14èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 24 août 2012, de 17 h 30 à 19 h

 

Paul Celan,

poète de l’essentiel

(1920 – 1970)

Portrait à l'encre de Chine de Paul Celan, par Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de la rencontre.

 

Tout d’abord je remercie Éric Celan, le fils de Paul Celan, et son représentant légal, Bertrand Badiou, gestionnaire de l’œuvre de Paul Celan, qui m’ont donné leur accord pour cette conférence et les extraits cités. Bertrand Badiou a publié les deux volumes de la correspondance de Paul Celan aux éditions du Seuil. Je le remercie de sa compréhension envers mon travail, de son aide et de l’accueil fait à ma demande. Tous deux auraient aimé venir mais ils ne sont pas disponibles et s’en excusent.

Paul Celan est considéré comme le plus grand poète de langue allemande de l’après-guerre. Résolument contemporain, il peut être déroutant si l’on ne comprend pas la finalité étonnante de son œuvre, de part les empreintes qu’elle porte, celle de la guerre, de la fuite, des cassures, de la dureté de la vie, de la volonté de s’en sortir, de la rigueur. Publié chez l’éditeur Gallimard, il est actuellement mondialement connu.

Jean-Pierre Lefebvre, Maître de conférences à l’école Normale Supérieure de Paris, est le spécialiste de Paul Celan. Il a interviewé au téléphone le Professeur Debucquoy qui eut Paul Celan pour étudiant en première année de médecine à Tours durant l’année universitaire 1938 – 1939. Jean-Pierre Lefebvre nous transmet ces souvenirs, en donnant tout d’abord une conférence en 1990, dans le cadre de l’Académie de Touraine (Jean-Pierre Lefebvre, Mémoires de l’Académie de Touraine, tome III, pp. 153 à 162) ; puis en 1993, il préface et annote l’Anthologie bilingue de la poésie allemande, de la bibliothèque La Pléiade dans laquelle Paul Celan est inclus. En 1998, il écrit la préface du livre de Paul Celan, Choix de poèmes aux éditions Gallimard.

Bertrand Badiou, m’a fait parvenir (fin juin 2012) un poème de Paul Celan, écrit en allemand « IM PARK », daté du 6 juin 1939. Il porte la mention « Tours, Jardin des Prébendes, 6.6.1939 ». Paul Celan est donc venu dans le jardin des Prébendes auquel il a consacré un poème, quel hasard étonnant ! Je vous propose une ébauche de traduction en français, en essayant de garder l’élan poétique de ce texte, alliance entre une description concrète avec des éléments symboles du jardin, « le lac, l’arbre, la barque, le cygne, le nénuphar » et une réflexion intense, « étoile tremblotante qui se dépouillait de son enveloppe de feu (…) dans le lac ». L’espoir est fragile et le poète nous pose la question finale : « Si le rouge-gorge mourrait ? », image en marche de l’engrenage du sang de la guerre et de l’interrogation du poète. « Rouge-gorge » peut être aussi considéré comme une autre alliance entre l’oiseau de liberté et le rouge, la gorge tranchée, la vie coupée ou l’amour jusqu’à en mourir.

IM PARK

Nacht. Und alles ist da:
der See, die Baüme, der Kahn;
die Kreise im Wasser…

Weiβ
schimmerts vorbei an der Weide:
ein Mädchen,
das eilt.

Der einzige Schwan kommt vorüber.

Wie, wenn ein zitternder Stern
sich schälte aus seinem Feuer
und fiel’ in den See?
In die Wasserrose?

Ob das Rotkehlchen stürbe?

Extrait du volume réunissant les poèmes de jeunesse de Paul Celan (Frühwerk), (Suhrkamp Verlag, Berlin, 1989)

DANS LE PARC

Nuit. Et tout est là :
le lac, l’arbre, la barque ;
les ronds dans l’eau…

Blanc
brille le long du saule pleureur :
une jeune fille
qui se hâte.

Seul, le cygne approche.

Comment, si une étoile tremblotante
Se dépouillait de son enveloppe de son feu
et tombait dans le lac ?
Dans le nénuphar ?

Si le rouge-gorge mourait ?

Traduction de Catherine Réault-Crosnier

Michel Caçao, Miriam Brunault et Catherine Réault-Crosnier pendant la lecture de la conférence consacrée à Paul Celan, le 24 août 2012, dans le jardin des Prébendes à Tours.

Michel Caçao, Miriam Brunault et Catherine Réault-Crosnier

Sa biographie

Ce Juif non pratiquant est roumain germanophone et germanophobe. Il s’appelle de son vrai nom d’origine Paul Antschel. Il est né peu après la chute de l’empire austro-hongrois en 1920 (le 23 novembre) à Cernowitz, aujourd’hui en Ukraine, où il passera son enfance. Il est le fils unique d’un négociant de bois de chauffage (qui avait fait des études d’architecture). Son enfance est relativement heureuse. Il a des amis, se promène, se baigne dans les rivières, lit, a de grandes discussions, des rêves, des amours comme beaucoup de jeunes de son âge. Il obtient le baccalauréat en Roumanie, en 1938 (Jean-Pierre Lefebvre, préface de Choix de poèmes de Paul Celan, Poésie/Gallimard, p. 8).

Obligé de fuir son pays, il vient faire ses études de médecine à Paris où il est refusé. On conseille aux étudiants juifs de venir à Tours. C’est donc là qu’il effectue sa première année de médecine durant l’année scolaire 1938 – 1939, dans la solitude et le dénuement (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, La Pléiade, notes, p. 1706).

La première année de médecine, le PCB à cette époque, était assez générale et laissait une place de choix à la littérature. Paul Celan côtoie en particulier, des étudiants juifs de toute l’Europe de l’Est et de la région Centre. Ces étudiants sont fichés. Nombreux comme lui, sont condamnés à l’exil. Ils ne sont pas toujours bien accueillis en France. Lui et son ami Manuel Singer nouent des relations avec les Français ce qui est assez rare. Il rencontre aussi un autre étudiant stagiaire en urbanisme, Eliyahu Pinter. Ils vont tous les trois, au café, au concert, discutent des heures entières, lisent en particulier Green, Péguy, Pascal, Montaigne et aussi des poètes allemands. Paul Celan va herboriser au jardin botanique en face de l’école de médecine comme les étudiants de son année. Il réussit son année de PCB (première année de médecine) (mention passable) mais ne continue pas à cause de la guerre. (Jean-Pierre Lefebvre, Mémoires de l’Académie de Touraine, tome III, pp. 154 et 156).

Il passe ses vacances universitaires à Paris, avec les frères Singer (pour Noël) et à Londres (à Pâques). (id., p. 154) Puis il regagne la Bucovine, région du nord de la Roumanie, pour les vacances d’été 1939 et continue ses études de médecine en Roumanie. En 1940, il étudie le russe. En juin 1941, le pacte germano-soviétique est rompu. L’alliance fasciste roumano-allemande prend le pouvoir. (Jean-Pierre Lefebvre, préface de Choix de poèmes de Paul Celan, p. 10) Il reste à Cernauti (ville du nord de Bucovine) et se cache. Il travaille dans un bataillon de cantonniers, puis évite l’enrôlement forcé en travaillant comme aide sanitaire dans une clinique (id., p. 11). Restant spontanément intellectuel malgré la dureté de la vie, il étudie aussi l’anglais. Sa mère est tuée d’une balle dans la nuque (en 1942, à Micchailowka), son père meurt des suites du typhus, dans un autre camp (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1707). Il a été très marqué par le meurtre sauvage de ses parents puis par l’anéantissement de tout un peuple ainsi que par la destruction de ses espérances rendant imprévisibles son avenir. Ces chocs émotionnels forts, marqueront son œuvre d’une empreinte indélébile mais peut-être la douceur de son enfance lui a-t-elle permis de compenser en partie, la tragédie de sa jeunesse ?

À cause des guerres, il voyage dans de nombreux pays d’Europe et doit changer quatre fois de nationalité ce qui explique sa recherche de stabilité à travers l’écriture poétique. Il change de nom après « Auschwitz » et s’appelle Paul Celan, anagramme d’Ancel (nom qu’il avait utilisé auparavant pour signer des traductions de russe), pour devenir un autre homme (Jean-Pierre Lefebvre, préface de Choix de poèmes de Paul Celan, p. 11). En 1945, il est lecteur à Bucarest (patrie des surréalistes). Il traduit de grands poètes, Jean Cocteau, René Char, Henri Michaux, Shakespeare, Ungaretti, Arthur Rimbaud, Alexandre Block (poète russe).

En 1947, il s’installe à Vienne. Fascisme et antisémitisme sont encore bien présents. Son premier grand recueil de poésie Der Sand aus den Urnen (Le sable des urnes) parait, mais il en interdira la diffusion invoquant de nombreuses fautes d’impression. En 1948, il arrive à Paris où il passera près de la moitié de sa vie. Cette année-là, il fait la connaissance d’Yves Bonnefoy par hasard, en s’inscrivant à La Sorbonne. (Yves Bonnefoy et l’Europe du XXe siècle, p. 74) Ce fut le début d’une longue amitié. En 1951, il rencontre l’artiste graphiste Gisèle de Lestrange (décédée en 1991) qu’il épouse en 1952 et avec laquelle il échangera une correspondance importante. En 1952, il publie en prose, Mohn und Gedächtnis (Pavot et mémoire). Il vit de traductions et passe la licence d’allemand à la Sorbonne. Il publie en 1955 son deuxième recueil de poésie à Stuttgart puis d’autres à un rythme régulier. En 1957, il a une relation amoureuse avec Ingeborg Bachmann (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1707).

Il sera nommé lecteur à l’École normale supérieure de Paris et le restera jusqu’à sa mort. En 1960, il publie en prose, Gespräch im Gebirg (Conversation dans la montagne) et reçoit le prix Büchner de l’Académie allemande de langue et de littérature, ce qui est l’une des plus hautes distinctions de l’Allemagne contemporaine (Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan, p. 12).

Peu à peu, le couple vit dans une tension extrême. En 1962, Paul Celan fait sa première crise de délire. En 1965, il est de plus en plus triste puis il est interné en hôpital psychiatrique, au château de Suresnes (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 324) et fait des tentatives de suicide et d’homicide (id., p. 7). En 1967, le couple se sépare (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome II, p. 12). Paul Celan a une place importante dans la revue L’éphémère dont Yves Bonnefoy est l’un des fondateurs (Yves Bonnefoy et l’Europe du XXe siècle, p. 74). En 1969, il va en Israël, trois de ses écrits (Lichtzwang – Contrainte de la Lumière –, Schneepart – Partie de neige –, Zeitgehöft – Enclos du temps –) parus à titre posthume sont imprégnés de ce séjour (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1708). Il se suicide en avril 1970.

Il est publié aux éditions Poésies Gallimard en 1998. Trente ans après sa disparition, son fils Éric Celan publie sa correspondance (principalement avec sa femme et son fils), en 2001, aux éditions du Seuil.

 

Son portrait

M. Jean-Pierre Lefebvre nous le présente ainsi : « Sa voix [était] discrète et précise, ses yeux sombres et très lumineux, son visage régulier, doux, toujours légèrement incliné vers la table, le haut du corps mu par un balancement lent presque imperceptible. » (Mémoires de l’Académie de Touraine, tome III, p. 155)

Paul Celan a les cheveux courts, le front large et il porte souvent un pull ou une veste noire d’où émerge le col d’une chemise blanche ; sa silhouette se fond dans la foule. Son visage n’a pas de particularités ; il est neutre, à l’image du peuple juif qui cherche à s’effacer ou se cacher. Mais son regard est imprégné d’une force, celle de la création qui l’aide à s’exprimer et à refaire surface.

Doué pour les langues, « traducteur exceptionnellement précis et inventif, mais aussi pédagogue patient, affectueux et plein d’humour » (Mémoires de l’Académie de Touraine, tome III, p. 154), Paul Celan a gardé l’empreinte de sa jeunesse heureuse, de ses parents qu’il a aimés et qu’il aime encore morts ; la dureté de l’existence n’a pas pu effacer la force de ses sentiments ancrés en lui pour la vie. Ce poète juif de langue allemande, écrivant ses poèmes en allemand, a la nationalité française. Il souffre d’une fracture entre ses origines qu’il doit cacher, la souffrance des tueries et sa fuite dans la dure réalité du présent.

 

Son œuvre

Paul Celan a publié une dizaine de livres, en prose et poésie dont La Rose de personne, Enclos du temps, À l’ordonnance de la nuit, Poèmes, Pavot et mémoire, Contrainte de lumière, Strette et autres poèmes, Grille de parole, De seuil en seuil (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1708). Les titres sont à eux seuls, caractéristiques du poète, alliant lumière (avec les mots « lumière », « rose », « parole ») et emprisonnement (avec les mots « contrainte », « grille »), besoin d’expression (avec le mot « parole ») et de voyage (avec le « seuil »). Son œuvre, sa vie ont fait l’objet de multiples études dans de nombreuses revues.

Avant d’aborder sa poésie, n’omettons pas de citer la correspondance entre le poète et sa femme Gisèle Celan-Lestrange, éditée aux éditions du Seuil, et commentée par Bertrand Badiou avec le concours d’Éric Celan, le fils du poète. Celle-ci comprend sept cent trente-sept lettres dont trois cent trente-quatre lettres de Paul Celan adressées à son épouse (deux cent soixante huit lettres) et à son fils Éric (soixante-six). Gisèle Celan-Lestrange qui lui a aussi beaucoup écrit, était issue de l’aristocratie catholique française et d’un milieu antisémite ce qui ne facilita pas l’acceptation de son mari par sa belle-famille. Cette correspondance est très riche en renseignements. Nous découvrons Gisèle jeune fille puis épouse, artiste et pour lui, son attachement à sa femme, sa vie intime, ses voyages, ses angoisses.

Ses premiers poèmes sont influencés par des poètes allemands Rilke, Trakl, Hölderlin, George, Lasker-Schüler mais il a sa propre originalité. Peu à peu, il recherche dans sa poésie, « réduction des énoncés, dureté des sonorités, rigueur croissante de la construction, centrage sur la langue elle-même. » (Jean-Pierre Lefebvre, La Pléiade, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1707)

 

L’empreinte de sa langue natale

Paul Celan écrit la plupart de ses livres en allemand, sa langue maternelle mais aussi « sa langue natale et fatale » (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1706), la langue de son origine, de son enfance mais aussi celle qui l’a fait souffrir, la langue des blessures, de la cruauté, de ses bourreaux et encore la langue très pure des poètes allemands qu’il aime. Ces sentiments créent en lui, une ambivalence : la douceur de la pureté de l’écriture et celle de son enfance sont contrebalancées par la dure réalité de sa vie adulte et le fait qu’il se sente toujours un étranger aussi bien dans son pays d’origine comme dans ses pays successifs d’adoption. Tiraillé entre sa langue aimée mais aussi haïe à cause des crimes contre l’humanité, il l’utilise pour s’interroger sur l’homme et son destin, pour chercher le sens de toute vie, pour pressentir l’infini.

Pourtant en lisant sa correspondance, un autre monde s’ouvre devant nous, celui de Paul Celan écrivant ses lettres en français et y incluant des poèmes, souvent en allemand mais aussi en bilingue allemand-français ou en français. Il peut mêler ces deux langues par exemple, le titre du poème MATIÈRE DE BRETAGNE est écrit en majuscule et en français alors que le texte est en allemand (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 92). Exceptionnellement, un poème peut avoir le titre en allemand « Mit uns » (avec nous) et le texte qui suit, en français (id., p 430). Cette correspondance est du domaine de l’intime alors que ses livres sont du domaine du public. Là est certainement la différence.

Sa traduction de l’allemand au français est souvent mot à mot : « der Abschied – les adieux \ sammeln – réunir, rassembler \ werfen – jeter \ an Land werfen – jeter à terre (…) » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 62) Les mots ne sont pas assemblés de manière banale ici ; ils ont un sens fort, tel l’adieu ou réunir. Ils sont porteurs d’un message à décoder.

Il peut par exemple, utiliser le français pour une dédicace de livre comme pour Von Schwelle zu Schwelle en 1955 :

« A vous, mon âme vive,
mon âme-qui-vit,
sur le chemin grand ouvert
de notre Eric »

(Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 75)

 

L’empreinte des poètes allemands qu’il aime

Paul Celan ne renie jamais la beauté littéraire de sa langue d’origine. Certains poètes allemands, tels Rilke, Trähl, Hölderlin, George, Lasker-Schüler sont pour lui, des maîtres (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1707) mais il garde son identité personnelle et son style étonnant. Comprenons l’attrait que ces poètes ont exercé sur lui, à travers quelques traits essentiels de leurs œuvres.

- Rainer Maria Rilke, (1875 – 1926) écrivain (autrichien), passa du symbolisme à la recherche de la signification concrète de l’art et de la mort, dans ses poèmes, « Le Livre d’Heures », « Élégies de Duino », « Sonnets à Orphée », et dans son roman « Les Cahiers de Malte Laurids Brigge ».

 

DER PANTHER

Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe
so müd geworden, daß er nichts mehr hält,
Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe
und hinter tausend Stäben keine Welt.(…)

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 856)

LA PANTHÈRE

Elle a tant vu les barreaux qui défilent,
son œil est vide à force d’être las.
Mille barreaux forment le monde, mille
barreaux sans rien, semble-t-il, au-delà.

(…)

À travers l’image de la panthère enfermée dans la cage, « Elle a tant vu de barreaux qui défilent », Rilke aborde avec beaucoup de justesse, le thème de l’emprisonnement qui conduit à l’aliénation de l’esprit. Ce thème est cher à Paul Celan, emprisonné par ses visions de guerres comme un lion en cage, fuyant dans les voyages vers nulle part, dans l’angoisse de l’anéantissement complet.

Nous retrouvons ce même besoin d’expression des atrocités à peine dicibles chez le romancier autrichien Stefan Zweig qui lui aussi, vécut les drames de cette guerre et a écrit de nombreux romans abordant ce sujet (dont « Le joueur d’échecs »), cherchant à refaire surface par l’expression littéraire. Certains critiques disent que Paul Celan est le plus grand poète de la langue allemande depuis Rilke (Jean-Pierre Lefebvre, préface de Choix de poèmes de Paul Celan, Poésie/Gallimard, p. 8).

 

- Georg Trakl (1887 – 1914) est l’un des plus grands poètes allemands du XXe siècle. Sa poésie est au début, influencé par Nietzsche puis elle prend une dimension hermétique et enfin religieuse. À sa mort, Rilke décrira sa poésie comme « l’enclos d’une espèce de vide ineffable ».

 

PSALM

Es ist ein Licht, das der Wind ausgelöscht hat.
Es ist ein Heidekrug, den am Nachmittag ein Betrunkener verläßt.
Es ist ein Weinberg, verbrannt und Schwarz mit Löchern voll Spinnen.
Es ist ein Raum, den sie mit Milch getüncht haben.
(…)

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 953)

PSAUME

Il y a une lumière que le vent a éteinte.
Il y a dans la lande une auberge qu’un homme ivre quitte l’après-midi.
Il y a un vignoble, brûlé et noir avec des trous pleins d’araignées.
Il y a une pièce qu’ils ont chaulée avec du lait.
(…)

Les visions angoissantes et pessimistes de Trakl, « Il y a une lumière que le vent a éteinte », « vignoble brûlé », trouvent résonance chez Paul Celan qui se sent lui aussi emmuré dans son passé et hanté par les souvenirs de la guerre.

La connotation religieuse et l’hermétisme de la poésie de Trakl ne gêne pas Paul Celan en quête de modernité et des retrouvailles avec ses origines religieuses ou juives comme dans « Toussaint » ou « Psaume » (id., pp. 953 et 949).

 

- Friedrich Hölderlin (1770 – 1843) allie mysticisme et romantisme. Il a été redécouvert au XXe siècle et est maintenant considéré comme l’un des plus grands poètes allemands, à l’égal de Goethe, Schiller, Heine. Paul Celan apprécie beaucoup Hölderlin qui lui a certainement apporté de la lumière et l’acceptation de son vécu par l’élévation de la pensée comme dans cet extrait du « Chant du destin d’Hypérion » :

 

HYPERIONS SCHICKSALSLIED

Ihr wandelt droben im Licht
  Auf weichem Boden, selige Genien!
    Glänzende Götterlüfte
      Rühren euch leicht,
        Wie die Finger der Künstlerin
          Heilige Saiten. (…)

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 459)

CHANT DU DESTIN D’HYPÉRION

Vous avancez là-haut dans la lumière
  Sur un sol tendre, bienheureux génies ;
    Les souffles scintillants des dieux
      Vous effleurent à peine,
        Ainsi les doigts musiciens
          Les cordes saintes.

(…)

 

Contrairement au poème précédent de George Trakl où la lumière est éteinte par le vent, ici, « la lumière » jaillit dès le premier vers ; des « souffles » animent le poème avec la douceur des « doigts musiciens » qui nous « effleurent à peine ». Paul Celan en quête de tendresse, retrouve certainement un peu de l’espoir qui lui manque, en lisant ces vers.

En retour, Paul Celan rend hommage indirectement à Hölderlin dans un de ses poèmes « Tübingen, janvier » :

 

TÜBINGEN, JÄNNER

(…)
Erinnerung an
schwimmende Hölderlintürme, möwenumschwirrt.
Besuche ertrunkener Schreiner bei
Diesen
tauchenden Worten: (…)

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, pp. 1188 et 1190)

TÜBINGEN, JANVIER

(…)
souvenir de
tours Hölderlin flottant entour-
noyées de mouettes bruyantes.
Visites de menuisiers noyés à
ces
mots en plongée :
(…)

Paul Celan fait allusion à Hölderlin, pensionnaire du menuisier Zimmer, dans la tour au bord du Neckar (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1711). Le poète allie des souvenirs concrets de la vie d’Hölderlin, la tour, les menuisiers, à des pensées « flottant » entre rêve et angoisse de l’inconscient, exprimés par « mouettes », « noyés », « mots en plongée ». Là encore le concret de la vie rejoint la dureté du réel, la chute vers la mort, thème lancinant qui imbibe ses pensées. Ce poème est volontairement haché en morceaux ; les mots sont décalés, séparés tels des fragments de vie ; l’ensemble est empreint de modernité.

 

- Stefan George (1868 – 1933) se caractérise par un volontarisme ascétique et une graphie originale. Il supprime toutes les majuscules, réintroduit des ponctuations archaïques, s’entoure d’un cercle d’élus engagés à ses côtés pour régénérer la poésie. Il fut un exceptionnel traducteur d’œuvres poétiques françaises rejoignant par là aussi, Paul Celan, traducteur de métier (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1617).

 

(…)
Stak in schweren schlafes hülse
Bis ein odem mich erweckte..
Komm mein helfer dass ich wachse!
Du nur schaust in meine nöte
Löse mich aus meiner starre
Dass ich auf ins leben taue.

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 834)

(...)
J’étais gainé d’un sommeil lourd
Avant qu’un souffle ne m’éveille…
Viens mon Sauveur, fais-moi grandir !
Toi seul peux voir en ma détresse
Délivre-moi de mon hiver
Fais que je retrouve vie.

Le vers « délivre-moi de mon hiver » est très proche des lamentations des psaumes comme « Mon Dieu, délivre-moi » (Psaume 59, 2) ou « Je te délivrerai et tu me glorifieras » (Psaume 50, 15). Un autre vers « Fais que je retrouve vie » entre en correspondance avec ce verset de psaume « reviens, rends-moi la vie » (Psaume 71, 20). Paul Celan apprécie la poésie de Stefan George car ils sont tous deux imbibés de la foi de leurs origines et en quête de modernité, d’identité, pour une renaissance. Nous détaillerons plus loin, l’aspect mystique de la poésie de Paul Celan.

 

- Else Lasker-Schüler (1869 – 1945) est considérée comme la plus grande poétesse allemande et la première poétesse juive allemande. Le fait qu’elle soit juive et qu’elle ait écrit des poèmes religieux (comme dans Ballades hébraïques), n’a pas dû être indifférent à Paul Celan ; leurs origines communes les rapprochent. Vers la fin de sa vie, sa poésie tend vers l’expression de l’amour, la mort, l’exil mais elle garde toujours la radicalité inouïe de son engagement poétique.

 

HÖRE

(…)
Ich bin dein Wegrand.
Die dich streift,
Stürzt ab.

Fühlst du mein Lebtum
Überall
Wie fernen Saum ?

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 906)

ÉCOUTE

(…)
Je suis ton bord de chemin.
Celle qui te frôle,
Bascule.

Sens-tu ma soif de vivre
Partout
Comme une lisière lointaine ?

Traduction de Catherine Réault-Crosnier

La poésie d’Else Lasker-Schüler est comme une caresse « Écoute » ce qui attire Paul Celan en quête de la douceur perdue de son enfance. Ses paroles qui s’adressent directement au lecteur, sont une route à suivre, un guide pour celui qui cherche le sens de son voyage, « Je suis ton bord de chemin ». Else Lasker-Schüler nous questionne dans un souffle d’espoir : « Sens-tu ma soif de vivre ? » Paul Celan toujours en partance vers un ailleurs incertain, se sent proche de cette invitation au voyage qui l’interpelle.

 

- Yves Bonnefoy (1923 –), poète né à Tours, critique, traducteur, a apprécié Paul Celan. Leurs rencontres datent de 1948 et 1949 à Paris (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome II, p 741).Yves Bonnefoy a reconnu la réelle valeur poétique de son ami dont l’essentiel est basé sur « souffrance, mémoire et témoignage » (Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan, p. 17). Il l’a d’ailleurs défendu lorsqu’il a été accusé de plagiat et il montre l’engrenage de ces accusations qui retentit sur le psychisme de cet « authentique poète résolument engagé dans une expérience spécifiquement poétique » (id., p. 20) ; cette remise en cause pour lui, inacceptable, le mènera plus tard à la folie. (id., pp. 12 et 13).

Yves Bonnefoy a analysé la poésie de Paul Celan, dans de nombreux écrits : « c’est le temps vécu, c’est un lieu, c’est la finitude (…). La poésie est de par sa naissance même dans la parole le débordement des systèmes conceptuels, et plus encore de l’absolutisation que l’on peut en faire. » (id., p. 40). Paul Celan s’est aussi intéressé aux œuvres de son ami et a fait des essais de traduction de neuf poèmes de Douve. (Yves Bonnefoy et l’Europe du XXe siècle, p. 419)

Yves Bonnefoy a invité son ami poète à Tours. « Paul n’était jamais revenu à Tours, et son visage s’éclaira quand l’intention eut pris forme ». Il aurait retrouvé cette ville, ses souvenirs, les traces d’un passé qui s’éloignait de lui mais cet espoir est resté à l’état de projet car « (…) la veille du petit voyage prévu, il pleuvait à torrents, et nous décidâmes au téléphone de remettre au mois suivant le départ. » (Yves Bonnefoy, Paul Celan, La Revue des Belles-Lettres, p. 95) Le voyage n’eut jamais lieu car peu de temps après Paul Celan se suicida. Les titres de certains livres d’Yves Bonnefoy entrent en résonance avec ceux de Paul Celan. Nous pouvons citer d’Yves Bonnefoy : L’Arrière-pays (récit autobiographique avec le désir d’un ailleurs), Hier régnant désert, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Poèmes, Rue Traversière qui inaugurent les récits rassemblés dans Récits en rêve, Ce qui fut sans lumière, Début et fin de neige, La Vie errante, Les Planches courbes, La longue chaîne de l’ancre, Raturer outre (Titres vus sur Wikipédia). Nous retrouvons chez Paul Celan, la recherche du sens de la vie et de son identité avec La Rose de personne et d’un ailleurs meilleur avec De seuil en seuil, la place des souvenirs avec Pavot et mémoire, l’expression de l’emprisonnement du temps ou des mots avec Enclos du temps, Grille de parole, la place de la lumière avec Contrainte de lumière et A l’ordonnance de la nuit, l’identité de la neige avec Schneepart –Morceau de neige. Lumière et son absence, sens perdu, désert de l’identité sont des thèmes récurrents chez ces deux poètes.

 

L’empreinte de ses origines

Paul Celan ne reniera jamais ses origines même si elles sont lourdes à porter et peuvent s’assimiler à un signe indélébile, une salissure comme lorsqu’il parle de sa « tache de juif » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 131). Lui qui a perdu père et mère, famille, pays, lui l’éternel vagabond, toujours en chemin vers un ailleurs incertain, il recherche sans fin son identité. Dans le poème « Radix, Matrix » (Paul Celan, Choix de poèmes, p. 188), Radix se rapproche de radical, base pour les chiffres en mathématiques et peut vouloir dire par extension, racines ; Matrix proche de matrice, peut désigner la mère, celle qui donne la vie, rejoignant par là, les racines de nos origines, de mère en fille, celle qui porte le poids de l’enfantement de génération en génération.

La répétition du mot « Wurzel » (id., p. 190) nous donne l’importance des « racines » qui permettent une certaine stabilité, racines de ses origines juives. Celles-ci s’opposent à « Niemandes », « De personne » car Paul Celan se sent dépossédé de ses origines par l’assassinat de ses parents, par la tuerie d’un peuple.

Dans ce poème « Radix, Matrix », Paul Celan lance telle une litanie « Wurzel » au fil du temps, du plus lointain, près de la genèse, près d’Abraham vers les racines de personne car il n’y a personne pour les transmettre si ce n’est ce peuple-squelette décharné qui va vers la mort mais dont le cœur bat encore, et qu’il nomme « nous » car il garde espoir.

« Wurzel
Wurzel Abrahams. Wurzel Jesse. Niemandes
Wurzel – o
unser.
 » (id., p. 190)

 

L’empreinte de son passage en Touraine

Sa poésie est parfois imprégnée de son année d’études de médecine à Tours et du jardin botanique (Jean-Pierre Lefebvre, Mémoires de l’Académie de Touraine, tome III, p. 154). En effet, nous trouvons dans son vocabulaire poétique, une place pour la botanique comme dans le titre de son recueil Mohn und Gedächtnis (Pavot et mémoire), une pour la minéralogie, l’anatomie, la physiologie. En suivant une route de montagne, il décrit les fleurs et peut donner leur nom latin « le martagon, sauvage, fleurit comme nulle part et sur la droite se dresse la campanule raiponce, et où Dianthus Superbus, l’œillet splendide, se dresse non loin de là… » (Entretien dans la montagne, cité par Emmanuel Levinas, De l’être à l’autre, La Revue des Belles Lettres, p. 193). Paul Celan a donc gardé indirectement trace et mémoire de cette année tourangelle.

 

L’empreinte du voyage perpétuel

Paul Celan a beaucoup voyagé par obligation. Après la chute de l’empire austro-hongrois, il va en Ukraine, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie et Roumanie. Il passe la moitié de sa vie en France et a eu quatre nationalités successives. (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1706) On peut le suivre facilement dans ses déplacements à travers sa correspondance ; en voici quelques exemples parmi beaucoup d’autres : en 1955, à Düsseldorf (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 82) pour une lecture de ses écrits puis à Stuttgart, en 1957, à Francfort-sur-le-Main (id., p. 96), en 1958, à Cologne (id., p. 98), à Bremen (id., p. 101), en 1962, à Genève (id., p. 155), en 1964, à Copenhague puis Hambourg (id., p. 190), en 1965, à Toulouse, Montpellier (id., p. 315), en 1966, à la clinique de la Faculté de médecine à Paris (id., p. 361).

Il voudrait arrêter cette fuite en avant, ce voyage perpétuel dans le temps et l’espace qui est sa vie de nomade pour se reposer au calme, en paix. « Arbuste itinérant » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 658), il essaie d’attraper les mots au passage de ses voyages.

 

L’empreinte de la dureté du quotidien

Le quotidien est dur comme la pierre. Il n’y a pas de choix : « Welchen der Steine du hebst (…) » (Paul Celan, Choix de poèmes, p. 110), « Quelque soit la pierre que tu lèves » et ce « quelque soit » revient en leitmotiv au début des trois premières strophes pour bien nous affirmer qu’en toute circonstance, il n’y a que « dem Verderben », « la perte, le périssable » même si le mot « dankst » le précède pour « remercier », « rendre grâce ».

Dans le poème « Die Halde » (Paul Celan, Choix de poèmes, p 102), il reprend le thème de la pierre pour exprimer son mal d’être :

« Neben mir lebst du, gleich mir:
als ein Stein
in der eingesunkenen Wange der Nacht.(…) »

Il s’identifie à la pierre, « pareille à moi », « dans la joue effondrée de la nuit ». La nuit personnalisée n’est pas pour le rassurer. Elle correspond à la nuit de sa vie sombre de désespoir mais il l’humanise avec un visage, une joue. Cette vie s’oppose à « effondrée », autre exemple du balancement de la pensée de Paul Celan entre la cruauté vécue et la vie qui continue malgré tout, animée de mouvement et de sentiments, contre vents et marées.

 

L’empreinte des cassures, de la tourmente, de la fuite

Paul Celan écrit pour cracher la guerre. Il est resté torturé dans son esprit toute sa vie, par cette fuite dans laquelle il n’a jamais pu se réfugier et qui était un éternel chemin sans but, sans port de repos :

« Orkane
Orkane, von je,
Partikelgestöber, das andre,
du
(…)
unter hämischen
Himmel. »
(Paul Celan, Choix de poèmes, p. 160)

Les « cyclones » envahissent son esprit. Ce mot répété, détaché sur deux lignes, le traduit. Le poète nous entraîne vers l’apocalypse, avec des « chaos-tourbillons de particules ». Nous sommes dans un monde de physique, d’atomes, de fin du monde qui contraste avec le vers suivant « du » qui signifie « toi » donc l’autre, celui à qui il peut se confier comme à une roue de secours, celui qu’il questionne pour essayer de trouver un sens, une réponse. Et même si pour finir le ciel est « hämischem », mauvais, sournois, il faut bien le dire, c’est le mot « ciel » qui termine, seul sur une ligne, ce poème.

De même, dans sa correspondance, les « ténèbres » imbibent ses écrits à coté du « sable volant », des « battements des marteaux brandis », images de tuerie qui le hantent. Seule une « voix » apporte vers la fin, un faible espoir (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 74).

 

L’empreinte de son esprit torturé

Paul Celan est un homme meurtri à vie et ses écrits reflètent ses états d’âme avec des mots comme « chemin tordu » (id., p. 131) « assiégé » (id., p. 309) « suppure », « épine », « plaie », « sang », « néant » dans le poème « MATIÈRE DE BRETAGNE » écrit en allemand sauf le titre (id., p. 93). Mais le poète garde un petit espace de volonté de s’en sortir avec la « lumière d’ajoncs », le « recueillement », « cap sur toi » et la phrase qu’il répète « tu enseignes à tes mains » (id., p. 93). Il veut résister. Il se bat contre ses hantises, son mal d’être, l’exprime pour survivre pour écrire, donner son message ; il refuse l’humiliation de la déchéance. Il veut être « roseau, le/ pensant ». (id., p. 154) Mais à la fin de sa vie, il écrit un poème en français dont le titre est « REPOSE-TOI DANS TES BLESSURES » (id., p. 290) pour essayer de cicatriser bien qu’il parle de « signes à passer sous silence de mort » (id., p. 242) car la désespérance est la plus forte même s’il se bat encore.

 

L’empreinte de l’amour

Paul Celan nous donne des mots qui parlent d’amour « Une rose de plus est venue – la Rose de la Vie ! » (id., p. 136), « Je vous écris, mon Amour, je vous écris – cela fait vivre » (id., p. 143). Sont-ils réminiscence de sa jeunesse heureuse ou morceaux recollés d’un puzzle d’instants inattendus ?

L’amour envers sa femme est difficile à vivre au quotidien. Ils finiront par se séparer mais il continuera à lui écrire toute sa vie car l’amour restera présent en lui : « Je serai toujours celui que vous désirerez voir en moi. Je vous aime. » (id., p 23) Il peut commencer ainsi les lettres qu’il lui envoie : « Ma chérie, mon amour, mon grand angelot grand, » (id., p. 46). Cette trace est indélébile dans ses poèmes. Il lui dit d’ailleurs en 1954 : « Et mes poèmes : c’est vous, mon amour. » (id., p. 57) Avec le temps, leur amour devient presque invivable surtout quand Paul Celan est atteint de crises de folie (en 1966) pourtant il ne perd pas confiance en elle et il lui dit à la fin d’une lettre : « Tu me nourris de lumière, de lumières, je le sens très fort et j’en vis. » (id., p 437) ou en final d’un poème : « viens m’aider à rouler la pierre-porte / devant la Tente Insoumise. » (id., p 404)

 

L’empreinte de la guerre

Paul Celan est marqué à vie par la guerre, la tuerie, les tortures, les camps de la mort comme dans cet extrait de poème « Fugue de la mort » où les mots extériorisent sa vision de fin du monde. Dans ce poème, des images de son vécu de la guerre remontent à la surface comme avec les mots : « wir schaufeln ein Grab in der Lüften », « nous creusons dans le ciel une tombe ». Paul Celan annonce le futur aux siens : la mort est la seule issue possible à leurs souffrances : « dann habt ihr ein Grab », « vous aurez votre tombe ». (Anthologie bilingue de la poésie allemande, pp. 1174 et 1176) Le désespoir le hante ; il est là, tout puissant.

Dans le poème « À Prague », le poète nous parle de « mein lebendiger Schatten », « mon ombre vivante », de « Knochen-Hebraiesch », d’ « hébreu-os », (id., p. 1198) car l’homme en vie n’est plus que l’ombre de lui-même, un squelette. Il crée un mot composé avec « hébreu » et « os » car le fait d’être issu du peuple juif conduit inexorablement à devenir squelette.

 

L’empreinte de la mort

L’empreinte indélébile de la mort se répète au fil de ses vers « Une mort de plus que toi / je suis mort, / oui, une de plus. » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 394), pour insister sur la mort inexorable sans aucun espoir possible pour tout un peuple. En même temps, il la dit douce, cette mort car elle abrège les souffrances, les tortures physiques et psychiques qui rendent la vie atroce, dénuée de sens quand tous les siens sont déjà partis. Dans le poème « Fugue de la mort », les mots « creuser », « tombe », « il crie » reviennent, leitmotiv lancinant, obsession de souvenirs d’un vécu trop lourd à porter et que le poète hurle aux yeux de tous. Les mots s’enchaînent et se déchaînent, déclics de faits divers cruels :

« Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet und spielt »
« Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez »

« der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau »,

« la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il te tire une balle de plomb et ne te manque pas »

(Anthologie bilingue de la poésie allemande, pp. 1176 et 1177)

Paul Celan veut traduire la cruauté de ceux qui tuent sans remords et même avec plaisir. La mort forme une figure emblématique en final de ce poème, avec les cheveux d’or, « gooldenes », et de cendre « aschenes » (id., p. 1178), Paul Celan dans sa détresse ne peut pas empêcher la lumière d’or de s’infiltrer au plus profond de son désespoir.

 

L’empreinte mystique

Paul Celan est indéniablement marqué par ses origines juives. Yves Bonnefoy en est convaincu lorsqu’il le qualifie de « guerrier juif », un guerrier qui combat pour témoigner. (Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan, p. 39). Parmi les poètes allemands juifs qu’il préfère, Stefan George et Else Lasker-Schüler, ont une orientation mystique indéniable dans leur création.

Paul Celan cite de temps en temps des hommes de l’Ancien Testament comme dans « Lila Luft » (L’air lilas) avec « le bâton de Jacob » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 604).

Il porte l’empreinte de son passé biblique dans « Psalm », (Psaume) (Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 1188) ; il parle de la création du monde à travers une très belle image : « Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm » (« Personne ne nous pétrit de nouveau dans la terre et l’argile ») qui mêle avec l’émotion, la création de l’homme entre les mains de Dieu au début du monde à l’angoisse du néant du présent à travers le mot « personne » qui revient au fil du poème. Le mot « Niemand » est un mot fétiche pour ce poète qui l’inscrit souvent dans ses écrits comme une idée obsédante. Nous sommes peu de chose, un peu de terre puis plus rien et quand l’homme tue l’autre, nous sommes encore plus réduits à rien. Paul Celan dans la dernière strophe suggère la passion du Christ (id., p 1188) :

 

(…)
der Krone rot
vom Purpurewort, das wir sangen
über, o über
dem Dorn.

(…)
la couronne rouge
du mot pourpre que nous chantions,
au-dessus, ô, au-dessus
de l’épine.

Paul Celan qui a l’esprit crucifié par la douleur des morts, le sang des tueries « Purpur », (« pourpre ») et « der Krone rot », (« la couronne rouge »), lève les yeux vers une clarté céleste qui le rapproche de la douleur et du don de soi du Christ sur la croix, couronné d’épines, « den Dorn ».

 

Entre douleur et douceur

La douleur est empreinte permanente dans ses poèmes car elle fait partir intégrante de son vécu comme dans cette image :

 

« über der harten, der hellen,
der unvordenklichen Träne. »

(Paul Celan, Choix de poèmes, p 90)

« sur la larme, dure, claire,
la larme immémorable. »

Cette douleur rencontre la douceur, réminiscence de son enfance heureuse :

 

verschwistert den Blicken,
treibt es die schwarze,
die Knospe.

(id., p. 90)

sœur dans la fratrie des regards
elle fait bourgeonner la pousse,
la noire.

Le poète insiste sur « schwarze », le noir terminant un vers mais il reste trace d’espoir puisque la pousse noire bourgeonne donc renaît à la vie de même que vers la fin de ce poème, Paul Celan parle de la naissance du printemps. Et ce balancement est caractéristique de la pensée du poète qui est hanté par la souffrance, l’errance, les meurtres, la fuite mais ne peut se détacher de ce qui est beau, de la nature qui renaît donc de l’espoir d’une nouvelle vie naissant de la mort, du noir.

Dans un poème joint à une lettre écrite un an avant sa mort (1969), il termine par trois vers : « la mésange à laquelle s’adressent les balbutiements / se dissout en du seul / bleu » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 668). Il est cette mésange, douceur et douleur, silhouette fragile qui hésite à vivre, reste seule, disparaît, et pourtant le bleu de l’espoir a le dernier mot.

 

L’empreinte de la modernité

L’empreinte de la modernité caractérise Paul Celan ; elle est essentielle dans son œuvre comme dans le poème précédent. La présentation atypique sert à mettre en relief les mots, à insister sur les images. Un mot peut être seul sur une ligne comme lui qui se sent isolé, fissuré, haché, cassé. Un mot peut se répéter pour insister, devenir angoisse ou hantise, fin de non-recevoir. Ce mot solitaire comme lui, peut contraster avec un vers long, un seul ici qui se termine par une chute « Niemandes ». (Paul Celan, Choix de poèmes, p. 190)

Les mots peuvent aussi se succéder à la queue leu leu, nom, verbe, adjectif, préposition en allemand puis en français par un ou plusieurs mots, tous enchaînés en une longue litanie, une marche chaotique dont voici un extrait : « \ unter = zwischen – parmi \ das Feuer, die Feuer – le feu \ die Wüste, die Wüsten – le désert \ manchmal – quelquefois, parfois \ schimmen, schamm, geschwommen – nager (…) » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 39) ; de même dans cet autre texte : « Bedenken haben – avoir des scrupules, des hésitations \ Vernebelung – obnubilation \ zuwieder – contre \ sich nach unten glühen – lueurs en bas, (…) » (id., p. 418). Tout semble s’emmêler, s’entrelacer jusqu’à ne plus savoir où l’on va.

Dans le poème « Anabasis » (Anabase) (Paul Celan, Choix de poèmes, pp. 199 et 200), Paul Celan est résolument contemporain au risque de nous heurter. La cinquième strophe commence par un mot court et seul de trois lettres « cor » de même le deuxième vers s’arrête sur une syllabe qui est un préfixe de verbe « aus- », (qui signifie « hors de »), laissant le sens en attente comme pour décortiquer le mot, le hacher : et nous devons attendre de lire le vers suivant « gelöst, ein- » pour trouver un sens au verbe, sens qui est décapité à nouveau brutalement sur la première syllabe du mot suivant, le préfixe du même verbe pour un sens différent. Il répète cette singularité encore une fois avec « gelöst, unser ». Il casse volontairement le rythme, il utilise des sonorités dures et la rigueur pour nous faire entrer dans un monde complexe. Il ressemble à un acrobate, perdant l’équilibre et le sens de l’orientation des mots comme il a perdu celui de son but, de sa vie. Par opposition, il termine le poème par un mot d’union : « Mitsammen », « ensemble ». Peut-être ce terme lui permet-il de garder l’espoir d’une reconstruction ? Son travail sur les mots et leur mise en valeur, le conduit à une grande rigueur dans sa recherche et dans son style poétique, vers un dépouillement du superflu, du futile, pour ne garder que la quintessence.

 

L’épuration des mots pour aller à l’essentiel

Son épuration des mots tend vers l’accès à l’essentiel. Jean-Pierre Lefebvre souligne que « Celan supprime les identifiants « primaires », images, références culturelles directes, etc. » (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1707). Paradoxalement on ne peut pas parler d’hermétisme car sa parole reste claire, accessible. Il veut rester en communication avec le lecteur. Paul Celan affirme : « Je ne vois pas de différence entre poignée de main et un poème ». (Paul Celan cité par Emmanuel Levinas, De l’être à l’autre, Revue des Belles Lettres, p. 193) Le philosophe français Emmanuel Levinas comprend sa poésie au stade du ressenti avant même sa conception, lui gardant sa force originelle : « Il se trouve donc pour Celan que le poème se situe précisément à ce niveau pré-syntaxique et pré-logique (…) mais aussi pré-dévoilant », pour un « pur contact, du saisissement, du serrement (…) ». (id., p. 194) Paul Celan se laisse à la fois guider par son inspiration poétique et reste en contact avec nous. Ses mots sont compréhensibles par tous comme « bin ich », « je suis », « ich singe », « je chante » (Anthologie bilingue de la poésie allemande, p. 1198) et « je » aide à entrer directement en contact avec le lecteur mais sa poésie peut dérouter par son originalité, mot solitaire sur une ligne pour une meilleure mise en valeur. Un mot-clé peut être mis en parade en début de strophe comme « ein Turm », « une tour », « Der Mantel », « Le manteau » (id., p. 1198). Peu lui importe aussi que les strophes aient ou non le même nombre de vers, quatre, trois, cinq, deux selon le cas dans un même poème (comme dans « Frihed », id., p.  1198).

D’autres fois, les phrases se simplifient, devenant des mots, les mots se simplifient devenant un mot ou deux isolés sur une ligne : « Das Seil – la corde \ hochwohlgeboren – de haute lignée \ spannen – tendre \ (…) » (Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, p. 420). Les phrases n’en finissent pas, longue cohorte avançant vers un ailleurs incertain et n’ont pas de point final. Elles traduisent le mal d’être de Paul Celan en même temps que sa recherche de l’essentiel.

Peu lui importe le paradoxe, il tend vers la transcendance, « saut par-dessus l’abîme ouvert dans l’être (…) », nous dit Emmanuel Levinas. (Emmanuel Levinas, De l’être à l’autre, Revue des Belles Lettres, p. 196). Pour Paul Celan, la poésie est « conversion en infini de la mortalité pure et la lettre morte. » (Le Méridien, cité par Emmanuel Levinas, De l’être à l’autre, Revue des Belles Lettres, p. 195)

 

Conclusion

Paul Celan est considéré aujourd’hui comme « l’une des figures majeures de la poésie occidentale du XXe siècle » (Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, notes, p. 1708) et ce n’est pas un hasard. Jean-Pierre Lefebvre nous dit qu’il a peut-être sauvé la poésie allemande du néant d’Auschwitz. (id., p. 1708) Ce qui est sûr, c’est que Paul Celan a su traduire de manière radicale, la dureté du vécu, le bouleversement du monde. Avec sa poésie imprégnée de la souffrance de ses souvenirs et du changement de société, il a cherché l’épuration des mots pour ne vivre que d’essentiel.

 

Juillet 2011 à juillet 2012

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie :

 

Écrits de Paul Celan utilisés :

- Paul Celan, Choix de poèmes, Poésie/Gallimard, 1998, 377 pages

- Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome I, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2001, 719 pages

- Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, tome II, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2001, 793 pages

- Anthologie bilingue de la poésie allemande, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1993, 1862 pages

- Paul Celan, poème « Im Park », extrait de Poèmes de jeunesse (Frühwerk), (Suhrkamp Verlag, Berlin, 1989)

 

Concernant Paul Celan :

- Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan, Éditions Galilée, Paris, 2007, 44 pages

- Yves Bonnefoy, Paul Celan, La Revue des Belles-Lettres, 2-3, 1972, pages 91 à 95

- Michèle Finck, Daniel Lançon et Maryse Staiber, Yves Bonnefoy et l’Europe du XXe siècle, Presses Universitaires de Strasbourg, 2003, 500 pages

- Jean-Pierre Lefebvre, Paul Celan à l’école de médecine de Tours, Mémoires de l’Académie de Touraine, tome III, pages 153 à 162

- Jean-Pierre Lefebvre, préface et annotations de l’Anthologie bilingue de la poésie allemande, Bibliothèque de la Pléiade

- Emmanuel Levinas, De l’être à l’autre, Revue des Belles Lettres, 2-3, 1972, pages 193 à 199