Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire

Dimanche 7 mai 1899

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

AU JOUR LE JOUR

Paysages et paysans

Voici la nature éveillée. Les gens heureux ont salué la venue des premières hirondelles ; l’herbe monte, les arbres ont fleuri et déjà reverdissent. C’est la troublante saison où les joyeux drilles, en clignant de l’œil, s’écrient : « Coquin de printemps ! » où les adolescents rêvent ; où les gens rassis, entrés dans ce que ce pauvre Pailleron appelait l’âge ingrat, ne peuvent plus eux-mêmes tenir en place et méditent, le dimanche venu, de fuir la ville et d’aller à la campagne respirer le parfum des haies.

En attendant, s’ils ont quelque raffinement, ils se donnent en lisant les poëtes l’illusion des champs. S’ils sont sages, ils n’emportent point de livre dans leurs promenades ; ils savent que c’est avec leurs propres yeux qu’il convient de regarder le monde et qu’il n’est pas de sensations aussi vives que celles qui nous viennent directement des choses ; mais, au logis c’est différent ! La magie du printemps ne peut rien dans un paysage de pierre et il faut bien évoquer son image et ses exploits par les enchantements de l’art, lorsqu’on ne peut approcher de son royaume.

Et voilà pourquoi et comment je me suis laissé prendre au titre alléchant du nouveau volume de Rollinat : Paysages et paysans. Rollinat peint d’après nature, pensais-je en emportant mon emplette ; je sentirai bien passer quelque part, dans ces trois ceuts pages de vers, cette douce haleine du printemps imprégnée de fleurs et de jeunes verdures, qui ne souffle pas sur Saint-Etienne.

Je m’étais trompé, et, par ma faute. J’aurais dû ne pas oublier en effet qu’au printemps les paysagistes préfèrent les autres saisons. Le printemps est plutôt fait pour les littérateurs qui travaillent de chic que pour les artistes consciencieux qui se mettent docilement à l’école de la nature. Il y a eu tant de descriptions du renouveau en grec, eu latin et dans les littératures modernes que les traits en sont devenus communs et qu’une émotion sincère prend en s’exprimant sur ce dangereux sujet un air fâcheux d’imitation. Puis le talent tourmenté, lugubre et visionnaire de Rollinat peut moins encore qu’un autre s’accommoder de l’allégresse de la terre ressuscitée d’hier, et peindre sa robe toute verte, avant que les tempêtes du vent et les ardeurs du soleil en aient dérangé les plis et enrichi de tons plus chauds la couleur monotone.

Déçu par les paysages, j’ai trouvé dans ce livre des paysans sur lesquels je ne comptais pas.

Coppée nous avait donné des Humbles, Richepin des gueux et des matelots, mais quel poète avait jusqu’ici mis sur pied et fait parler en vers de vrais paysans ? Si les personnages de Pernette sont nés aux champs, avant de les produire au public, M. de Laprade les a trop bien stylés ; Vicaire dans ses Emaux bressans s’est rapproché davantage de la réalité sans y atteindre ; mais dans le nouveau volume de Rollinat on peut enfin saluer l’entrée du paysan dans la poésie française.

Il n’y entre pas sans scandale. Le poète paie son tribut d’obscénité à l’école naturaliste et, sans être bégueule, il est telles pages du volume qu’il faut déchirer. Cela dit sans ambages parce que je ne sais rien de moins pardonnable que ces taches de boue dont tant de livres contemporains sont salis, je répète que désormais quand nous voudrons entendre parler en vers nos villageois, nous saurons où nous adresser.

Rollinat aime la campagne ; il y vit ; il fréquente les paysans, il cause avec eux, il les confesse et pénètre leur âme à la fois matoise et naïve. Aussi, comme ses bonshommes sont vivants ! comme on les voit bouger, à peine déformés par un peu d’outrance et de littérature ! comme dans ces vers pleins d’élisions, d’une langue simple et ferme, leur parler se retrouve purifié tout juste du peu de patois qui s’y est perpétué et nous le rendrait inintelligible !

C’est plaisir que de revoir les types de nos Foréziens croqués d’après nature dans les villages du Berry : à peine quelques traits révèlent une province étrangère. Les lignes fondamentales de la physionomie du paysan français, en effet, ne varient guère ; les plus grandes différences viennent du plus ou moins d’intensité du sentiment religieux ; là où le sentiment religieux s’affaiblit ou disparait, la nature façonne toute seule l’âme des campagnards. M. de Quatrefages définissait l’homme un animal religieux ; quand le paysan cesse d’être religieux, il ne connaît plus que les raisons d’agir tirées de l’animalité ; il en devient parfois hideux ; mais il n’est pas nécessaire d’être beau pour être pittoresque ; on le voit bien en lisant Rollinat.

Je voudrais donner une idée de cette poésie, de sa couleur et de son accent. Pour cela, il faut citer et j’avoue que je suis embarrassé parce que les pièces les plus courtes du volume sont aussi les moins réussies, Rollinat n’ayant rien de l’art méticuleux et patient ou sonnettiste qui fait entrer en quatorze vers un immense tableau.

Voici cependant une petite piécette qui donnera une idée de la langue et des vers du recueil.

Les Tourtes

Maintenant, dans les auberg’, i’ n’veul’ plus q’du pain d’riches,
En couronn’, comme en flût’, de tout’ manière… eh bien !
L’pain d’ seigle et d’pur froment, quoiqu’i’ dis’, voilà l’mien !
Pour en manger mon saoul, j’leur laiss’rais tout’ leurs miches.

Ah ! les tourt’ qu’on faisait cheux nous, quand j’étais p’tit !
D’bout, en rang dans l’barreau, sous la poutre enfumée,
Haut’ comm’ des roues d’voitur’ ! d’une odeur parfumée
Qui régalait vot’ nez, vous donnait d’l’appétit !

J’les vois toujours bien rond’, épaiss’ dans leur grand’ taille,
L’dessus brun, bombé, rud’, fariné par endroits,
L’dessous gris, poudré d’son et de hachur’ de paille…

Et j’pleur’ des larm’ quand j’pense à ceux bonn’ tranch’, pas courtes,
Qu’avec nos gros couteaux qu’on t’nait, ferme, à pleins doigts,
On s’coupait en travers, d’un bout à l’aut’, des tourtes !

J’aurais mieux fait de citer vingt autres pièces, La petite sœur, Le père Eloi, Tristesse des bœufs, Domestique de peintre, Le sourd, Le pêcheur d’écrevisse, Le scieur de long, Le boucher, Le bon curé, Le philosophe, etc., etc… mais toutes sont longues et la première qualité d’un article de journal est d’être court.

D’ailleurs ne suffit-il pas pour donner une idée de la psychologie de ces petits poèmes dont les vers qu’on vient de lire ne montrent que l’écorce, de finir par ce court extrait des Clairvoyants, la dernière pièce du volume :

Au r’bours de c’que l’Évangil’ prêche
Et qu’est p’têt’ un peu trop parfait,
L’homm’ de campagn’ rend c’qu’on lui fait
En gard’ toujou’ la mémoir’ fraîche.

Avec tous ceux-là qui nous aiment
On est ouverts et r’connaissants.
Comm’ pour les terr’, chez l’paysan,
On récolt’ toujou’ c’que l’on sème !

E.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Quand l’auteur écrit « où les gens rassis, entrés dans ce que ce pauvre Pailleron appelait l’âge ingrat, » il fait alors allusion à la comédie en trois actes d’Édouard Pailleron (né le 17 septembre 1829 à Paris et mort le 19 avril 1899 à Paris – son décès récent explique le qualificatif « pauvre Pailleron »), jouée pour la première fois au théâtre du Gymnase le 11 décembre 1878, et publiée en 1879. Édouard Pailleron a été reçu à l’Académie française le 17 janvier 1884 ; dans la réponse au discours de réception, Camille Rousset déclare : « Qu’est-ce que l’Âge ingrat ? Jusqu’à vous, Monsieur, l’âge ingrat s’entendait communément de cette époque indécise, de ce moment de transition où l’enfant n’a déjà plus sa grâce, où l’adolescent n’a pas son charme encore. Vous avez changé tout cela. À cette définition vous en avez substitué une autre, et, puisque vous voilà de l’Académie, ce sera désormais affaire à vous de travailler à l’introduire dans la future édition de notre Dictionnaire. Selon vous donc, l’âge ingrat, pour le sexe mâle, c’est tout simplement l’âge mûr. » (https://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-edouard-pailleron)

– 2 – L’auteur, dans le sixième paragraphe, évoque un certain nombre d’ouvrages :

– François Coppée, Les Humbles, Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1872, 160 pages. Dans ce livre, l’auteur décrit la vie des gens simples, avec leurs joies et leurs misères, que ce soit une nourrice ou un petit épicier, celle des bourgeois ou des émigrants. Il continue avec des poèmes écrits pendant le siège de Paris en 1870 où il montre la vie difficile d’alors. Pour terminer le recueil, « Promenades et Intérieurs » est une série de trente-quatre petits tableaux de dix vers chacun, qui décrivent des scènes de la vie quotidienne.

– Jean Richepin, La Chanson des Gueux, édition définitive revue et augmentée, Maurice Dreyfous éditeur, Paris, 1881, IV + XXIII + 295 pages (la première version date de 1876). L’auteur décrit les mendiants, les vagabonds avec leurs joies, leurs peines, leurs misères ou leurs souffrances, parfois dans un langage argotique expliqué dans un glossaire en fin d’ouvrage. À la sortie de la première version, on reprochera à Jean Richepin de faire l’apologie de la paresse, de l’ivrognerie ou du proxénétisme, ce qui lui vaudra un procès et la condamnation à un mois de prison et à 500 francs d’amende pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. La deuxième version est expurgée des textes incriminés.

– Jean Richepin, La Mer, Maurice Dreyfous éditeur, Paris, 1886, III + 372 pages. Ici, c’est la vie des gens de mer, hommes ou femmes, qui est décrite. Il faut noter que le poète a bien connu les marins, et a même partagé quelque temps leur vie au début des années 1870, comme journaliste, professeur, matelot ou docker, à Naples, Gênes ou Bordeaux.

– Victor de Laprade, Pernette, Didier et Cie libraires-éditeurs, Paris, 1869, VIII + 304 pages. Victor de Laprade est né à Montbrison (Loire) le 13 janvier 1812 et décédé à Lyon (Rhône) le 13 décembre 1883. Il a été élu à l’Académie française en 1858. Par rapport au journal, il s’agit d’un auteur local très connu. Au delà de l’histoire émouvante de Pernette et de son amoureux durant le premier Empire, le livre est avant tout un hymne à la terre de la région natale de l’auteur.

– Gabriel Vicaire, Émaux bressans, G. Charpentier et Cie éditeurs, Paris, 1884, 291 pages. Le poète, à travers de nombreux tableaux de la vie paysanne, chante dans ce livre, son amour pour sa terre natale, la Bresse.

– 3 – Quand l’auteur écrit : « M. de Quatrefages définissait l’homme un animal religieux », il fait référence au livre L’Espèce humaine d’Armand de Quatrefages (Librairie Germer Baillière et Cie, Paris, 1877, 368 pages) et particulièrement au chapitre XXXV « Caractères religieux », pages 349 à 366.

– 4 – Le Poème « Les Tourtes » est page 269 de Paysages et Paysans.