5èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES

Vendredi 22 août 2003, de 17 h 30 à 19 h

Eugène BIZEAU,

poète pacifiste et vigneron

(1883 - 1989)

Eugène BIZEAU, le 5 septembre 1985, à 102 ans. Photo Régis CROSNIER.

Pour voir d' autres photos d'Eugène BIZEAU prises alors qu'il avait 102, 103 et 104 ans, cliquez sur l'image ci-dessus.

 

NB : En deuxième partie de la Rencontre, la vie et l’œuvre  d’Anne BIZEAU, son épouse, et de Max BIZEAU, son fils, ont été présentées.

 

Si ce poète de Touraine me tient tant à cœur, c’est que j’ai eu la chance de le connaître de son vivant et d’apprécier à la fois son accueil chaleureux et son talent de poète agrémenté d’une grande simplicité et du désir intense de transmettre ses idées toujours aussi vives avec le temps car elles reflètent la force d’un idéal.

5èmes Rencontres littéraires au jardin des Prébendes à Tours, le 22 août 2003 sur Eugène BIZEAU.

Sa biographie :

Eugène BIZEAU est né le 29 mai 1883 à Véretz (prononcer « Vérett »), petit village de Touraine situé au bord du Cher, près de Montlouis et Vouvray, village du célèbre pamphlétaire Paul-Louis COURIER, et est mort à Tours le 17 avril 1989 à près de cent-six ans. Il a vécu son enfance en Touraine. Autodidacte, il a quitté l’école après le certificat d’études primaires. Il a pour père Eugène BIZEAU, né en 1843, libre penseur qui luttait pour une république sociale.

Il alla à l’école laïque où il fut raillé par ses petits camarades car il n’était pas baptisé. Il a écrit son premier poème à sept ou huit ans et avait de très bons résultats scolaires mais il a dû gagner sa vie très tôt, dès le certificat d’études, à treize ans. Il est devenu domestique jardinier au « Verger » (aujourd’hui maison de retraite) à quinze ans pour un salaire insignifiant (vingt-cinq sous par jour), puis casseur de pierres sur les routes avec son père pendant l’hiver 1898, puis apprenti vigneron.

Ayant arrêté toute étude pour travailler, il s’intéressait malgré tout à l’actualité et il nous confie dans son journal personnel, qu’il lisait toujours le journal de son patron avant de lui donner. Plus tard, il lit Paul-Louis COURIER, PROUDHON, BLANQUI, RENAN, VIGNY, ESQUIROS, BÉRANGER, et de vieux recueils populaires qu’il trouve chez son père. Des journaux libertaires circulaient et il les lit grâce à des ouvriers de passage, d’anciens paysans, des employés du chemin de fer… Ses poèmes sont censurés comme « Franchise » (dans le « Libertaire » du 29 juin 1919).

Très tôt, il affirme ses convictions politiques : à quatorze ans, il est déjà abonné au « Libertaire » puis il s’abonne au « Père Peinard » d’Émile POUGET, l’un des fondateurs de la CGT et il rimaille, mettant sa plume au service de ses convictions politiques. Il est attaché à la paix, à la démocratie et au progrès social comme d’ailleurs ses ancêtres proches. Il est révolté de voir le salaire dérisoire de certains face à des riches cousus d’or et qui se croient tout permis. À vingt-quatre ans, en 1907, il est vigneron et poète libertaire. Il collabore à la revue « L’Anarchie ». En 1910, il participe à « la Muse Rouge », groupe de poètes et chansonniers révolutionnaires. Nombreux sont ses poèmes mis en musique dans les années 1912 – 1924.

Il épousa en 1916, en Auvergne, Adélaïde CHAMBONNIÈRE, appelée Anne, institutrice et poète qui partageait ses idées anarchistes. Eugène BIZEAU émigre comme jardinier à Massiac en Auvergne car sa femme n’a pas pu obtenir sa mutation en Touraine pour raison syndicale. Il eurent deux enfants, Max et Claire cinq ans plus tard.

Ils reviendront vivre 27, rue Chaude à Véretz à la fin de la seconde guerre mondiale, gardant toujours le même idéal. Sa maison a le charme des vieilles maisons tourangelles accrochées au rocher de tuffeau. Il renoue alors avec son métier de vigneron. À quatre-vingt-dix ans, il doit renoncer à cultiver sa vigne et en est désolé. Un an plus tard, sa femme meurt, autre chagrin intense puisqu’ils avaient vécu cinquante-six ans ensemble. De 1974 à son décès, il est seul à Véretz, soigne son jardin floral et potager, fait sa cuisine. Il consacre ses après-midi à la lecture, le courrier et l’écriture quand il ne reçoit pas des amis. Membre actif d’Art et Poésie de Touraine, association régionale de poésie, il fait partie du jury pour la remise des prix des Jeux Floraux qui ont lieu tous les deux ans.

 

Son portrait :

Il était anarchiste, athée, pacifiste, jardinier, apiculteur, vigneron et poète. Comme il le dit lui-même, il ne faut pas confondre anarchiste et terroriste : l’anarchiste n’est pas un poseur de bombes ! Il faut comprendre anarchiste dans le sens de libertaire qui veut l’épanouissement complet de l’individu dans la fraternité. Il dit aussi :

« Je suis devenu anarchiste, parce que cette société ne me convenait pas, elle était trop injuste… » (Verrues sociales, page 21)

Il aimait parler de Paul-Louis COURIER abattu en forêt de Larçay, parce qu’il partageait ses convictions et regrettait son assassinat jamais éclairci. Il était d’autant plus sensible à cet événement que sa grand-mère, la petite « MOREAU » avait été la dernière du village à avoir vu cet écrivain célèbre avant sa mort.

Voici comment il se décrit lors de la présentation au groupe de chansonniers révolutionnaires de la Muse Rouge :

« Tourangeau frisé, frisant la trentaine,
Vit par ses efforts sur le sol natal.
Pétrit ses chansons d’amour et de haine
Et se trouve aussi bien d’avoir tourné mal
. »

(cité par Christian PIROT dans Eugène BIZEAU a cent ans, page 26)

Dans ses poèmes, il transmet ses idées comme par exemple avec deux poèmes anti-colonialistes : « Cassons la gueule aux Maroquins » (1907) et « Gloria Victis » (1909). De nombreux textes sur ces idées, ont été repris dans son livre « Verrues sociales » en 1914 et dans « Croquis de rue » en 1933. Pour le côté anticlérical, il en parle souvent comme dans « Sacré Cœur » en 1912. Attiré par la chanson, il admire les poètes du Chat Noir.

Il a défendu avec ardeur, les causes qui lui semblaient justes comme celle d’Hélène BRION, institutrice pacifiste inculpée de défaitisme et détenue à la prison de Saint-Lazare. Lui-même sera perquisitionné. Cela ne l’empêchera pas de continuer à clamer ses idées.

Il a milité dans ses écrits pour la paix et la laïcité et a publié de nombreux poèmes et recueils de poésie au fil de sa vie, sans se croire un poète de grande envergure mais dans le but de mieux faire passer ses idées. Il était réfractaire aux conformismes bourgeois et aux manœuvres politiques. Il était aussi chanteur de la Muse Rouge, groupe de poètes et de chansonniers révolutionnaires des années 1910. De nombreux poèmes de lui furent mis en musique dans les années 1912-1914. Ses livres sillonnent son parcours, dans la permanence de ses convictions politiques et philosophiques. C’est un esprit libre, sincère, toujours jeune et honnête avec lui-même. Il a voulu être un témoin de la colère et de la peine des hommes « qui s’usent au labeur pour que d’autres s’habillent de soie » (NR). Il a refusé l’injustice toute sa vie.

 

C’est grâce à notre amie Annie SPILLEBOUT, poète, lauréate de l’Académie française et vice-présidente d’Art et Poésie de Touraine, hélas décédée, que nous avons connu Eugène BIZEAU et avons été reçus chez lui au début.

Quand il nous accueillait du haut des cent-deux ans et plus, il aimait se préparer à notre visite. Il ratissait ses allées pour nous recevoir comme il le faisait pour tous ses amis. Il aimait s’asseoir dehors avec nous, devant sa maison fleurie, le regard tourné vers son jardin, pour parler autant du passé que de nous ou de notre avenir. Il fixait aussi bien les souvenirs récents que les anciens. Il disait en riant que les médecins s’intéressaient à son cas. Il pouvait se lever et déclamer par cœur et avec passion, un de ses poèmes ou un de ses auteurs préférés comme BÉRANGER ou un texte de Paul-Louis COURIER ou un poème de Gaston COUTÉ. Puis on entrait en sa simple demeure aux volets vert clair, dans la pièce principale qui n’était pas grande mais très conviviale et là avec le sourire, il partait chercher une bouteille de Vouvray pour trinquer à la fraternité, à la paix, à la poésie, à l’amitié avec nous. Il fut un temps où il débouchait lui-même une de ses bouteilles sans étiquette, un autre où il demandait à ses amis de le faire mais sans une plainte sur la vieillesse, sans un regret inutile. Il buvait le temps présent, la joie de recevoir ses amis. Le dos penché en avant, il cherchait dans son buffet une boite en fer blanc qu’il ressortait et dans laquelle il y avait des boudoirs à moins qu’il ne se dirige vers la cuisine s’il s’était lancé comme il le disait, à faire un gâteau ! La simplicité de l’accueil mettait en relief, la chaleur amicale et lorsque notre fille Claire arriva en mai 1987, il lui dédicaça en vers, une carte postale, lui souhaitant « un siècle de vie heureuse ». Il nous dit aussi que ce prénom lui était très cher puisqu’il l’avait choisi pour sa fille et Claire fut à chaque fois reçue par lui comme un trésor ; même à son âge, il gardait une admiration sans borne, pour le petit enfant qu’elle était et qui s’éveillait à la vie.

Eugène BIZEAU a eu ses heures de gloire, au seuil de la vieillesse. Par exemple pour fêter son centenaire, Christian PIROT a édité « Eugène BIZEAU a 100 ans ! ». Dans ce livre, il rappelle sa vie, se basant en particulier sur son cahier d’écolier qui était son journal intime puis son engagement politique et il nous donne une sélection de ses poèmes extraits de nombreux recueils ou censurés.

Pour ses cent ans, un film « Écoutez BIZEAU » a été tourné montrant son côté charmant, romantique et aussi sa malice, sa sagesse et sa bonhomie.

La presse tourangelle ne l’a pas non plus négligé puisque les journalistes lui ont consacré des articles aussi bien de son vivant qu’après sa mort. Dans « 104 printemps pour Eugène BIZEAU » (NR du 11 juin 1987), le journaliste souligne qu’il vient de prendre des antibiotiques pour une bronchite, pour la première fois de sa vie et qu’il écrit d’une main un peu moins leste depuis l’an passé car il s’était fracturé la main droite. Mais je peux vous dire, pour l’avoir connu à cet âge, qu’il écrivait d’une manière tout à fait lisible, même si son écriture tremblait un peu.

Ayant vécu pendant presque cent-six ans, il a suivi l’évolution du monde sur plus d’un siècle. Lui qui aime l’humour, il a ri d’avoir enterré de nombreux militaires, lui le pacifiste ! Et il a encore ri d’avoir été réformé en 1914, au moment du service militaire pour faiblesse de constitution. Une manière de faire un pied de nez à tous ceux dont il ne partage pas les idées…

Un article paru dans la Nouvelle République du Centre Ouest du 12 décembre 1989 « Eugène BIZEAU, prophète en son pays » rend hommage à ce poète après sa mort et témoigne qu’il a toujours des amis qui veulent entretenir son souvenir et son œuvre.

 

Son œuvre :

Eugène BIZEAU a publié de nombreux recueils dont :

- « Balbutiements »,
- « Verrues sociales »,
- « Croquis de la rue » préfacé par Han Ryner avec des bois gravés de Germain DELATOUSCHE,
- « Paternité »,
- « Hommage à Paul-Louis COURIER »,
- « La muse au chapeau vert », préfacé par Paul GUTH avec des dessins originaux de TOUCHAGUES,
- « Recueil de chansons », avec des musiques de F-L de CARDELUS,
- « Entre la vie et le rêve »,
- « Disques et chansons »,
- « Les grappillons d’arrière-saison »,
- « Les sanglots étouffés »,
- « Lueurs crépusculaires ».

Trois livres ont été réédités par Christian PIROT, pour son cent-cinquième anniversaire, « Verrues sociales », « Croquis de la rue » et « Guerre à la guerre ».

 

Le recueil « Paternité » a été édité en 1938 par les éditions du « Nid dans les branches » ; Eugène BIZEAU nous a offert ce livre lors d’une rencontre chez lui, en août 1987 et il nous l’a dédicacé sans omettre de parler de notre fille Claire :

« À mes bons et chers amis Catherine et Régis Réault-Crosnier, aux heureux parents de la mignonne Claire avec mes meilleurs vœux de mater-paternité dans leur maison fleurie de glycines et égayée par le joli sourire et le gazouillis charmant de leur petite mésange aux yeux bleus… Hommage ému d’un vieux grand-père. »

La dédicace à elle seule prouve son attachement à l’enfant et les poèmes de ce recueil vont tous dans ce sens. Il se laisse bercer par la douceur du bébé par exemple dans le poème « Les berceaux » (page 9) qui commencent ainsi :

« Brins d’osier souple
Quel homme accouple,
Quel sera demain votre sort ?
- Nous serons les nids éphémères
Qui berceront le doux trésor

 

Des mères.

(…) »

Ces brins d’osier ne sont pas sans rappeler un poème « La chanson du vannier » du poète tourangeau André THEURIET :

« Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous assouplis sous les doigts du vannier.(…)
 »

Mais avec Eugène, la paternité domine et s’affirme à une époque où l’homme français se souciait peu de partager les tâches ménagères ou d’apparence ingrate. Ce poète, lui, s’en glorifie comme dans « Évolution » (page 30) dont voici la conclusion :

« Mais sur notre faiblesse il règne à sa manière,
Et ses moindres désirs ont pris force de loi
Depuis un an passé qu’il fait pipi sur moi !…
 »

Dans ce livre, Eugène n’hésite pas à admirer le bébé qui tête, la puissance de ce tout petit qui demande tant d’attention, l’ange qui dort, les agacements avec les rages de dents, les caprices, les repas de bouillie, la beauté des petits pieds, des yeux, le passage à l’âge ingrat, les enfants des amis, l’éveil du frère qui découvre sa sœur comme dans « Frère et sœur » (page 47) :

« Plongé dans la surprise et le ravissement,
Max est toujours penché sur le berceau de Claire :
Cette petite sœur est faite pour lui plaire,
Aussi quand elle dort, il marche doucement
.
(…) »

 

Dans « Entre la vie et le rêve », recueil de cent-un poèmes, publié en 1978, il allie les thèmes de la jeunesse, de l’amour, de l’immortalité, de la nature, de la femme au rêve jamais terminé. Eugène BIZEAU nous confie qu’il n’a jamais fini de rêver, c’est peut-être ce qui lui a permis de rester jeune, comme dans le poème « J’ai rêvé » qui relie toutes ses idées :

« J’ai rêvé de toute mon âme,
Rêvé comme on rêve à vingt ans,
Devant les beaux yeux d’une femme,
À l’éternité du printemps.
J’ai rêvé d’étreintes moins brèves
Et d’amour jamais achevé ;
Je ne sais plus où sont mes rêves…
Mais je sens bien que j’ai rêvé !
 » (page 11)

Même si Eugène BIZEAU sait encore rêver, cela ne l’empêche pas de rester réaliste devant l’avenir et de penser à sa mort avec lucidité, se sachant petit, fragile et éphémère :

« Pourquoi, las de la vie et d’une âpre infortune,
Fuir l’appel rédempteur d’un rêve au clair de lune…
Et partir sans retour vers l’éternel néant ?
 »

(page 20, fin du poème « Questions intimes »)

Le néant comme l’éternité sont des thèmes chers à ce poète et il n’hésite pas à les lier à son amour :

« Il n’existe pour nous qu’une heure impérissable,
Celle de notre amour en mal d’éternité.
 »

(page 27, fin du poème « Pour toi »)

Niant l’existence d’une vie après la mort, pensant que tout est détruit, il ressent encore plus fortement la solitude. C’est d’ailleurs le titre d’un de ses sonnets qui commence par :

« Plus je pense à ta solitude,
Plus je pense à la mienne aussi…
Et plus je me fais de soucis,
Moins j’en accepte l’habitude.
 » (page 47)

Amour omniprésent pour lui comme pour tant de poètes, amour exprimé dans sa fidélité comme dans le poème dont le titre seul est déjà tout un programme « Tant que mon cœur battra » (page 28). Amour dont il croit à la persistance au-delà de la mort comme dans le sonnet « Image lointaine » qui se termine ainsi :

« Et, conteur de bonne aventure,
Je découvre dans ta nature
Le souffle immortel de l’amour.
 » (page 35)

Eugène sait alterner des images lointaines avec l’amour concret où sa plume pétille de malice à travers des expressions au doux frémissement érotique comme dans « Songe-mensonge » qui allie amour physique et romantisme et qui débute par tout un programme sensuel :

« Pigeons d’amour battant des ailes
Dans un soutien-gorge entrouvert,
M’ont un jour donné « le feu vert »
Pour des découvertes nouvelles…
 » (page 52)

L’amour peut effleurer son poème en alliance avec la nature comme dans « Roses de décembre » dont voici la deuxième strophe :

« Miracle de la vie ouvrant les lèvres closes
Des fleurs qui soupiraient dans leur corsage étroit…
Symbole de l’espoir et des apothéoses
Jetant lumière et paix sur nos chemins de croix !
 » (page 69)

Effleurement de roses ou d’ailes, voici l’amour qui arrive avec toute sa légèreté envoûtante et Eugène sait aussi l’exprimer à travers un poème très court, presque un haïku comme avec « Papillon d’amour » :

« Papillon d’amour,
Papillon frivole,
Le bonheur d’un jour
Avec toi s’envole…
Mais bien malheureux sont les cœurs fermés
Qui n’ont pas connu le bonheur d’aimer !
 » (page 74)

Si le rêve commence ce livre, il est aussi présent vers la fin comme dans le poème « Les naufragés » duquel je cite le premier et le dernier vers :

« « Les rêves sont plus beaux que la réalité »,

(…)

Et chacun pleure en soi le bonheur qu’il n’a plus ! » (page 83)

Eugène BIZEAU ne peut pas s’empêcher d’en tirer une conclusion philosophique comme dans « Exister ! » :

« Exister, c’est aimer la vie,

(…)

C’est d’amour et de poésie
Enrichir son âme et son cœur.
 » (page 101)

Ou dans « Philosophie » qui se termine par une sorte de profession de foi à sa manière :

« Que jamais un cœur ne s’encombre
De regrets vains et superflus,
Le jour où je serai dans l’ombre
Parmi ceux qui n’existent plus.
 » (page 102)

Eugène BIZEAU affirme là son athéisme et des idées qui lui sont primordiales et il le fait avec courage, force et conviction profonde qui peut toucher tout vivant au-delà de ses convictions personnelles. Il veut être honnête et lucide avec lui-même et cela ne l’empêche pas de rêver ! Oui, ce livre porte bien son titre car le poète peut toujours rêver.

 

« Les Grappillons d’arrière-saison » publié en 1982, est composé de deux cent douze poèmes. C’est le dernier livre de poèmes d’Eugène BIZEAU ; il a pour but de conserver le rêve même à l’automne de la vie :

« Pour les jours gris et monotones
Où l’on se recueille en rêvant,
Sous les feuilles d’or de l’automne
Qui s’en vont au souffle du vent.
 » (page de garde)

Après cette introduction, Eugène fait sa profession de foi personnelle avec le poème « J’écris depuis longtemps… » qui se termine par :

« (…) Je suis l’humble artisan d’une tâche inféconde,
Mais devant les malheurs qui planent sur le monde,
Je rougirais d’être de ceux qui n’ont rien dit !
 » (page 9)

Eugène sait que sa vieillesse même prolongée ne sera pas éternelle et comme tout poète, il regrette le temps passé, comme dans « La machine à compter le temps » qui fait la réponse au poème de sa femme plus romantique « Bergères du temps jadis ». Voici le dernier quatrain du poème d’Eugène :

« Mais puisque nous restons vivants,
Bonne année à toi, que j’embrasse
En souhaitant que le printemps
Casse en deux l’hiver qui nous glace !
 » (page 15)

Dans le poème « Le vieux philosophe », Eugène est « le vieux philosophe à barbiche » (page 33) ; il aime rire de lui, « canne à la main comme un rentier » et s’il est riche, c’est pour plaisanter car il l’est « du ciel tout entier ». De même qu’il rit de sa vie, il veut rire de sa mort et dans le poème « Soliloque du quatrième âge », il nous confie :

« (…) Et, le moment venu, ma volonté dernière
Est de partir sans bruit, sans plainte et sans prière,
Et de ne déranger personne pour mourir.
 » (page 52)

S’il ne veut déranger personne en partant, ce n’est pas qu’il n’a pas d’amis, bien au contraire comme le prouve les nombreux poèmes qu’il a consacrés à ses amis dont Cécile MONTLOUIS dans « Le clair de l’aube » (page 65), Jules et Simone GILBERT dans « Bonheur sans prix » (page 79), Pierre PROMEYRAT dans « Fraternité lyrique » (page 102), Gustave HODEBERT dans « L’arche d’or » (page 107), Paule GUICHARD dans « Extase » (page 123), Annie SPILLEBOUT dans « Un vœu » (page 129), Paul GUTH dans « Jeux floraux 1975 » (page 188), Gabriel SPILLEBOUT dans « Jean Guillon » (page 194)… Ces amis poètes sont si nombreux qu’il ne voudrait pas en oublier ce qui explique son poème de trois pages « À mes amis de Véretz, fleur de Touraine » (page 76) à la gloire de ce petit village :

« Parmi tant de jolis villages
Sur les bords de l’Indre et du Cher,
Plus ancien que le Moyen-age,
Il en est un qui nous est cher.

« Vérett », c’est ainsi qu’on le nomme
Sans prononcer le z final,
Est au siècle dur de l’atome
Un lieu de séjour idéal.

(…)

Le progrès ? Qu’il soit en nous-mêmes
Et nous serons heureux plus tard
D’avoir la beauté pour emblème
Et le culte des œuvres d’art.

En attendant l’heure incertaine
Où seront exaucés ces vœux,
Au jardin des Fleurs de Touraine,
C’est Véretz que j’aime le mieux.
 »

Eugène n’a jamais dédaigné la bouteille et a toujours eu du plaisir à trinquer avec ses amis en bon vigneron et digne successeur de Paul-Louis COURIER ; s’il le dit, il aime à en plaisanter comme dans le poème « Vacances à Boutx » adressé à des curistes et qui se termine ainsi :

« Et revenez vers la Touraine
Finir votre cure à Vouvray !
 » (page 88)

Ou encore dans « Fraternité lyrique » :

« (…)
Mais en faisant honneur au Vouvray qu’on renomme,
Chacun gardait le sens de sa dignité d’homme
Pour sortir, le front haut, du temple de Bacchus…
(…) » (page 102)

Eugène BIZEAU a toujours refusé les décorations par principe ; il le confie à la poésie dans « Cas de conscience » :

« Si j’acceptais aussi le ruban d’Arts et Lettres,
Que gentiment vous m’offriez,
J’aurais le rouge au front et les remords d’un traître…
J’aime mieux vivre sans lauriers !
 » (page 112)

Eugène traduit en vers son amour de la Touraine, en particulier dans « Doulce Touraine » (page 114), « Le prieuré de Saint-Cosme » (page 115), « Les roses de Ronsard » (page 116), « La Loire à Tours » (page 118), « Les mariniers du Cher » (pages 124 à 126)…

En digne disciple de Paul-Louis COURIER, il fait les louanges de ce dernier dans le sonnet « Les pastorales de Longus » dont voici un extrait :

« Si j’avais par bonheur encore assez d’haleine
Et d’encre ineffaçable au fond d’un encrier,
Je voudrais rendre hommage à Longus, à Courier
Qui traduisit si bien l’œuvre du tendre Hellène. (
…) » (page 152)

Pensant sentir la mort approcher mais elle se rira de lui, Eugène du haut de ses ans, nous confie sa sagesse de vrai philosophe dans « Renoncement » :

« À force de vieillir, on retombe en enfance,
Si ce n’est aujourd’hui ce sera pour demain…
Ce soir je m’abstiendrai de vous serrer la main
À vous pour qui mes vœux sont une lourde offense.

Je vivrai dans l’oubli, dans l’ombre et le silence
Ne voulant plus noircir papier ni parchemin,
Dussé-je être abattu par le malheur humain
Qui m’a brisé le cœur d’un coup de fer de lance…

Abandonnant mon rêve et m’éloignant des sots,
Je relirai Voltaire et Montaigne et Rousseau
Tant que mes yeux lassés me permettront de lire…

Après, la nuit viendra sur l’homme et son destin…
Le nom des êtres chers vibrera sur ma lyre,
Et ce sera l’adieu de mon dernier matin.
 » (page 230)

 

Avec « Les sanglots étouffés » paru en 1982, Eugène BIZEAU s’affirme pacifiste à tout prix. La couverture de ce livre en témoigne déjà ; quatre vers y sont affichés pour clamer haut et fort, son idéal :

« Par tous les peuples de la terre
Assassinés depuis toujours,
« Ah ! que maudite soit la guerre »
Et que maudits soient les vautours !
 »

Ce livre, Eugène avait choisi de nous l’offrir et de nous le dédicacer car il voulait semer la paix. Il nous écrit en septembre 1985 :

« À Monsieur et Madame CROSNIER, mes sympathiques compatriotes, à leur amour de la paix : Les sanglots étouffés d’une époque inoubliable et douloureuse où le sang des hommes coulait à flots dans un monde en folie… Avec mes meilleurs souhaits de vie heureuse dans le bonheur et dans la paix. »

Cette dédicace est caractéristique de l’optique de ce livre et même le poids des ans n’a effacé en rien, la force de ses convictions comme dans « Pour les nouvelles idoles » (page 13) qui se termine par un cri :

« - Halte à la barbarie ! Halte au massacre immonde !
Halte au vol des obus ! Halte aux chars cuirassés !
Et que le sang des gueux, souffre-douleurs du monde,
Retombe en flots vengeurs sur ceux qui l’ont versé !
 »

Ou bien dans l’épilogue du poème « Le témoignage des victimes » (page 23) :

« Demandez-leur à tous, bourreaux, si votre règne
N’est pas celui du crime et de la chair qui saigne !…
 »

Si Eugène crie sa douleur devant ceux qui souffrent ou meurent de la guerre, il sait aussi proposer aux lecteurs, un hymne de paix comme dans « La colombe de Picasso » (page 37) dont voici deux extraits :

« La Colombe de Picasso,
Sous le ciel que l’amour déserte…
Garde en son bec la branche verte
Que le guerrier jette au ruisseau.

(…)

Elle vivra, malgré l’assaut
Des vautours qui voudraient sa perte…
Elle étendra son aile ouverte
Sur les nids et sur les berceaux,
La Colombe de Picasso !
 »

Eugène BIZEAU essaie de nous transmettre la force de son désir de paix comme dans « Ce qu’il faut vouloir » (page 44) car « Ce qu’il faut vouloir, c’est la paix ! ». Il ne veut pas rester passif et lance son message dans le poème « Plus de canons » dont le titre revient comme un leitmotiv (page 45) :

« Plus de canons, assez de jours funèbres,
Assez de morts, assez d’égorgements,
Assez de cris poussés dans les ténèbres
Et de sanglots dans le cœur des mamans.
(…)
 »

Un des derniers poèmes de ce livre est un hommage à ceux qui refusent de tuer. Il s’intitule « Honneur aux héros de la paix » (page 67) ; ce sont ceux qui vont détruire la guerre à jamais. Le poème final dit bien que ce n’est pas la solution de facilité ni un laxisme car le titre seul est déjà évocateur « Lutter » (page 78) dont voici une partie du message :

« Lutter jusqu’à la fin du rêve ou du poème
Qui soutient notre cœur et l’enflamme en secret…
Et quand on n’est plus rien que l’ombre de soi-même,
Sourire à la jeunesse et partir sans regret !
 »

 

Le recueil suivant du poète a pour titre « Lueurs crépusculaires ». Il est édité à compte d’auteur en 1985 donc lorsqu’Eugène a cent-deux ans. Pas étonnant qu’il s’estime à l’automne de la vie à ce moment et qu’il souhaite envoyer au monde, un message de fraternité et d’amitié. De nombreux poèmes sont dédiés à des amis dont Jacqueline DELPY, présidente d’Art et Poésie de Touraine (page 22), à Germaine SATONNET, à Madame Jeannette DUBOUILH, peintre, à Yvonne LE FUSTEC, à Jacqueline GROLLEAU, poète, à Lyne CORBIERE-FRIERA, à Victor DUPRÉ, poète et peintre, … ; sa famille n’est pas exclue ainsi le poème intitulé « Mai 1918 » (page 45) est consacré à son fils :

« J’eus le cœur en fête
Lorsque tu naquis,
Malgré la tempête
Qui brisait les nids…

Pour l’homme et la bête,
Loin du paradis…
Plus d’espoir en tête
En ces jours maudits.

Aujourd’hui, courage !
Évoquant l’image
D’un plus heureux temps,

Pour te voir le vivre
Ailleurs qu’en un livre…
J’ai vécu cent ans !
 »

Ce poème associe la paternité si importante pour Eugène à son désir de paix exprimée au seuil de la guerre mais l’espoir domine et Eugène a confiance et pense qu’à ces jours maudits, d’autres vont suivre qu’il appelle heureux temps. Il est fier d’avoir vécu assez longtemps pour voir fleurir la paix et nous ne pouvons que nous réjouir avec lui de ce temps de paix. Il sait aussi dégager l’humour comme dans le poème « Amour et cigarette » (page 63) où il parle en philosophe aimant rire :

« Toujours amour et cigarette
Ont une existence enflammée ;
Tous deux nous font rougir la crête…
Et tous deux s’en vont en fumée !
 »

Ce poète veut vivre sa vie mais pas futilement ainsi qu’il nous l’affirme dans « Les marchands de bonheur » (page 93) qui commencent ainsi :

« Les marchands de bonheur, ce sont de faux apôtres
Fascinant les esprits d’un message trompeur ;
Plus ils ont de talent, plus ils bernent les autres…

Ce sont de faux apôtres,
Les marchands de bonheur !

(…) »

Pour lui, Dieu est un leurre comme un marchand de bonheur illusoire et il reste incrédule ainsi en témoigne son poème « Incrédulité » (page 109) qui se termine par :

« À celui qui toute sa vie
Tira le diable par la queue,
Ne parlez pas, je vous en prie,
Ne parlez jamais du « bon dieu » !
 »

Ayant eu une vie dure, il a du mal à accepter les progrès énormes de la médecine et se pose la question de l’éthique dans « Greffe du cœur » (page 130) :

« Mais de quel droit nouveau l’homme est-il donc l’apôtre
Pour prendre un cœur vivant sur un mort incertain
Et prolonger ses jours avec le cœur d’un autre ?
 »

Depuis la médecine a fait encore bien des progrès mais sont-ce toujours des progrès et ne devons-nous pas nous poser les mêmes questions que le poète face à l’escalade des prouesses techniques si nous avons un doute sur le respect humain ?

 

Son avenir :

Eugène BIZEAU n’est pas vraiment mort puisque ses amis entretiennent son souvenir. L’association des amis d’Eugène BIZEAU a son siège à Véretz. Le personnel de la municipalité a décidé de donner son nom à la nouvelle salle des fêtes.

Lors de l’inauguration, plusieurs centaines de personnes étaient réunies pour parler de lui et de poésie ; des manifestations culturelles avaient été organisées sur deux week-ends, au sujet du poète. En sa demeure, rue Chaude, grâce à sa famille, une exposition était conjointement proposée, retraçant l’intimité du poète : ses manuscrits, ses objets familiers, ses lettres, souvenirs d’amis, ses œuvres et partitions de chansons. Conjointement, une exposition d’Eugène BIZEAU à travers la presse, se trouvait à la salle polyvalente en particulier le samedi 25 novembre 1989. J’étais là parmi tant d’autres pour entretenir la mémoire de ce poète et j’ai retrouvé récemment un article de la Nouvelle République du Centre Ouest du 12 décembre 1989, qui fait état de cette journée ; la photo à l’appui se situe dans la salle à manger du poète et des personnes sont autour d’une vitrine où sont exposés divers manuscrits et objets. J’ai eu le plaisir de me reconnaître sur cette photo ce qui sera donc pour moi, un souvenir de plus avec ce poète.

Des livres récents parlent d’Eugène BIZEAU puisqu’en 1983, Christian PIROT a eu le mérite de rééditer quelques morceaux choisis, « Chansons et poésie », pour ses cent ans. C’est un très beau livre illustré de photos et caricatures et dans lequel de nombreux poèmes de l’auteur sont mis en valeur. Il a renouvelé l’expérience en 1988, en rééditant « Verrues sociales », « Croquis de la rue » et « Guerre à la guerre ».

Les journaux locaux n’ont pas hésité à demander un poème à Eugène comme par exemple, la Touraine Mutualiste en 1987 : il avait alors écrit « Secours mutuel » dédié aux mutualistes ; ce poème fut lu lors d’une cérémonie d’ouverture au Prieuré de Saint-Cosme et il commence ainsi :

« Si tu veux tenir tête à l’âpre adversité,
Homme, unis tes efforts à ceux des autres hommes :
L’entraide universelle et la fraternité
Te sortiront alors de l’abîme où nous sommes…
 »

 

Eugène BIZEAU est bien poète de Touraine ; il aime l’harmonieuse clarté du vers classique et écrit avec facilité. Il est aussi un ardent défenseur de ses idées et continue de l’être après sa mort, à travers ses écrits. Il nous dit « guerre à la guerre ». Ce qu’il veut, c’est le règne de la justice et même si le lecteur ne partage pas toutes ses idées, il ne peut qu’être respectueux devant son œuvre, sa sincérité et sa fidélité au fil du temps à ses convictions. Eugène BIZEAU n’a jamais vieilli. Il doit sa jeunesse certes à sa vitalité mais aussi à son esprit optimiste car il a toujours gardé l’espoir de faire passer ses idées. Eugène, en restant jeune du haut de tes presque cent-six ans et même après ta mort, tu nous donnes une belle leçon d’optimisme ! À nous de savoir la recevoir.

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

NB : En deuxième partie de la Rencontre, la vie et l’œuvre  d’Anne BIZEAU, son épouse, et de Max BIZEAU, son fils, ont été présentées.

 

 

Bibliographie :

Anne BIZEAU, Souvenance, auto-édition, 1970, 231 pages

Eugène BIZEAU, Paternité, éditions du Nid dans les Branches, 1938, 160 pages

Eugène BIZEAU, Entre la vie et le rêve, auto-édition, 1978, 119 pages

Eugène BIZEAU, Les grappillons d’arrière-saison, auto-édition, 1982, 239 pages

Eugène BIZEAU, Les sanglots étouffés, auto-édition, 1982, 78 pages

Eugène BIZEAU, Lueurs crépusculaires, auto-édition, 1985, 147 pages

Eugène BIZEAU, Croquis de la rue, éditions Christian PIROT, 1988, 71 pages

Eugène BIZEAU, Verrues sociales, éditions Christian PIROT, 1988, 77 pages

Max BIZEAU, Éclats, éditions Saint-Germain-des-prés, 1991, 172 pages

Max BIZEAU, lettre adressée à Catherine RÉAULT-CROSNIER, le 26 novembre 1999

Christian PIROT, Eugène BIZEAU a 100 ans, chansons et poésie, éditions Christian PIROT, Saint-Cyr-sur-Loire, 1983

SIMONOMIS, Eugène BIZEAU, vous avez dit BIZEAU ? Dialogue avec un poète de … 103 printemps !, Les Dossiers d’Aquitaine, 1986, 51 pages

La Nouvelle République du Centre-Ouest du 12 juin 1987, « Les 104 ans d’Eugène »

Pierre FAVRE, article de la Nouvelle République du Centre-Ouest du 30 juin 1988

La Nouvelle République du Centre-Ouest du 12 décembre 1989, « Eugène BIZEAU, prophète en son pays », page F

Le Magazine de la Touraine n° 15 de juillet 1985, « Eugène BIZEAU, le centenaire anarchiste de Véretz », pages 35 à 41

Le Magazine de la Touraine n°31 de juillet 1989, « Hommage à Eugène BIZEAU », pages 36 et 37