitude. Ses yeux sont des messagers qui en disent long sur sa vie comme dans son poème « Les roses » dont voici des extraits :

LES ROSES

L’air était pur, la nuit régnait sans voiles ;
Elle riait du dépit de l’amour ;
Il aime l’ombre ; et le feu des étoiles,
En scintillant, formait un nouveau jour.

(…)

O ma mère ! On eût dit qu’une fête aux campagnes,
Dans cette belle nuit, se célébrait tout bas ;
On eût dit que de loin mes plus chères compagnes
Murmuraient des chansons pour attirer mes pas.
(…)

Je m’endormis… Ne grondez pas, ma mère !
Dans notre enclos qui pouvait pénétrer ?
Moutons et chiens, tout venait de rentrer.

Et j’avais vu Daphnis passer avec son père.
(…)

Je m’endormis. Mais l’image, enhardie,
Au bruit de l’eau, se glissa dans mon cœur :
Le chant des bois, leur vague mélodie,
En la berçant, fait rêver la pudeur.

(…)

Calme, les yeux fermés, je me sentais sourire ;
Des songes, prêts à fuir, je retenais l’essor ;
Mais las de voltiger, (ma mère, j’en soupire),
Ils disparurent tous… Un seul me trouble encor !

Un seul ! – Je vis Daphnis franchissant la clairière ;

Son ombre s’approcha de mon sein palpitant ;

C’était une ombre ; et j’avais peur, pourtant :

Mais le sommeil enchaînait ma paupière.

Doucement, doucement, il m’appela deux fois ;

J’allais crier, j’étais tremblante ;

Je sentis sur ma bouche une rose brûlante ;

Et la frayeur m’ôta la voix.

Depuis ce temps… ne grondez pas, ma mère !

Daphnis, qui chaque soir passait avec son père,
Daphnis me suit partout, pensif et curieux ;
O ma mère ! il a vu mon rêve dans mes yeux !

(Poésies de Mme Desbordes-Valmore, pp. 22 à 24)

 

10 – Alfred de Vigny (1797 – 1863) traduit la solennité du romantisme dans « La mort du loup » d’expression grandiose. Le loup ne comprend pas pourquoi les hommes s’acharnent à vouloir le tuer. Messagers de sa pensée, ses yeux sont l’expression de ses sentiments.

LA MORT DU LOUP

I

Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions, sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les Loups voyageurs que nous avions traqués.
(…)

Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit, sous nos yeux,
Quand le maitre revient, les lévriers joyeux,
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
(…)

Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang,
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche.
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

 

II (…)

 

III

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
(…)

A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
(…) »

(Les Destinées, pp. 95 à 101)

 

11 – Laissons maintenant notre rossignol, Anne Maillet, chanter des airs mettant en scène les yeux :

– « Si vous l’aviez compris » du compositeur italien, Denza Luigi (1846 – 1922) et du parolier Stéphan Bordèse (1847 – 1919)

– « Maître Patelin » du compositeur François Bazin (1816 – 1878) et du parolier Leuven (1800 – 1884) et S. Langlé (1741 – 1807)

– « Sérénata », une chanson du compositeur Enrico Toselli (1883 – 1926) et du parolier Pierre d’Amor (poète, 1863 – 1931).

 

12 – Victor Hugo (1802 – 1885) : Ce géant de la littérature à l’œuvre immense, évolue du classicisme au lyrique, des thèmes graves à l’émotion, des thèmes mystiques (comme dans La Légende des Siècles) à d’autres historiques. Sa poésie est basée sur l’expérience, le rêve, la puissance d’expression. Il sait nous montrer la force d’un regard plus puissant que mille mots quand, dans La Légende des siècles, l’œil de Dieu hante en permanence, où qu’il soit, la conscience de Caïn :

LA CONSCIENCE

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’œil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière
Et Caïn dit : « Cet œil me regarde toujours ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Énos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « O mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit : « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

(La Légende des Siècles, pp. 12 à 14)

 

13 – PAUSE DEVINETTES SUR LES YEUX :

Avant de continuer, faisons une pause avec ce jeu de colin-maillard où les mots sont à découvrir, et vous allez nous donner votre réponse.

- Si vous cherchez des expressions littéraires, prenez le Larousse et jetez-y un coup d’œil.
- Quand vous êtes en bonne santé, vous avez bon pied, bon œil.
- Quand on est étonné, on lève les yeux au ciel.
- Quand quelqu’un vous frappe, on peut avoir l’œil au beurre noir.
- Une fenêtre ronde sous les toits, ne voit pas et pourtant on l’appelle un œil de bœuf.
- Quand on ne voit que d’un œil, on peut avoir un œil de verre.
- Quand on a quelque chose gratuitement, on l’a à l’œil.
- Quand on fait quelque chose sans pour cela payer, on le fait pour ses beaux yeux.
- Si vous avez une vue très fine et voyez tout, vous avez certainement un œil de lynx.
- Si vous voulez obtenir quelque chose de quelqu’un, n’hésitez pas à lui faire les yeux doux.
- Si vous voulez quelque chose tout de suite, vous le voulez en un clin d’œil.
- Si vous avez un cal aux pieds, même si ce n’est pas une période de chasse, vous avez peut-être un œil de perdrix.
- Quelqu’un qui ne voit pas les méchancetés qu’on lui fait, se met un bandeau devant les yeux.
- Quand on veut attirer l’attention de quelqu’un, on peut lui faire de l’œil.
- Si vous avez vraiment confiance, vous pouvez acheter les yeux fermés.
- Si vous avez une très bonne vision, vous avez certainement des yeux de chat.
- Hélas, le cas contraire peut vous arriver, vous avez alors des yeux de taupe.
- Ne vous attendrissez pas sinon vous aurez la larme à l’œil.
- Si vous évaluez facilement les distances, vous avez certainement le compas dans l’œil.
- Si vous louchez et êtes une femme, on peut vous dire que vous avez une coquetterie dans l’œil.
- Quand on estime approximativement quelque chose, on peut l’estimer à vue d’œil.
- Si vous regardez une femme avec beaucoup de tendresse, ne lui volez pas dans les plumes mais vous pouvez la couver des yeux.
- Quand c’est évident, il n’y a qu’une solution : ça crève les yeux !
- Quand on fusille du regard, on a des yeux comme une mitraillette.
- Quand on fait quelque chose discrètement, on le fait du coin de l’œil.
- Si vous avez envie de pleurer, vous avez la larme à l’œil et retenez-vous car vous pourriez fondre en larmes.
- Êtes-vous bien attentif ? Oui, alors gardez l’œil ouvert.
- Quand on donne l’illusion, on lance de la poudre aux yeux.
- Si on se méfie, on peut dire : « Mon œil ! »

 

14 – Gérard de Nerval (1808 – 1855) est un poète de la délicatesse, de la légèreté, d’un univers vaporeux, presque irréel près d’idées lancinantes comme dans son sonnet « Le point noir » rivé à la fixité de l’œil :

LE POINT NOIR

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon œil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire !

Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !
Oh ! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur ! –
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

(Œuvres, Petits châteaux de Bohême, Odelettes, p. 22)

 

15 – Alfred de Musset (1810 – 1857), membre de l’Académie française (1852), a été vite oublié après sa mort pourtant il sait traduire avec dextérité et émotion, la douleur. Dans l’élégie, « Lucie », il se rappelle sa bien-aimée, morte jeune. Ses yeux restent omniprésents, nostalgiques, miroir des sentiments :

LUCIE

(…)
Je regardais Lucie. – Elle était pâle et blonde.
Jamais deux yeux plus doux n’ont du ciel le plus pur
Sondé la profondeur, et réfléchi l’azur.
(…)

Je regardai rêver son front triste et charmant,
(…)

La lune, se levant dans un ciel sans nuage,
D’un long réseau d’argent tout-à-coup l’inonda.
Elle vit dans mes yeux resplendit son image ;
Son sourire semblait d’un ange ; elle chanta.
(…)

Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire
Dans tes soupirs divins, nés de l’air qu’il respire,
Tristes comme son cœur et doux comme sa voix ?
On surprend un regard, une larme qui coule ;
Le reste est un mystère ignoré de la foule,
Comme celui des flots, de la nuit et des bois !
(…)

(Poésies nouvelles, p. 325)

 

16 – Théophile Gautier (1811 – 1872), écrivain du XIXe, critique, conteur fantastique, ce poète parnassien et romantique, est aussi un chantre de la beauté dans Émaux et Camées (1852). Chroniqueur d’art, il défend la théorie de « l’art pour l’art » dans la dernière partie de sa vie. Les yeux à l’image de ses pensées, sont œuvres d’art et de poésie.

CÆRULEI OCULI

Une femme mystérieuse,
Dont la beauté trouble mes sens,
Se tient debout, silencieuse,
Au bord des flots retentissants.

Ses yeux, où le ciel se reflète,
Mêlent à leur azur amer,
Qu’étoile une humide paillette,
Les teintes glauques de la mer.

Dans les langueurs de leurs prunelles,
Une grâce triste sourit ;
Les pleurs mouillent les étincelles
Et la lumière les attendrit ;

Et leurs cils comme des mouettes
Qui rasent le flot aplani,
Palpitent, ailes inquiètes,
Sur leur azur indéfini.
(…)

Un pouvoir magique m’entraîne
Vers l’abîme de ce regard,
Comme au sein des eaux la sirène
Attirait Harald Harfagar.
(…)

(Émaux et Camées, pp. 55 et 56)

 

A DEUX BEAUX YEUX

Vous avez un regard singulier et charmant ;
Comme la lune au fond du lac qui la reflète,
Votre prunelle, où brille une humide paillette,
Au coin de vos doux yeux roule languissamment ;

Ils semblent avoir pris ses feux au diamant ;
Ils sont de plus belle eau qu’une perle parfaite,
Et vos grands cils émus, de leur aile inquiète,
Ne voit qu’à demi leur vif rayonnement.

Mille petits amours, à leur miroir de flamme,
Se viennent regarder et s’y trouvent plus beaux,
Et les désirs y vont rallumer leurs flambeaux.

Ils sont si transparents, qu’ils laissent voir votre âme,
Comme une fleur céleste au calice idéal
Que l’on apercevrait à travers un cristal.

(La comédie de la mort, pp. 337 et 338)

 

17 – Charles Baudelaire (1821 – 1867), poète romantique, annonciateur du symbolisme, a aimé les chats aux yeux fascinants dont leur regard pénètre le nôtre :

LE CHAT

(…)
Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime
Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,

Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.

(Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, p. 71)

 

18 – Sully Prudhomme (1839 – 1907), orphelin très tôt, eut une enfance triste puis une carrière scientifique contre sa volonté avant de s’affirmer poète de talent dans son recueil Stances et poèmes, qui reflète bien son style souvent triste, empli de mal d’être. Dans son poème « Les yeux », sa délicatesse, sa fragilité, son désespoir côtoient l’image finale émouvante près de la mort, réminiscence de celle de ses parents qu’il espère revoir.

LES YEUX

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux,
Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours,
Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh ! qu’ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n’est pas possible !
Ils se sont tournés quelque part
Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.

(Poésies, 1865-1866, pp. 42 et 43)

 

19 – Maurice Rollinat (1846 – 1903), poète et musicien du fantastique, a souvent décrit les yeux pour faire passer son message d’amour, d’angoisse, d’espoir de lumière, de tristesse, de sombre désespoir. Dans un style très dynamique et musical, il nous fascine et nous emporte dans un autre univers.

LES YEUX BLEUS

Tes yeux bleus comme deux bluets
Me suivaient dans l’herbe fanée
Et près du lac aux joncs fluets
Où la brise désordonnée
Venait danser des menuets.

Chère Ange, tu diminuais
Les ombres de ma destinée,
Lorsque vers moi tu remuais
Tes yeux bleus.

Mes spleens, tu les atténuais,
Et ma vie était moins damnée
A cette époque fortunée
Où dans l’âme, à frissons muets,
Tendrement tu m’insinuais
Tes yeux bleus !

(Les Névroses, p. 33)

 

Dans l’acrostiche suivant, Maurice Rollinat revoit toujours les yeux de sa femme, Marie Sérullaz, lumière dans ses ténèbres :

LES ÉTOILES BLEUES

Au creux de mon abîme où se perd toute sonde,
Maintenant, jour et nuit, je vois luire deux yeux,
Amoureux élixirs de la flamme et de l’onde,
Reflets changeants du spleen et de l’azur des cieux.

Ils sont trop singuliers pour être de ce monde,
Et pourtant ces yeux fiers, tristes et nébuleux,
Sans cesse en me dardant leur lumière profonde
Exhalent des regards qui sont des baisers bleus.

Rien ne vaut pour mon cœur ces yeux pleins de tendresse
Uniquement chargés d’abreuver mes ennuis :
Lampes de ma douleur, phares de ma détresse,

Les yeux qui sont pour moi l’étoile au fond d’un puits,
Adorables falots mystiques et funèbres
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres.

(Les Névroses, p. 32)

 

Maurice Rollinat, poète du fantastique, nous ensorcèle, nous emporte dans l’univers magique des yeux. Les regards parlent alors mieux que les mots ; ils nous confient leurs secrets. Ils sont les messagers des non-dits.

LES YEUX

Partout je les évoque et partout je les vois,
Ces yeux ensorceleurs si mortellement tristes.
Oh ! comme ils défiaient tout l’art des coloristes,
Eux qui mimaient sans geste et qui parlaient sans voix !

Yeux lascifs, et pourtant si noyés dans l’extase,
Si friands de lointain, si fous d’obscurité !
Ils s’ouvraient lentement, et, pleins d’étrangeté,
Brillaient comme à travers une invisible gaze.

Confident familier de leurs moindres regards,
J’y lisais des refus, des vœux et des demandes ;
Bleus comme des saphirs, longs comme des amandes,
Ils devenaient parfois horriblement hagards.

Tantôt se reculant d’un million de lieues,
Tantôt se rapprochant jusqu’à rôder sur vous,
Ils étaient tour à tour inquiétants et doux :
Et moi, je suis hanté par ces prunelles bleues !

Quels vers de troubadours, quels chants de ménestrels,
Quels pages chuchoteurs d’exquises babioles,
Quels doigts pinceurs de luths ou gratteurs de violes
Ont célébré des yeux aussi surnaturels !

Ils savouraient la nuit, et vers la voûte brune
Ils se levaient avec de tels élancements,
Que l’on aurait pu croire, à de certains moments,
Qu’ils avaient un amour effréné pour la lune.

Mais ils considéraient ce monde avec stupeur :
Sur nos contorsions, nos colères, nos rixes,
Le spleen en découlait dans de longs regards fixes
Où la compassion se mêlait à la peur.

Messaline, Sapho, Cléopâtre, Antiope
Avaient fondu leurs yeux dans ces grands yeux plaintifs.
Oh ! comme j’épiais les clignements furtifs
Qui leur donnaient soudain un petit air myope.

Aux champs, l’été, dans nos volontaires exils,
Près d’un site charmeur où le regard s’attache,
O parcelles d’azur, ô prunelles sans tache,
Vous humiez le soleil que tamisaient vos cils !

Vous aimiez les frissons de l’herbe où l’on se vautre ;
Et parfois au-dessus d’un limpide abreuvoir
Longtemps vous vous baissiez, naïves, pour vous voir
Dans le cristal de l’eau moins profond que le vôtre.

Deux bluets par la brume entrevus dans un pré
Me rappellent ces yeux brillant sous la voilette,
Ces yeux de courtisane admirant sa toilette
Avec je ne sais quoi d’infiniment navré.

Ma passion jalouse y buvait sans alarmes,
Mon âme longuement s’y venait regarder,
Car ces magiques yeux avaient pour se farder
Le bistre du plaisir et la pâleur des larmes !…

(Les Névroses, pp. 34 à 36)

 

20 – Auguste Angellier (1848 – 1911) professeur de langue et de littérature anglaises de la faculté de lettres de Lille était aussi un poète. Le poème « Les caresses des yeux » fait partie de l’ouvrage A l’Amie perdue écrit en 1896 et composé de 178 sonnets.

VIII

Les caresses des yeux sont les plus adorables ;
Elles apportent l’âme aux limites de l’être,
Et livrent des secrets autrement ineffables,
Dans lesquels seuls le fond du cœur peut apparaître.

Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d’elles ;
Leur langage est plus fort que toutes les paroles ;
Rien n’exprime que lui les choses immortelles
Qui passent par instants dans nos êtres frivoles.

Lorsque l’âge a vieilli la bouche et le sourire
Dont le pli lentement s’est comblé de tristesse.
Elles gardent encor leur limpide tendresse ;

Faites pour consoler, enivrer et séduire,
Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes !
Et quelle autre caresse a traversé des larmes ?

(A l’Amie perdue, p. 10)

 

21 – Maurice Maeterlinck (1862 – 1949), poète symboliste et métaphysique, nous propose une poésie surprenante par ses associations de mots, d’images qui nous permettent de pénétrer dans des univers étonnants. Les yeux sont souvent présents dans ses poèmes. Dans « Aquarium », il s’écrie :

Hélas ! mes vœux n’amènent plus
Mon âme aux rives des paupières,
Elle est descendue au reflux

De ses prières.

Elle est seule au fond de mes yeux clos,
(…).

(Serres chaudes, p. 59)

 

22 – Albert Samain (1858 – 1900), poète intimiste, a participé à la Fondation de la célèbre maison d’éditions du Mercure de France (1889). Ses poèmes délicats ont souvent une tonalité mélancolique. Les yeux sont présents à travers leurs larmes, dans un poème étonnamment en connivence avec la nature, les saisons, le ciel.

LARMES

Larmes aux fleurs suspendues,
Larmes de sources perdues
Aux mousses des rochers creux ;

Larmes d’automne épandues,
Larmes de cors entendues
Dans les grands bois douloureux ;

Larmes des cloches latines,
Carmélites, Feuillantines…
Voix des beffrois en ferveur ;

Larmes, chansons argentines
Dans les vasques florentines
Au fond du jardin rêveur ;

Larmes des nuits étoilées,
Larmes de flûtes voilées
Au bleu du parc endormi ;

Larmes aux longs des cils perlées,
Larmes d’amante coulées
Jusqu’à l’âme de l’ami ;

Gouttes d’extase, éplorement délicieux,
Tombez des nuits ! Tombez des fleurs ! Tombez des yeux !

Et toi, mon cœur, sois le doux fleuve harmonieux,
Qui, riche du trésor tari des urnes vides,
Roule un grand rêve triste aux mers des soirs languides.

(Au jardin de l’Infante, pp. 35 et 36)

 

23 – Francis Jammes (1868 – 1938), poète, romancier, dramaturge et critique, proche des animaux, de la nature, des sentiments, aime exprimer son ressenti comme dans ce poème sur les yeux :

SUR VOS YEUX

J’écris ces vers afin que s’y posent vos yeux,
Vos yeux de mer, vos yeux de violette grise
Où bat le papillon et vos cils noirs soyeux,
Dont l’aile tour à tour s’alanguit et s’irise.

Je vous donne ces vers, mais vous gardez vos yeux,
Et vous ne voulez point, sans doute que j’y lise,
… Mes vers liront du moins, entre vos cils soyeux,
Ce que votre regard désire qu’on lui dise.

(Œuvre poétique complète, tome 2, p. 598)

 

24 – Rosemonde Gérard (1871 – 1953), orpheline de père et ayant dans son conseil de famille Alexandre Dumas et Leconte de Lisle, épousa Edmond Rostand. Sa poésie au charme désuet, nous emporte dans une ambiance surannée, empreinte de souvenirs, de nature et d’amour romantique. Voici deux extraits de deux poèmes de L’éternelle chanson :

Quand vous riez, laissant ainsi
Vos yeux s’inonder de lumière,
Je sens la minute légère
Monter jusqu’au ciel éclairci.
(…)

(Les Pipeaux, p. 256)

 

À la joie, succède la peine, facettes à la fois opposées et complémentaires de ce poète :

Je veux pleurer. Je veux oublier toute chose.
Je veux pleurer, la tête en prison dans ma main,
Des vrais pleurs dont mes yeux seront meurtris demain,
Et qui me font, ce soir, la joue ardente et rose.
(…)

(Les Pipeaux, p. 270)

 

25 – Max Jacob (1876 – 1944), poète moderniste, tend vers le surréalisme. Il s’accroche aux yeux de Marie Griziou comme à un phare car ils peuvent être une lumière dans la nuit.

LE PHARE D’ECKMÜHL

(…)
j’ai cherché vos yeux sur toutes les mers et cette terre-ci.
Mais vos yeux tournent de côté et d’autre
Partout où il y a des amoureux.
(…)
Ma vie est comme l’océan autour de Penmarc’h !
Et si je ne vois vos yeux,
je suis un naufragé sur les rochers.

(Poèmes de Morven le Gaëlique)

 

26 – Paul Éluard (1895 – 1952) chante la femme, le monde, l’amour et l’alchimie du regard. Surréaliste, il sait mettre les yeux à l’honneur, comme dans un vers de « L’amoureuse » : « Elle est debout sur mes paupières » (Mourir de ne pas mourir, La Pléiade, tome 2, p. 40), et aussi dans un autre poème, les yeux de la douleur : « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur » en contraste avec le vers final : « Et tout mon sang coule dans leurs regards. » (Capitale de la douleur, La Pléiade, tome 2, p. 196)

 

27 – Tristan Tzara (1896 – 1963), poète surréaliste, présente des images puissantes, dans un flux chaotique de lyrisme intense ; il aborde indirectement le thème des yeux par l’intermédiaire des regards et des larmes :

l’eau de la rivière a tant lavé son lit
elle emporte des doux fils des regards qui ont traîné
(…)
et délié les sources des larmes prisonnières

(L’Homme approximatif, in France Loisirs, p. 86)

 

28 – Anna de Noailles (1876 – 1933) nous attire avec sa poésie d’écorchée vive. Amie de Proust, Cocteau, Barrès, et plus tard Colette, elle célèbre l’amour en un chant pathétique et douloureux. Son monde est ombre et lumière et les yeux reflètent bien cette atmosphère comme dans la dernière strophe de « L’offrande à la nature » :

Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature !
Ah ! faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour,
Et que j’aille au pays sans vent et sans verdure
Que ne visitent pas la lumière et l’amour…

(Le cœur innombrable, in Choix de poésies, p. 8)

 

29 – Marie Noël (1883 – 1967) surnommée « La fauvette d’Auxerre », femme passionnée et tourmentée, déchirée entre foi et désespoir, a écrit des vers à son image :

À Toi je m’abandonne, ô Lumière suprême,
Disparue à mes yeux dans les tiens où je suis
Seule moi, seule vraie à l’insu de moi-même.
Comme Tu me connais, ô Juge de minuit,

Juge-moi !

Mais sauve-moi comme Tu m’aimes.

(Chants et psaumes d’automne, p. 162)

 

30 – Louis Aragon (1897 – 1982), ce poète, romancier et journaliste, fut l’un des animateurs du dadaïsme à côté d’André Breton, Paul Éluard, Philippe Soupault. Ses poèmes ont été chantés par Léo Ferré, Jean Ferrat, Georges Brassens. Voici un extrait d’un poème très connu où les yeux sont signe d’amour :

LES YEUX D’ELSA

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir s’y mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire
(…)

(Les Yeux d’Elsa, in La Pléiade tome 1, p. 759)

 

Août 2015

Catherine Réault-Crosnier

 

Bibliographie :

– Auguste Angellier, A l’Amie perdue, Paris, Léon Chailley éditeur, 1896, 212 pages
– Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, tome 1, Paris, Gallimard La Pléiade, 2007, 1639 pages
– Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Le livre de poche, 1972, 400 pages
– Joachim du Bellay, Divers Jeux rustiques, Paris, Librairie Marcel Didier, 1947, 200 pages
– Poésies de Mme Desbordes-Valmore, Troisième édition, Paris, chez France Louis libraire, 1820, 196 pages
– Paul Éluard, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard La Pléiade, 1968, 1505 pages
– Florian, Fables, Paris, Robert Laffont, Collection des Cent chefs d’œuvre, 1959, 250 pages
– Théophile Gautier, Émaux et Camées, Paris, NRF Poésie/Gallimard, 1981, 278 pages
– Théophile Gautier, La comédie de la mort, Paris, Desessart éditeur, 1838, 379 pages
– Rosemonde Gérard, Les Pipeaux, Paris, Bibliothèque-Charpentier Fasquelle éditeurs, 1923, 320 pages
– Victor Hugo, La Légende des Siècles, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1862, 10 + 395 pages
– Max Jacob, Poèmes de Morven le Gaëlique (texte pris sur Internet)
– Francis Jammes, Œuvre poétique complète, tome 2, Biarritz, J et D éditions, 1995, 776 pages
– Gérard Delaisement, Papillon de Lasphrise, Poète de Touraine, Chambray-lès-Tours, Éditions CLD, 1990, 189 pages
– Marc Papillon de Lasphrise, Les premieres œuvres poetiques du Capitaine Lasphrise, Paris, Jean Gesselin, 1597, 615 pages
– Maurice Maeterlinck, Serres chaudes, Quinze Chansons, La Princesse Maleine, Paris, NRF Poésie/Gallimard, 1983, 305 pages
– Recueil des vers de Mr de Marbeuf, Rouen, Imprimerie de David du Petit Val, 1628, 4 + 252 pages
– Alfred de Musset, Poésies, Lausanne, La Guilde du Livre, 1962, 511 pages
– Gérard de Nerval, Œuvres, Paris, éditions France Loisirs, 1987, 717 + 31 pages
– Anna de Noailles, Choix de poésies, Paris, Bibliothèque-Charpentier Fasquelle éditeurs, 1930, 304 pages
– Marie Noël, Chants et psaumes d’automne, Paris, éditions Stock, 1947, 165 pages
– Christine de Pisan, Un Carteron de Balades, Paris, Chez Sansot, libraire, 1910, 72 pages
– Sully Prudhomme, Poésies 1865-1866, Paris, Alphonse Lemerre éditeur, 18??, 323 pages
– Maurice Rollinat, Les Névroses, Paris, G. Charpentier, 1883, 399 pages
– Albert Samain, Au Jardin de l’Infante, Paris, Mercure de France, 1926, 250 pages
– Maurice Scève, Œuvres poétiques complètes, Paris, Librairie Garnier Frères, 1927, 335 pages
– Georges de Scudéry, in La bibliothèque de poésie France Loisirs, Tome 4 La poésie classique, Paris, France Loisirs, 1992, 287 pages
– Tristan Tzara, in La bibliothèque de poésie France Loisirs, Tome 12 La poésie surréaliste, Paris, France Loisirs, 1991, 282 pages
– Alfred de Vigny, Les Destinées : poèmes philosophiques, Paris, Michel Lévy frères, 1864, 195 pages