Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Polybiblion : revue bibliographique universelle

Mai 1883

Pages 396 à 398.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

POÉSIE

(…)

(page 396) (…)

15. – Ne cherchez dans les Névroses ni Dieu, ni l’âme, ni la patrie ni la famille, rien de céleste et rien d’humain. Entre autres choses… divertissantes, vous entendrez le Soliloque de Troppmann, le Rondeau du guillotiné, la Ballade du cadavre, la Villanelle du ver de terre. Vous ferez une visite à la Morgue ; vous pourrez, si vous en avez la lugubre fantaisie, apprendre à épingler un linceul ou à déclouer une bière. Toutes les phases de la Putréfaction, à loisir, vous pourrez les suivre et les étudier. Mais, je pense que le spectacle d’une agonie vous suffira, je cueille donc cette strophe à votre intention :

L’agonisant croasse un lamento qui navre ;
Et quand les morts sont clos dans leur coffre obsédant,
Le hoquet gargouilleur qu’ils ont en se vidant,
Filtre comme la plainte infecte du cadavre.

Quelle épithète vous vient aux lèvres, honnête lecteur ? – Immonde, n’est-ce pas ? – Quatre vers encore :

Mon crâne a constaté sa diminution ; – !!
Et, résidu de mort qui s’écaille et s’émiette,
J’en viens à regretter la putréfaction
Et le temps où le ver n’était pas à la diète

Tout commentaire me semble inutile. Il s’échappe de ce volume je ne sais quelles exhalaisons fétides, d’écœurantes senteurs, d’abominables fumets, comme des bas-fonds vaseux et purulents la mal’aria. Sorte de Petrus Borel, Baudelaire aux petits pieds, l’auteur des Névroses n’a que des visions de charogne, a moins qu’elles ne soient bestiales, – Cf. La vache au taureau, – ou dépravées jusqu’au sadisme : voyez tout le livre intitulé : Luxures. Du moins, dans les Fleurs du mal, ça et là, se trahissait la soif d’une pureté infinie ; quelquefois on entendait des cris de douleur et de troublants appels :

Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon corps et mon cœur sans dégoût !

Il est de Baudelaire encore ce coup d’aile :

Dans la brute assoupie un ange se réveille !

Ici, rien de semblable. M. Rollinat ne se contente pas d’aiguiser l’atroce, de raffiner l’horrible, il patauge dans le nauséabond. Il y a (page 397) dans le Ventre de Paris, roman que je n’ai point lu, je le confesse, et qui sent, dit-on, la marée et autre chose encore, comme ces barques de pêcheurs quand elles rentrent au port (Cf. Guy de Maupassant, Revue politique et littéraire, 18 mars 1883), il y a, dis-je, une page célèbre et que l’on est convenu d’appeler « la symphonie des fromages. » Les fromages de M. Zola ont-ils frappé le pauvre malade d’une névrose nouvelle ?… Quoi qu’il en soit, M. Rollinat a écrit la Belle Fromagère. En voici quelques vers. Lectrices, prenez un flacon de sel. Cela débute par une extase devant « des beurres maladifs, des beurres d’un rance capiteux, » dont je vous fais grâce :

Près de l’humble comptoir où dormaient les gros sous,
Les Géromès vautrés comme des hommes saouls

Coulaient sur leur clayon de paille,

Mais si nauséabonds, si pourris, si hideux,
Que les mouches battaient des ailes autour d’eux,

Sans jamais y faire ripaille.

Or, elle (la Belle Fromagère) respirait à son aise, au milieu
De cette âcre atmosphère où le Roquefort bleu

Suintait près du Chester exsangue ;

Dans cet ignoble amas de caillés purulents,
Ravie, elle enfonçait ses beaux petits doigts blancs,

Qu’elle essuyait d’un coup de langue…

Et toutes les fanfares de la presse boulevardière ont acclamé l’auteur des Névroses comme un écrivain de génie ! Un écrivain de génie, pourquoi ? Serait-ce parce que le soleil, pour M. Rollinat, n’est pas autre chose que « le couveur de pourriture » et que dans ses chauds et salubres rayons le névropathe n’a vu qu’ « une grande friture ? » Tout est baroque dans ces vers étranges. Le vent « bouffe » sur l’herbe ; la mousse « éponge » les larmes du saule ; le grillon « râcle » sa ritournelle. Quand tombe la pluie ou la rosée, vous croyez peut-être que le liseron ouvre son calice ; non, « il tend son petit bol. » L’hiver « cravache » les rocs d’écume et il les « gifle » de vase. Les arbres sont « cravatés » de serpent et la couleuvre « bibe » le lait des plantes. Lorsque « le couveur de pourriture » s’est couché, vous dites : le soir tombe ou la nuit approche ; M. Rollinat a créé cette métaphore : La nuit fait son tricot ! » Devinez cet autre logogriphe :

Adorables falots, mystiques et funèbres,
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres !…

Il s’agit de vos yeux, aimables lectrices, de vos yeux que le poète appelle ailleurs :

Zéphyrs bleus charriant les parfums de vos cœurs.

Maintenant que nous en avons fini avec ce mauvais livre ou rien n’est respecté, ni la mort ni l’amour, où la langue est violentée comme la morale, où toutes les pervenches sont des colchiques, toutes les mouches des cantharides, où tous les rêves sont des cauchemars, (page 398) tout plaisir une volupté, chaque souffrance un delirium tremens, tout breuvage un poison, ne serait-ce pas le cas de nous écrier avec Molière :

Et je m’en vais au ciel avec de l’ambroisie

M’en débarbouiller tout à fait.

(…)

Jean Davranches.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Jean Davranches est un pseudonyme utilisé par Jean Vaudon (1849 – 1927), chanoine de la métropole de Bourges, supérieur des missionnaires diocésains et prédicateur (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb10733934h). À la fin d’un livre Une Ame de Jeune Fille de Jean Vaudon publié en 1904, nous avons trouvé une publicité pour Les Annales de Sainte-Solange (Revue religieuse et littéraire pour les jeunes filles) ; le nom de Jean Davranches figure dans les membres de la direction et de la rédaction de cette revue, avec comme qualificatif « ancien rédacteur au Polybiblion et au Monde ». On comprend alors mieux la première phrase et la conclusion de cet article.

– 2 – De nombreux passages, voire des paragraphes entiers, de ce texte seront réutilisés par Jean Vaudon pour écrire le début de son article « Baudelaire et les baudelairiens » consacré à Maurice Rollinat, paru dans La Quinzaine n° 194 du 16 novembre 1902, pages 213 à 220.

– 3 – La strophe « L’agonisant croasse (…) du cadavre. » est extraite du poème « Les Plaintes » (Les Névroses, page 24). Les mots mis en italique sont du fait de l’auteur de l’article.

– 4 – La strophe « Mon crâne (…) pas à la diète… » est extraite du poème « Le mauvais Mort » (Les Névroses, page 115). Les mots mis en italique ou en petites majuscules, les points d’exclamation à la fin du premier vers, l’ont été par l’auteur de l’article.

– 5 – Quand Jean Davranches qualifie Maurice Rollinat de « Sorte de Petrus Borel », il fait certainement référence au livre : Champavert. Contes immoraux, par Pétrus Borel le lycanthrope (Eugène Renduel éditeur-libraire, Paris, 1833, 438 pages). On peut également penser à la première phrase du chapitre consacré à Pétrus Borel dans L’Art romantique de Charles Baudelaire : « Il y a des noms qui deviennent proverbes et adjectifs. Quand un petit journal veut en 1859 exprimer tout le dégoût et le mépris que lui inspire une poésie ou un roman d’un caractère sombre et outré, il lance le mot : Pétrus Borel ! et tout est dit. Le jugement est prononcé, l’auteur est foudroyé. » (page 350 des Œuvres complètes de Charles Baudelaire, tome III, Michel Lévy frères éditeurs, Paris, 1869, 442 pages).

– 6 – Les vers « Ah ! Seigneur, (…) sans dégoût ! » terminent le poème « Un voyage à Cythère » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1857, page 211).

– 7 – Le ver « Dans la brute assoupie un ange se réveille ! » est extrait du poème « L’Aube spirituelle » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1857, page 99).

– 8 – Quand l’auteur évoque « la symphonie des fromages » dans le livre Le Ventre de Paris d’Émile Zola (qu’il avoue ne pas avoir lu), nous pouvons penser au paragraphe suivant : « Autour d’elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s’alignaient des mottes de beurre énormes ; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient ; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés ; d’autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d’un soir d’automne. Sous la table d’étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d’œufs mettaient une blancheur de craie ; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournay rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres. Mais c’était surtout sur la table que les fromages s’empilaient. Là, à côte des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache ; puis venaient un chester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes ; deux, très-secs, étaient dans leur plein ; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des port-salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d’une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes ; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs : les mont-d’or, jaune clair, puant une odeur douceâtre ; les troyes, très-épais, meurtris sur les bords, d’âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide ; les camembert, d’un fumet de gibier trop faisandé ; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l’évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu’à la nausée ; les livarot, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre ; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d’un champ, fumantes au soleil. La chaude après midi avait amolli les fromages ; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d’une haleine lente et grosse d’homme endormi ; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris. » (Émile Zola, Les Rougon-Macquart. III, Le Ventre de Paris, 1873, pages 274 à 276). Dans plusieurs autres passages, l’auteur évoque encore l’odeur pestilentielle des fromages.

– 9 – Les expressions « le couveur de pourriture » et « une grande friture » sont extraites du poème « Le Soleil » (Les Névroses, page 150).

– 10 – Quand l’auteur écrit « Le vent "bouffe" sur l’herbe », il fait certainement allusion aux vers : « Un vent tiède, muet et de mauvais augure, / Bouffait sur l’herbe morte, et le buisson roidi. » (« L’Allée de Peupliers », Les Névroses, page 130). En patois berrichon, pour le vent, le verbe « bouffer » signifie « souffler » (voir par exemple : Vocabulaire du Berry et de quelques cantons voisins par un amateur du vieux langage [le comte Jaubert] (Librairie encyclopédique de Roret, Paris, 1842, XVI + 122 pages), page 17). On va aussi retrouver ce sens dans l’expression « bouffer la chandelle », c’est-à-dire souffler pour l’éteindre.

– 11 – « la mousse "éponge" les larmes du saule » correspond au poème « La Rivière dormante » (Les Névroses, page 138).

– 12 – « le grillon "râcle" sa ritournelle » correspond au premier vers du poème « La Tonnelle », sans accent sur le « a » (Les Névroses, page 158). Il faut entendre ce terme comme « jouer maladroitement » (voir le terme « racler » dans Atilf).

– 13 – « il tend son petit bol. » correspond au poème « Le Liseron » (Les Névroses, page 164).

– 14 – « L’hiver "cravache" les rocs d’écume et il les "gifle" de vase. » correspond au poème « Les Rocs » (Les Névroses, page 204).

– 15 – « Les arbres sont "cravatés" de serpent » correspond au poème « Les Serpents », avec un « s » à serpents (Les Névroses, page 195). Le verbe cravater est ici employé dans le sens de « entourer ».

– 16 – En ce qui concerne l’expression « la couleuvre "bibe" le lait des plantes », nous avons trouvé deux poèmes où ce verbe est utilisé : dans « Les vieilles Haies » (Les Névroses, page 217) : « Malheur au nid d’oiseau ! L’ogresse [la couleuvre] à pas tordus / Se hisse pour biber les œufs tout frais pondus / Dans la pauvre petite coupe. », et dans « Le Lait de Serpent » (Les Névroses, page 193) : « Le pauvre vieux serpent famélique et gelé, / Avec des succions de vampire essoufflé, / Pompe et bibe le lait de la plante à fleur jaune. » Le verbe « biber » signifie alors « avaler tout cru » (Vocabulaire du Berry et de quelques cantons voisins par un amateur du vieux langage [le comte Jaubert], op. cité, page 16).

– 17 – « La nuit fait son tricot ! » correspond au poème « Le Chant du Coq » (Les Névroses, page 203).

– 18 – Les vers « Adorables falots, (…) de mes ténèbres. » sont extraits du poème « Les Étoiles bleues » (Les Névroses, page 32).

– 19 – Le ver « Zéphyrs bleus charriant les parfums de vos cœurs. » est le dernier du poème « L’Ange gardien » (Les Névroses, page 21). Le texte exact est : « Zéphyrs bleus charriant les parfums de ton cœur ! »

– 20 – Les deux vers de Molière sont extraits d’Amphitryon, comédie en trois actes, acte III, scène 10 (page 218 des Œuvres de J. B. Poquelin de Molière, tome quatrième, chez Mme veuve Dabo, Paris, 1824, 457 pages).

– 21 – Une grande partie de ce texte sera publiée dans Le Bien public (Gand – Belgique) du 29 juin 1883, page 2, dans un article intitulé « Bibliographie – Ce que devient la poésie », avec l’introduction suivante : « Il est bon de montrer à nos lecteurs ce que devient la poésie sous l’influence du naturalisme. Après M. Zola, voici le poète Rollinat, dont certaine presse, en France, fait un éloge dithyrambique. Le Polybiblion analyse, dans l’article suivant, un recueil de vers intitulé : Névroses, récemment publié par ledit Rollinat : »

En ce qui concerne ce journal belge, d’après Wikipédia (consulté le 29 juillet 2022), « Le Bien public est un journal francophone qui fut publié à Gand de 1853 à 1940. Il avait été fondé par le fabricant de tissus catholique Joseph de Hemptinne (1822-1909). Le Bien public fut une importante tribune de l’opinion catholique ultramontaine. » Il n’est donc pas étonnant que les responsables du journal aient des pensées proches de celles de Jean Vaudon.