7èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 5 août 2005, de 17 h 30 à 19 h

 

Alain BORER,

érudit et poète en quête de Rimbaud

Portrait d'Alain BORER par Catherine RÉAULT-CROSNIER.

 

Réponse d’Alain Borer après la lecture du texte de la « rencontre »

 

Alain Borer, lors des 7èmes Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes à Tours, le 5 août 2005.

Oui, oui, oui, que la littérature existe et s’il le faut, à l’exception de tout ! C’est Mallarmé qui prend ce défi. Oui, que la littérature existe et s’il le faut, à l’exception de tout !

J’ai passé un très bon moment. J’espère que vous partagiez ce plaisir. C’est un moment d’attention flottante, comme dit Montaigne. Dans un jardin, on a le droit de somnoler. J’en ai vu quelques-uns qui somnolaient. Moi-même, d’ailleurs, j’étais souvent absent. Je faisais un petit tour. J’ai seulement à blâmer mes amis, d’avoir trop prononcé un nom propre. Nous oublions trop que tout est vanité mais alors vraiment, qu’importe, qu’est-ce qui importe d’avantage qu’un moment où le temps est suspendu. Et les jardins ressemblent aux langues quand ils sont entretenus. Ce qui est frappant, c’est qu’un jardin et les Prébendes en particulier, représentent en somme, la nature maîtrisée. Et on peut dire en entendant les bruits de fond, avec Rimbaud, que la ville n’est pas loin. C’est du côté de la ville que se trouve la barbarie, c’est-à-dire le vacarme, la privation de l’air pur, la nature non contrôlée, la perte de la langue et par conséquent, la capacité de la rencontre.

Je voudrais saluer chacune et chacun d’entre vous, pour avoir prêté un peu de votre temps et beaucoup de votre attention, à un travail relayé par l’amitié, par l’affection, par l’importance de votre présence pour ce travail, un peu d’attention. Mais rien n’importe vraiment d’avantage que ce que Catherine Réault-Crosnier, Régis et Claire tout d’abord, vous avez fait ici c’est-à-dire de réunir un cercle. Je crois vraiment qu’on a la société, à condition qu’elle ne soit plus cette nation, mais que la société se réduit désormais au cercle de ceux qui pensent, de ceux qui écoutent, de ceux qu’on écoute ensemble. Peut-être la société se réduit-elle à ce cercle d’écoute ? Rien n’importe d’avantage qu’un cercle d’écoute qui se rencontre dans un lieu de culture. C’est très exactement cela que dit Mallarmé dans « oui, que la littérature existe ». Le monde est un ensemble de petites oasis comme celles que nous faisons à condition qu’elles soient éclairées par la littérature c’est-à-dire par la langue écoutée et par la langue pensante.

Pour ma part, ce n’est pas sans sourire que j’étais ici, que je suis ici parmi vous, mais à la façon de Ronsard à l’entrée du jardin, c’est-à-dire immobile, écoutant et parfois le chapeau visité d’un pigeon. Pour une fois, je préfère vraiment notre situation d’écoute, de rencontre, d’être ensemble un petit moment, quand il y a dans l’âtre, quelques poèmes à nous faire entendre. C’est cela que je veux dire en parlant et de Rimbaud et de Ronsard.

Un ami au téléphone, de Charleville, un poète américain me disait qu’il était venu à Charleville parler de Rimbaud et que les ardennais lui disaient qu’ils préféraient Ronsard. Et bien, un poète n’exclut pas l’autre et d’abord, ce qui est frappant de la présence de Ronsard qui lui est au soleil, c’est logique, c’est d’abord qu’il fut un jeune homme, par exemple en 1540 environ lorsque sa calèche s’arrête dans une auberge et qu’il rencontre un autre jeune homme de vingt ans, Joachim du Bellay, et certainement ils parlent de leur oncle commun, l’évêque du Mans, et très probablement, c’est sur ses entrefaites, qu’ils prennent maître commun, le grand érudit Dorat, et c’est ainsi que la langue « françoise » fait, pourrait-on dire annote, elle prend éclair, admiration. Mais alors, de quelle façon seraient-ils poètes ? Ce n’est pas seulement en faisant des vers naturellement. Ce que Ronsard doit nous faire entendre encore aujourd’hui, c’est précisément que rien n’importe d’avantage que d’être là dans cette vie-là, désirant et il est celui qui dit cela depuis l’au-delà. Ronsard parle depuis les « sentiers myrteux » où il se trouve déjà par avance, et disant à la jeune fille et à quiconque daigne l’entendre, l’importance de cet « être là » que fait entendre la langue quand elle crépite.

Le cas de Rimbaud est tout à fait différent et cependant il nous dit également de la même façon, quelque chose d’absolument singulier ; cette singularité a ce but, c’est au fond, au fond après tout, c’est-à-dire après la révolte adolescente, après la révolte contre toute chose, l’ordre moral, l’ordre politique, le désordre économique. Il fait entendre ceci, cette impatience de tout lieu, l’impatience d’en finir avec l’instant présent et d’exiger quelque chose comme l’éternité, oui l’éternité que promettent toutes les religions, mais d’exiger l’éternité sur terre, maintenant, là, dans un corps et une âme. Par où il rejoint Ronsard.

Je pensais en vous écoutant, avec la délicieuse attention flottante qui nous est commune, à ce square des Prébendes, à la statue de Ronsard mais aussi exactement, à ce même square de la gare à Charleville-Mézières, qui fait l’objet comme vous le savez, d’un poème « A la musique » et à ce même square devant lequel règne la statue de Rimbaud et en effet les deux poètes et leur square tracent une série de squares très proches les uns des autres comme autant de lieux de voyage.

Merci à vous, chers amis, d’avoir quelque peu voyager par mes livres, parfois seulement par l’énumération, pardon peut-être fastidieuse d’une bibliographie mais autant de marques de désirs, autant de traces de quelque chose qui est précisément aussi peut-être, la question du voyage. Je m’en explique un tout petit peu. Il me semble que ces squares et les connections qu’ils désignent, si on les rapproche dans l’imaginaire, se situent quand même dans une époque où l’on ne voyage plus. Nous savons tous déjà à quoi ressemblent Venise, New York et si jamais nous croyons voyager, nous ne faisons que nous déplacer en étant toujours assis. Il y a un moment de l’histoire du voyage où l’homme, le voyageur, s’est assis. Ça se voit dans la littérature d’ailleurs au dix-neuvième, les paysages accélèrent entre 1820 et 1880. En 1880, dans les paysages brusquement, il y a accélération des trains et alors par la fenêtre, par les portières, on voit des vaches qui passent comme des bombes. Mais quelquefois, on s’est assis collectivement, dans l’espace de voyage et désormais, on passe de la marche, car ce fut vraiment la marche, celle de Ronsard dans la Poitou rencontrant Du Bellay, celle de Rimbaud surtout, dont j’ai calculé qu’il avait parcouru 100 000 kilomètres à pied dans sa vie, 100 000 kilomètres à une époque où en effet, tous nos parents, nos grands-parents, nos aïeux, marchaient beaucoup, si vous tournez les pages du « Grand Meaulnes », entre deux chapitres, le personnage principal a fait 50 kilomètres. Comme quoi désormais nous ne marchons plus. C’est une erreur, je viens de le dire, la puissance du voyage s’est donc complètement déplacée. Peut-être est-elle aussi sur ce point, il ne s’agit-il pas tant de l’ailleurs désormais objet de vente, que de cette question dont je traite avec vous, de l’être ici, de l’être ensemble c’est-à-dire il y a un fragment, un petit fragment du grand Héraclite dont il ne reste rien, et qui dit seulement être au plus près, et bien, c’est une grande difficulté, une grande passion, une grande vérité que de tenter d’être au plus près, non pas au plus loin mais d’être au plus près.

Vraiment très attaché à la Touraine et c’est la seule correction que je propose depuis trente ans, je regarde mon paysage et je le photographie presque tous les jours, pas du tout par une démarche photographique mais simplement pour essayer de le voir mieux, de le voir différent et ce merveilleux mouvement que le monde opère pour nous si l’on daigne se prêter à son rythme, nous permet d’être là, ici même là, au plus près.

Ainsi nous avons été en cet instant, et je veux encore vous remercier de tout cœur à travers les voix et même les polyphonies des Réault-Crosnier, de Madame Zotter et de Monsieur Bacquié qui sont des poètes qui prêtent généreusement leur nom et leur âme de poète. En vous remerciant infiniment, je disais seulement l’importance de cet instant en ceci que je préciserai la question de la poésie.

La question de la poésie, en effet, il m’est arrivé de dire qu’elle avait en somme disparu, c’est un fait historique. Toutefois, l’essentiel reste. La question même qu’elle pose : la poésie n’est rien si elle n’est pas une question de sens, une question de sens qui ne peut être que relativement obscur et très exactement clair obscur. C’est ce que j’appelle le noème en effet, c’est-à-dire la nécessité de concevoir qu’il y a une pensée spécifique. Il y a une pensée intellectuelle, une pensée déductive, une pensée intuitive, toutes sortes de formes de pensées mais il y a une forme de pensée spécifiquement poétique. On peut déduire de l’ensemble des normes dans le monde et de l’ensemble des œuvres de poésie qu’elles ont en commun ce que j’appelle le « noème » c’est-à-dire tout simplement la forme spécifique de la pensée poétique. Cette forme est très spécifique. Elle n’est pas absurde. Je respecte l’absurde qui a pris ses lettres de noblesse. Mais la poésie, le noème, c’est tout à fait autre chose. Elle n’est pas la prose didactique. Elle a quelque chose de spécifique qui est en effet, d’abord un sens que chacun peut comprendre mais pour lequel il n’est pas nécessaire de faire des études particulières. Ainsi je donne l’exemple d’un poème que je vous raconte d’un mot. Une femme poétesse luxembourgeoise et que j’ai vu récemment, elle parle des vêtements qu’elle voit par la fenêtre, les vêtements de son père défunt, qui sèche au soleil et que le vent anime. Si nous appelons « noème » cette image, chacun la comprend. Il n’est pas nécessaire de faire des études particulières. Cette forme de pensée, elle est claire obscure. Cette forme de pensée, elle ne peut pas être intentionnée, on ne peut pas dire, je vais écrire un noème. On peut dire, je vais faire un poème ; il n’est pas sûr que la pensée poétique survienne. Il n’y a pas comme en art, de moyen de l’anticiper, de la programmer. C’est en cela même qu’il relève de la pensée intuitive et enfin le noème nous éclaire dans notre nuit fondamentale, éclaire notre nuit fondamentale c’est pourquoi il est absolument essentiel, c’est pourquoi la poésie est essentielle, c’est mon plaisir, en vous remerciant à nouveau du fond du cœur d’avoir partagé ensemble ce moment avec vous.

 

Alain BORER

 

 

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