Académie Berrichonne

Séance solennelle du 29 mars 2003, à Bourges

 

Discours de réception de Jean-Christophe RUFIN

(discours prononcé, retranscription Catherine Réault-Crosnier)

 

 

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

 

Quand le docteur RÉAULT-CROSNIER m’a approché, nous étions près de Tours. Elle m’a proposé de faire partie de l’Académie Berrichonne. J’ai d’abord été un peu méfiant parce que je venais d’avoir une mauvaise expérience, dans une circonstance un peu similaire puisqu’on m’avait nommé docteur Honoris Causa d’une grande université nord-américaine et ça m’avait donné l’occasion fâcheuse de revêtir un déguisement, une grande robe noire et tous mes amis se sont copieusement moqués de moi. Alors, je me suis dit « si c’est pour avoir un autre déguisement, non ! »

Jean-Christophe RUFIN prononçant son discours de réception à l'Académie Berrichonne, le 29 mars 2003.

Évidemment d’abord, elle m’a rassuré en m’expliquant que l’Académie n’a pas un uniforme dans un premier temps, actuellement, bien que dans les projets du Président il y en ait un en tête, et d’autre part, elle m’a tenté et elle m’a finalement convaincu pour une raison simple, c’est qu’aujourd’hui, les liens qui m’unissent au Berry, ont changé.

Pendant très longtemps, pendant presque toute la totalité de ma vie, ces liens ont consisté en des lieux et en des personnes, des personnes puisque ma famille vivait ici, toute ma famille a vécu ici, et les lieux parce que des lieux physiques me rattachaient au Berry et puis ces personnes ont disparu dans les années précédentes et j’ai dû malgré moi, me séparer de ces lieux, donc les liens que j’entretiens actuellement avec le Berry, sont des liens virtuels. Cette région qui est la région où je suis né, est faite pour moi de beaucoup de souvenirs mais aussi de beaucoup de morts et de beaucoup de lieux où ne sont plus ceux qui m’ont été chers et qui me sont toujours chers mais qui ne sont plus parmi nous.

Alors ces liens virtuels, je les entretiens et l’occasion m’en est donnée par des cérémonies souvent. Ainsi j’ai reçu la médaille de la ville. J’ai été très touché de devenir citoyen d’honneur de cette ville qui m’a vu naître et où j’ai passé mes premières années, où je suis revenu par la suite. J’ai présidé il y a peu de temps, un banquet au restaurant du Grenadier, à la gare d’Austerlitz où se réunissent les Berrichons de Paris. Tout ça, ce sont des circonstances ponctuelles et appartenir à une Académie permanente et qui plus est, plus ancienne par ses racines que l’Académie française et bien, c’est l’occasion de créer un lien permanent, durable et bien entendu, j’en suis très heureux et très ému.

Je voudrais vous rassurer, Monsieur le Président, vous qui avez fait beaucoup d’allusions très flatteuses et très aimables à mon travail et à mes origines. On n’est pas uniquement membre de cette Académie parce qu’on est né ici et on n’est pas uniquement membre de cette Académie parce qu’on a reçu des prix. Je pense que c’est un parcours et que c’est un parcours de fidélité qui peut nous amener à faire partie de ce cénacle et pour moi, c’est vrai que beaucoup de choses sont parties d’ici et beaucoup de choses continuent à s’ancrer dans cette ville et dans cette région. Alors je voudrais évoquer devant vous, les pierres qui jalonnent ce parcours pour vous montrer en quoi, finalement, je me suis d’une certaine façon, jamais véritablement éloigné de cette région même si physiquement, j’ai été amené à aller chercher parfois très loin mon activité, mon inspiration.

Alors je suis né ici comme j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire, né ici, autant vous dire que la première chose que j’ai pu voir, c’est la cathédrale puisque je suis né à la clinique qui était à l’époque tout à fait au pied de la cathédrale. J’ai été élevé par mes grands-parents ; c’est un fait qui était lié aux circonstances de la famille. Mon grand-père était médecin à Bourges à une époque que certains d’entre vous, ont connue, je dirai presque, l’ont mieux connu que moi parce qu’il est mort quand j’avais 13 ans mais c’était un homme un peu lointain, mais c’est un homme qui a exercé une très grande influence sur moi par sa présence tout simplement. Il était médecin à une époque où la médecine était sans doute, très différente puisque c’est un homme du XIXème, né au XIXème, donc né à deux siècles de nous déjà et ce XXème siècle a apporté tellement de transformations aux activités scientifiques qu’elles sont devenues méconnaissables, entre ce qu’elles étaient au début de ce siècle et ce qu’elles sont devenues à la fin de ce siècle. Il y avait une différence considérable, beaucoup plus grande sans doute qu’entre la médecine de mon grand-père du début du XXème siècle et la médecine de Molière. Mon grand-père avait connu évidemment cette époque.

Après lui, sont arrivées des transformations profondes de la médecine. C’était un homme qui appartenait à une génération très ancienne évidemment pour moi. Il y avait un écart très grand que je n’ai pas mesuré tout de suite et que je mesure aujourd’hui. Par exemple, il lui arrivait quand il m’auscultait, quand j’étais petit et que j’étais malade, s’il n’avait pas d’instrument sous la main, il prenait un torchon et il le mettait sur le thorax du patient et il lui arrivait souvent d’ausculter sans stéthoscope, simplement en tendant l’oreille avec un torchon contre le thorax du patient et lui qui était phtisiologue, disait qu’on entendait les bruits thoraciques comme ça. Évidemment, aujourd’hui, c’est quelque chose que je ne recommande à aucun médecin de faire, s’il veut continuer à être agréé par la sécurité sociale mais à l’époque, ça se faisait et il y avait ce genre de pratiques que moi, je considérais comme naturelles. Il y avait des instruments curieux. Il y avait à la maison des instruments pour prendre la tension. Quand je passe rue Jacob, il y a un antiquaire spécialisé dans les outils médicaux et ils sont aujourd’hui en vitrine parce qu’aujourd’hui, ces instruments appartiennent non seulement au passé, mais pratiquement par l’utilisation du cuivre, du cuir, etc., je dirai presque, à l’antiquité.

Il y avait d’ailleurs dans l’appentis, près de la maison, un appareil avec lequel je jouais parce qu’on ne l’utilisait plus, et avec lequel mon arrière grand-mère entendait et écoutait ce qu’on lui disait. Ça consistait en une sorte d’écouteur, un gros tuyau et un cornet dans lequel on criait tout simplement pour que grand-mère que je n’ai pas connue, puisse entendre. Enfin je jouais avec l’appareil, il était toujours là, et pour achever de me terrifier, on me disait que ma grand-mère était devenue sourde en se mouchant. J’osais à peine me moucher quand j’étais malade de peur d’avoir à utiliser en permanence cet horrible appareil. Alors ça donne le cadre. C’est une médecine qui techniquement, était finalement, très loin de ce qu’on peut observer aujourd’hui et pourtant, elle a exercé sur moi, une grande fascination au point que je choisisse, et je ne peux même pas dire que j’ai choisi, que naturellement j’emprunte cette voie. Pourquoi ? Parce que cette médecine n’était pas fascinante pour des raisons scientifiques, elle était fascinante pour des raisons humaines parce que c’était un art. C’était la pratique de quelqu’un et je sentais comme enfant, qu’il y avait une certaine forme de magie, de présence qui était sans doute beaucoup plus importante dans la pratique de mon grand-père que l’efficacité des drogues et des techniques qu’il pouvait utiliser.

Il y avait quelque chose d’un autre ordre, peut-être plus spirituel, plus ineffable, plus immatériel et qui en tout cas, n’était pas d’ordre technique et ceci d’une façon plus concrète, se traduisait par des influences, des origines intellectuelles qu’on pouvait mesurer par exemple, en regardant la bibliothèque de mon grand-père. Dans la bibliothèque de mon grand-père, vous pouviez aussi bien trouver des livres de médecine que des livres qui appartenaient au fonds des humanités, c’est-à-dire qu’il avait une culture grecque et latine et une culture littéraire qui finalement, ne se distinguaient pas des grandes descriptions cliniques qui d’ailleurs, à l’époque, étaient écrites dans un français magnifique. Donc il y avait cette filiation entre un savoir qui n’était pas encore scientifique et une formation humaine et humaniste qui le rattachait à quelque chose de profondément humain et de profondément cultivé, au sens très large. C’est une première dimension, cette dimension de culture et littéraire et la deuxième dimension qui rendait ce personnage fascinant, c’était l’engagement, c’était le fait qu’il n’avait pas encore exercé la médecine uniquement dans les couloirs d’hôpital ou en clinique ou dans un cabinet de consultation mais à travers ce métier, il avait été en contact avec ce que ce siècle avait donné de plus dur et aussi de meilleur, de plus passionnant c’est-à-dire qu’il avait en quelque sorte, été amené très loin à traverser des tourments et à en prendre sa part.

Pendant la première guerre mondiale, bien évidemment il était parti comme médecin militaire, comme médecin des armées et j’ai retrouvé après la mort de ma mère, des photos, des petites photos où on le voit en train de couper des jambes, enfin venant juste de les couper, dans des conditions vraiment de boucherie. Alors cet homme qui était tout à fait frêle et qui n’avait pas du tout l’air d’un boucher, avait été amené dans sa vie, à pratiquer une médecine, j’allais dire brutale, très brutale et d’une brutalité qui s’exerçait sur lui-même, puisqu’il en avait recueilli sa part en étant blessé, en recevant un éclat dans l’épaule dont il conservait des douleurs. Alors il y avait cet épisode-là qui déjà était exceptionnel et puis il y avait la deuxième guerre mondiale qui à Bourges, a revêtu un aspect tout à fait particulier étant donné la proximité de la ligne de démarcation, étant donné le fait que Bourges qui était une ville du centre, s’est retrouvé sur la frontière, grande nouveauté pour elle, et mon grand-père, là encore, a pris part à cette aventure d’une façon qui lui était naturelle, enfin c’est comme ça qu’il l’exprimait, et pour des raisons sur lesquelles il ne s’est jamais étendu d’ailleurs, il a pris le parti d’entrer dans les mouvements de résistance et de servir comme il pouvait c’est-à-dire que sa maison servait d’abri pour des membres des réseaux qu’ensuite on venait chercher. On leur faisait passer la ligne avec des patients. Il a été dénoncé, déporté à Buchenwald et il est revenu si bien que, quand je l’ai connu, c’était un homme évidemment très affaibli et très taciturne qui s’expliquait peu sur tout ça, mais, mais il y avait en quelque sorte, des échos de l’aventure qu’il avait pu vivre à travers d’autres images, par exemple le portrait de Clemenceau qui était au-dessus de son bureau.

Clemenceau était en quelque sorte, un médiateur puisque Clemenceau, on pouvait avoir accès à sa vie en lisant celle-ci. Clemenceau avait un certain nombre de caractéristiques, un peu comme lui. C’était un médecin avec cette dimension éloquente, cette dimension littéraire et de culture et aussi cette dimension d’engagement. Bref, tout ça a constitué pour moi, un fond d’influence et un fond de vocation, c’est une évidence. Quand il a été temps pour moi de choisir des études, et bien naturellement, j’ai choisi la médecine parce que tout simplement, il n’y a pas d’héroïsme là-dedans, je ne savais pas quoi faire d’autre. Je n’avais pas d’autre modèle dans la vie mais en tout cas, je pensais que ça ne portait vraiment pas à conséquence puisque ce métier, je le voyais comme un métier total, si vous voulez comme un métier très large qui touche à toutes ces dimensions aussi bien artistiques, culturelles et politiques, etc.

Bien évidemment, je suis tombé d’assez haut puisque, quand j’ai fait mes études, je les ai faites tôt ; quand j’ai passé l’internat à Paris, j’étais tout jeune, j’avais 23 ans, je me suis retrouvé dans une salle d’hôpital, dans un hôpital entier, dans des conditions qui étaient bien évidemment, un peu différentes et j’ai eu le sentiment de me retrouver tout à coup dans une trappe. Moi qui avais espéré un métier ouvert, j’avais un métier fermé mais mon destin était fixé dès le départ. Au fond, j’ai été programmé pour être professeur de médecine ce qui est très honorable mais ce qui n’était pas exactement ce que je voulais faire et puis j’étais surtout programmé, de part le caractère scientifique des études que j’avais faites, pour être un technicien, pour être un homme qui pratique une médecine par morceaux c’est-à-dire qui se spécialise à l’extrême et il n’y avait de salut que dans cette carrière, dans cette spécialisation c’est-à-dire dans un choix qui évidemment, comporte toujours une part d’abandon puisque choisir, c’est tuer d’autres possibilités. Alors évidemment, ce n’était pas ce que je cherchais et j’aurais pu au fond, m’en accommoder si le hasard n’avait voulu me proposer, m’offrir autre chose, une autre perspective. Ça a été le service militaire.

J’ai fait mon service militaire dans des conditions tout à fait banales. J’ai été coopérant en Tunisie. Seulement le hasard a voulu que je sois nommé dans une maternité et puis j’ai continué comme ça en Tunisie à découvrir tout cet extraordinaire intérêt que j’avais pour une médecine peut-être un peu technique mais plus ouverte sur d’autres métiers, d’autres civilisations, d’autres cultures. J’ai rencontré par la suite « Médecins sans frontières » qui commençait, à ce moment-là, mon destin a basculé puisque j’ai retrouvé tout à coup cette possibilité d’un engagement que je cherchais. Donc je suis rentré à « Médecins sans frontières » à ce moment-là et j’ai accumulé beaucoup d’expérience, beaucoup d’occasions au fond un peu comme les journalistes, si je puis dire, de trouver d’autres lieux, d’autres pratiques, d’autres circonstances et en tout cas de m’éloigner beaucoup de la médecine purement technique, au profit d’une pratique beaucoup plus ouverte. Alors ça aurait pu s’arrêter là mais cette pratique à travers « Médecins sans frontières », ces conflits, tout cet ensemble de situations que je découvrais, j’ai eu besoin très vite d’essayer de comprendre ce que je faisais.

Lorsqu’on m’a envoyé en Amérique centrale, en Afrique de l’Est, etc. j’ai eu le sentiment très rapidement, d’être débordé par des choses que j’ignorais pendant mes études de médecine, non seulement ces études n’étaient plus des études de culture au sens des humanités d’autrefois mais je n’avais pas ouvert un autre livre que des livres de médecine pendant toutes mes études c’est-à-dire il y avait une sorte de désert culturel qui s’était instauré par ce fait donc j’ai éprouvé le besoin de compléter ma formation pour comprendre tous ces phénomènes politiques, culturels auxquels j’étais confronté et qui ne contrôlaient pas tout. Je me suis inscrit par voie interne, à l’Institut d’études politiques de Paris, et là j’ai compris que personne n’avait vraiment compris plus que moi. La grande découverte de Sciences Politiques, ça a été de me montrer que je n’avais pas à avoir de complexe à faire puisque finalement, sur les questions que je me posais, personne n’avait véritablement de réponses. Pour une raison simple, c’est que les conflits dans lesquels nous étions mêlés au fin fond de la Mozambique, de l’Éthiopie ou ailleurs, n’intéressaient personne à l’époque et donc j’ai commencé à réfléchir sur notre pratique collectivement.

J’ai commencé à écrire des livres techniques si je puis dire, pour expliquer, pour essayer de comprendre et puis essayer de transmettre le savoir de ce que nous faisions, de ce que nous avons découvert en nous mêlant comme ça, aux problèmes des réfugiés, de la famine, toutes les questions que nous étions en train d’essayer de débrouiller et puis l’écriture qui en fait, était un outil, a fini par passer pour moi, au premier plan, c’est-à-dire que j’ai fini par me rendre compte que j’écrivais certes pour dire quelque chose mais aussi pour le plaisir d’écrire et que au fond, j’avais là quelque chose qui me marquait. Lorsque l’on résumait mes livres, des essais politiques, par exemple à Sciences Po vous savez qu’on résume toujours en deux parties, j’avais l’impression qu’on retirait la chair même de ce j’essayais de dire et au fond que ces livres techniques ne me permettaient pas d’exprimer tout ce que j’avais pu emmagasiner comme impression, comme paysage, comme rencontre, comme couleurs, comme sentiments, comme émotions, dans ce que j’avais pu lire, que tout ça ne pouvait pas s’exprimer à travers un livre technique et j’ai donc eu envie de recourir à autre chose, cette autre chose bien entendu, je ne suis pas peintre comme ma consœur, je ne suis pas musicien comme Monsieur Besson, moi, je n’ai qu’un seul moyen d’expression qui est l’écrit, il y a des instruments différents. J’avais utilisé jusque là un instrument particulier qui est l’essai.

Il y a un autre instrument que je regardais d’un peu loin avec crainte et beaucoup d’envie aussi, c’est le roman. Le roman d’une certaine manière, est le seul sans doute à même de pouvoir servir d’intermédiaire entre ces émotions, entre ce que l’on veut peindre et puis le lecteur. Je me suis donc approché petit à petit avec crainte, du roman. J’en ai eu l’occasion parce qu’à la suite de péripéties dont je vous passe les détails, j’ai été nommé comme attaché culturel de coopération au Brésil, poste où je n’avais vraiment rien à faire. Je ne vais pas dire du mal des diplomates que je respecte infiniment mais enfin il y a certains postes moins actifs que d’autres et celui que l’on m’avait confié, je n’y avais vraiment rien à faire donc je dois l’avouer maintenant, il y a prescription, ça fait plus de dix ans, donc c’était un peu une anomalie. Il y avait un Consulat général un peu égaré dans l’Est du Brésil et j’avais la charge d’y animer la coopération culturelle, scientifique et technique et encore une fois c’était une charge uniquement honorifique donc j’en ai profité pour commencer à écrire et j’ai écrit des romans qui heureusement, ont été refusés par tous les éditeurs parce que c’était évidemment des tentatives un peu maladroites mais évidemment j’y ai pris goût et d’ailleurs j’ai eu la chance en envoyant ça par la poste de ne pas avoir de refus secs mais d’avoir des convocations des gens qui m’appelaient. C’est comme ça que j’ai connu les éditeurs chez Gallimard, chez Grasset, qui me faisaient venir en me disant, écoutez, ça ne va pas du tout mais c’est très bien quand même alors c’est évidemment une expérience un peu troublante qui s’assimile à ce qu’on appelait autrefois, en médecine, les reçus-collés, vous savez il y avait cet épisode des candidats qui étaient reçus à l’examen mais collés au concours. Alors à la fois, on vous dit que c’est très bien et en même temps, que ça ne va pas. C’est un peu perturbant mais en même temps, ça donne envie évidemment de continuer et c’est ce que j’ai fait et j’ai fini par les avoir à l’ancienneté ou à l’usure, je n’en sais rien. En tout cas, en multipliant les expériences, j’ai fini par pouvoir trouver la forme. Alors c’est juste là-dessus que je voudrais m’arrêter un instant. Cette forme est essentiellement dans les romans que j’ai publiés, une forme historique, pas partout, pas tous, mais enfin je suis beaucoup plus à l’aise dans cette forme du roman à cadre historique.

C’est là où je pense que le lien avec Bourges est très important pour moi, parce que le fait d’avoir grandi dans cette ville, au cœur de cette ville, près de la cathédrale, dans ces rues pavées qui pendant mon enfance, servaient souvent à des films, on tournait des films sur la révolution, etc., et j’ai vu plusieurs fois, des échafauds se dresser, pourtant ce n’était plus l’époque mais pour les besoins d’un tournage, à côté de chez nous. Dans la maison de mes parents, à l’occasion d’une forte pluie, s’était ouvert un trou dans la terre. Ma grand-mère était très fâchée, vraiment pas du trou mais parce que c’était un endroit où elle avait des rosiers. Donc il y avait un rosier qui avait disparu dans cette aventure, mais moi ce qui m’intéressait, ce n’était pas le trou parce que, à travers ce trou, si je puis dire, on ne voyait rien, mais était prouvée pour moi, l’existence de ces souterrains, plusieurs étages de souterrains qui courent sous cette ville et qui constituent une sorte de mystère que les historiens ont partiellement levé mais qui, en tout cas, donnent à cette ville, j’allais dire au sens strict, une profondeur qui la rend pour un enfant, très mystérieuse et très riche et qui décuple d’une certaine façon, les richesses et les souvenirs de cette ville. Donc le passé de Bourges est pour moi, un passé présent c’est-à-dire un passé vivant, c’est-à-dire qui est tout à fait compatible avec l’évolution de cette ville. Il y a eu un formidable, extraordinaire effort de rénovation justement et de restauration. Les souvenirs historiques du centre ville sont aujourd’hui beaucoup plus beaux que pendant mon enfance où, souvent les bâtiments étaient recouverts de crépi, étaient noirâtres etc., ils ont été restaurés.

Quoi qu’il en soit, cette présence de l’histoire à Bourges, est certainement quelque chose qui fait que mon imaginaire en a été marqué et que très naturellement, quand j’ai choisi d’écrire, ce cadre historique ne m’est pas apparu comme étranger. Il m’est apparu vraiment familier, naturel. Et cela va au-delà du principe général, ça va jusqu’au détail car il m’est arrivé à plusieurs reprises de décrire par un effet que les écrivains connaissent bien, de translation, de transposition, de fusion aussi de décrire des scènes ou des lieux que je situais au Brésil par exemple ou en Afrique alors que dans mon imaginaire, c’était des lieux uniquement liés à Bourges, par exemple dans l’embarquement au Havre vers l’Amérique, il y a une scène à un moment donné, ils sont au Havre, cette ville vient d’être construite et ils font monter les enfants dans une galerie renaissance comme cela, pour leur parler, et bien pour moi c’était l’ « Hôtel Lallemand », vous savez avec les figures qui sont en partie détruites, qui sont incrustées… J’ai vraiment décrit cette scène en pensant à l’hôtel Lallemand.

Dans un autre livre, « Les causes perdues », la maison de Marion était pour moi dès le départ, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute, la maison de la rue Voltaire ici à Bourges, à côté de Branchais où j’allais le dimanche voir une ancienne amie de mon grand-père, une ancienne infirmière, qui vivait dans cette maison qui d’ailleurs, a été restaurée très bien. Je n’y suis plus rentré, on la voit de l’extérieur, elle est magnifique. C’est une maison qui ressemble à un palais florentin, vous savez, avec des bois très aérés comme ça, éminemment originale à l’intérieur, très amusante, etc.

Je passe les références aussi au marais de Bourges que j’ai mis à d’autres sauces. Donc il y a là un imaginaire pour moi, très lié à cette ville, à cette région et qui ressort périodiquement comme une source et qui finalement peut prendre des formes variées selon les circonstances dans lesquelles j’utilise ces éléments et plus généralement en termes de structures alors là, je pense à des livres comme l’Abyssin. Je ne me compare pas au génie d’Alain Fournier mais il y a une influence profonde du Grand Meaulnes qui était évidemment le livre majeur qui m’a été donné comme exemple dans la famille, depuis mon enfance. Ma mère était fascinée par le Grand Meaulnes ; elle a écrit des poésies sur le Berry qui ont été publiées et que j’ai eu le plaisir de trouver, il n’y a pas très longtemps, chez un bouquiniste de la rue Cour Saraud, le Grand Meaulnes a son parcours vers le domaine de l’imaginaire. Cette quête par la suite de ce mystère qu’on a découvert, fixe évidemment la structure de beaucoup de mes livres donc il y a à travers ça pour moi, quelque chose de l’ordre de la vie, tout simplement de la vie, et pas seulement du souvenir et que je vive ou pas à Bourges, que j’y ai ou pas de la famille, et bien il reste en moi, cette vie qui vient d’ici, et qui m’a empli depuis mon enfance et que je continue à ressentir vivante.

Jean-Christophe RUFIN écoutant Catherine RÉAULT-CROSNIER prononcer le discours de réponse, lors de sa réception à l'Académie Berrichonne, le 29 mars 2003.

À travers ce parcours, j’ai réussi quelque chose dont je suis très fier car c’est la seule chose véritablement, dont on peut être fier, c’est finalement être fidèle à la vocation qu’on a eue au départ et cette vocation pour moi, elle était donc d’une médecine globale, très large dans ces conditions, ces perspectives qui vont de la littérature jusqu’à l’engagement et j’ai réussi ces deux aspects. J’en suis fier car quelque soit le résultat, même si je n’avais jamais eu de prix ça aurait été la même chose, j’ai réussi pour moi, c’est le plus important, à insuffler dans ma pratique autre chose que de la technique et à y mettre aussi, à rejoindre, à établir un pont avec la littérature, avec la culture au sens large et tout cela dans le cadre d’un engagement et d’une forme de vie dans la cité. Alors je tiens beaucoup à ces deux aspects des choses et c’est vrai qu’aujourd’hui, dans la phase de désintoxication post-Goncourt, c’est vrai que c’est une épreuve, cette affaire-là, on vous lance une espèce de grosse pierre sur la tête, on vous fait un cadeau très prestigieux mais c’est quand même une pierre, l’axe de création, l’axe littéraire mais aussi celui de l’engagement. Je ne pourrais pas passer uniquement mon temps derrière une vitre. J’ai besoin d’autre chose et donc j’ai conservé cette double activité qui n’est pas simple. Je continue d’écrire et en même temps j’ai repris du service si je puis dire, en présidant une association qui s’appelle « Action contre la faim », qui est une grosse association humanitaire, la troisième en France, et a plusieurs centaines de salariés dont j’ai la responsabilité et c’est vrai que pour moi, je ne conçois pas une vie qui ne fasse pas l’aller-retour entre les deux.

Donc pour en revenir au Berry et à ma présence ici, cette après-midi, je voudrais dire qu’au-delà des morts qui, pour moi, sont dans cette ville puisque je n’ai plus aucun ascendant et collatéraux, tout le monde a disparu mais ils sont quand même là, ils sont enterrés d’ailleurs ici. Au-delà des morts et au-delà des souvenirs que j’ai à chaque coin de rue quand je viens, quand je traverse cette ville, il y a quelque chose de vivant. Ce quelque chose de vivant, ce n’est pas seulement quelque chose qui survit, c’est une force. Je pense que le fait d’appartenir à cette région et d’en être imprégné, donne une force et que cette force, la présence permanente à travers des institutions comme les vôtres, à travers votre prestigieuse Académie, et bien cette force d’une certaine façon, va trouver le moyen de se solidifier. Donc je forme des vœux pour cette Académie. Je vous remercie très sincèrement, de m’avoir admis dans cette compagnie. Je sais que la vie me fait déplacer beaucoup. Je ne suis pas forcément un modèle d’assiduité dans mes activités mais d’où je serai, partout, chaque fois que je le pourrai, je viendrai vous assister et chaque fois que je le pourrai, même si je ne suis pas ici, j’essaierai de me faire l’écho de vos activités aussi à l’extérieur car elles sont nécessaires. Je vous remercie.

 

Jean-Christophe RUFIN

 

NB : Vous pouvez le discours de réponse prononcé par Catherine RÉAULT-CROSNIER sur le présent site.