Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS DES LIVRES

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse

Deuxième supplément, Janvier 1890, 2024 pages.

(Voir le livre d’origine dans Gallica)

 

 

GRAND DICTIONNAIRE UNIVERSEL

 

Par Pierre Larousse

 

Deuxième supplément

 

PARIS

Administration du Grand Dictionnaire Universel, 17 Rue Montparnasse

 

Janvier 1890

 

2024 pages

 

 

(page 1791)

ROLLINAT (Maurice), poète français, né à Châteauroux (Indre) en 1853. Il est fils d’un avoué, ami de George Sand, qui fut représentant du peuple en 1848. Son premier recueil de poésies, Dans les brandes (1877, in-12), montre en lui un studieux disciple de George Sand, s’appliquant à reproduire en vers les merveilleux paysages de la Petite Fadette et de la Mare au Diable ; ce volume, plus sincère, d’inspiration moins factice que ceux qui l’ont suivi, passa à peu près inaperçu. C’est par les Névroses (1883, in-18), recueil macabre, dont nous avons analysé quelques pièces (v. NÉVROSES), que M. Maurice Rollinat conquit tout d’un coup la renommée, grâce à Mme Sarah Bernhardt, et aussi au « Figaro » qui fit beaucoup de bruit autour de ce volume. Son troisième essai poétique, l’Abime (1886, in-18), où les squelettes et les vues de cimetières tiennent une bien moins grande place, n’a pas été accueilli aussi favorablement, et peu s’en faut que l’auteur, après avoir brillé du plus vif éclat, ne soit retombé dans l’obscurité. L’Abîme renferme cependant nombre de pièces remarquables ; nous les avons signalées dans le compte rendu consacré à ce recueil. M. Maurice Rollinat, qui est aussi un musicien plein d’originalité, a publié, sous le titre de Dix Mélodies nouvelles, les mélodies composées par lui pour quelques-unes de ses pièces de vers.

 

(page 15)

Abîme (L’), par Maurice Rollinat (1886, in-18). La critique n’a pas fait un accueil très favorable à ce recueil de vers, dont l’auteur semble avoir voulu bannir exprès tout ce qui fait l’agrément ordinaire de la poésie. Rien que de la psychologie dans ces pièces d’une tristesse noire, mais dont la forme savante dissimule la monotonie inévitable du fond. L’abîme que le poète a voulu sonder, c’est l’homme lui-même et ses principaux mobiles : l’Hypocrisie, l’Intérêt, l’Egoïsme, le Soupçon, la Haine, la Colère, l’Orgueil, l’Ennui, l’Ingratitude, le Mépris, le Doute, l’Inquiétude, la Vanité, tels sont les titres d’un certain nombre de pièces. Dans d’autres, le poète étudie tour à tour le Facies humain, où il cherche à trouver des indices de ce qu’est l’homme en soi, de ses habitudes, de ses vices, de ses projets, de ses faiblesses et de ses grandeurs ; les Regards, éminemment révélateurs, etc. On voit à quelle analyse tenue il s’est assujetti. Dans la pièce intitulée les Antagonismes, il refait à sa manière l’éternel débat de l’âme et du corps ; dans l’Enigme, il rajeunit le vieux mythe oriental de Satan ; dans l’Ajournement, il montre la perpétuelle remise au lendemain de ce que conseille le devoir ; dans l’Argent, le souci « qui sur tous les autres s’incruste » ; dans l’Artiste, l’énervante contention de l’esprit à la poursuite d’un idéal qu’il n’atteint jamais ; dans l’Empoisonneur, le levain de pessimisme qui gâte chez l’homme moderne toutes ses joies. Citons cette courte pièce, qui donnera une idée des autres :

L’homme est le timoré de sa vicissitude ;
Creuseur méticuleux de ses mauvais effrois,
Il s’invente un calvaire, il se forge des croix,
Et reste prisonnier de son inquiétude.

C’est pourquoi sa détresse emplit sa solitude ;
Il opprime l’espace avec son propre poids,
Et dans l’immensité, comme dans de la poix,
Traîne son infini dont il a l’habitude.

Contagieux d’ennui, de fiel et de poison,
Il insuffle son âme au ciel, à l’horizon,
Qui deviennent un cadre où vit sa ressemblance,

Et, retrouvé partout, son fantôme qu’il fuit,
Contaminant le jour et dépravant la nuit,
Fait frissonner le calme et grincer le silence.

« D’autres pièces, dit un critique, s’embranchent sur celles-là, montrant des nuances de pensées, des ébauches de gestes. Des personnages peu définis circulent avec des pantomimes excessives, des figures de maniaques, ou se dressent dans des postures figées, surpris dans l’exercice d’un vice, dans le défi d’une révolte, dans la prostration de l’indifférence. Tels sont les Deux Solitaires, le Blafard, le Sceptique, l’Automate. Un pistolet décroché du mur adresse un discours d’un comique funèbre à l’homme irrésolu devant le suicide. Ce comique froid et pénétrant est une des notes particulières du livre. Le sarcasme est souvent mêlé à l’éloquence des dissertations. L’unité artistique est d’ailleurs remarquablement observée. On peut suivre, page par page, le travail de creusement, de construction, de condensation auquel s’est livré, avec une véritable rage intellectuelle, l’être double qui habite en Rollinat, comme en tout poète supérieur à la banale fabrication. L’homme qui pense, qui réfléchit, a trouvé les remarques dominantes, les thèmes à développer ; puis l’artiste est venu et a proscrit impitoyablement tout pittoresque, toute recherche d’enjolivement. Le vers est employé avec une dextérité suprême, mais il n’est pourtant pas ici l’enveloppe ajourée et ciselée ; il est l’épanouissement propre de la pensée en des mots caractéristiques, précis, ajustés, inattendus, souvent forgés à l’instant même. En aucun livre peut-être on n’a vu surgir une telle poussée de néologismes expressifs et clairs ; mais si l’on applaudit le poète qui se bat avec la phrase rebelle, on en arrive aussi, en quelques endroits, à regretter que le but soit dépassé. »

 

Remarque de Régis Crosnier : Tout le dernier paragraphe est extrait de la « Chronique » sur L’Abîme de Gustave Geffroy, parue dans La Justice du 2 juin 1886, pages 1 et 2. Nous pouvons remarquer quelques suppressions de mots dans le texte ci-dessus.

 

(page 1633)

Névroses (LES), poésies, par M. Maurice Rollinat (1883, in-18). L’auteur n’avait encore publié qu’un volume de vers, Dans les Brandes, passé à peu près inaperçu, lorsque le « Figaro » en annonçant son second recueil, les Névroses, comme l’œuvre poétique la plus originale de ce siècle, et Mme Sarah Bernhardt, en conviant les sommités littéraires à venir écouter dans son salon le poète lui-même, qui devait dire ses meilleures pièces, firent à ce recueil une bruyante réclame. Peu s’en fallut que, sous le coup de la première émotion, M. Maurice Rollinat ne fût porté par les rues en triomphe. Les Névroses ne valaient pas assurément tout ce tapage, et depuis, malgré un troisième volume de vers, le poète est presque retombé dans l’oubli. La réflexion venue, on trouva que ce disciple d’Edgar Poë et de Baudelaire, loin de surpasser ces maîtres, ne les égalait même pas, et que ce n’était pas la peine de crier si fort au chef-d’œuvre. Dans les Névroses, le parti pris d’originalité à froid, d’outrance préméditée et voulue, est trop visible pour faire la moindre illusion. En se proposant pour modèles Edgar Poë et Baudelaire, M. Rollinat n’a vu chez eux que le côté satanique et macabre ; c’est par là seulement qu’il leur ressemble, en les exagérant. Voici l’un des meilleurs sonnets des Névroses :

Edgard Poë fut Démon, ne voulant pas être Ange ;
Au lieu du Rossignol, il chanta le Corbeau,
Et dans le diamant du Mal et de l’Etrange,
Il cisela son rêve effroyablement beau.

Il cherchait dans le gouffre où la raison s’abîme
Les secrets de la Mort et de l’Eternité,
Et son âme, où passait l’éclair sanglant du crime,
Avait le cauchemar de la Perversité.

Chaste et mystérieux, sardonique et féroce,
Il raffine l’Intense, il aiguise l’Atroce,
Son arbre est un cyprès, sa femme un revenant.

Devant son œil de lynx le problème s’éclaire :
Oh ! comme je comprends l’amour de Baudelaire
Pour ce grand ténébreux qu’on lit en frissonnant !

Mais c’est M. Maurice Rollinat qui est dépeint dans ces vers bien plutôt que le poète du Corbeau, si chaste et si mystérieux ; c’est lui qui raffine l’intense, aiguise l’atroce et de tous les arbres de la création ne connaît que le cyprès. Sauf une demi-douzaine de pièces, tout est macabre dans son livre. Les Névroses sont divisées en cinq parties : Ames, Luxures, Refuges, Spectres, Ténèbres ; sous une rubrique ou sous une autre, on ne rencontre qu’une seule inspiration : des vues de cimetières, dès exhibitions de squelettes, des cauchemars cadavéreux. Nous passons d’un monologue de Troppmann aux réflexions d’un croque-mort, du Magasin de suicides à la Ballade du cadavre, de l’Amante macabre à l’Enterré vif, de la Buveuse d’absinthe à Mlle Squelette. L’amante macabre est morte, ce qui ne l’empêche de revenir la nuit, dans un costume sommaire, toucher du piano :

Elle était toute nue assise au clavecin,
Et tandis qu’au dehors hurlaient les vents farouches
Et que minuit sonnait comme un vague tocsin,
Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches.

La buveuse d’absinthe est vivante, mais n’en vaut pas mieux :

Elle était toujours enceinte ;
Pauvre buveuse d’absinthe !

Les sensations de l’enterré vif qui, revenu à lui dans la nuit du cercueil, perçoit

Une odeur de bois neuf, d’argiles et de vieux linges,

méritaient assurément d’être notées ; mais il y a dans toutes ces inspirations beaucoup plus d’étrangeté que de variété.

 

(page 790)

Chat-Noir (LE), le plus connu des cafés-brasseries artistiques de Paris. Il fut fondé, boulevard Rochechouart, par M. Rodolphe Salis, jusqu’alors écrivain, poète, journaliste et peintre. Ce fut d’abord une modeste boutique qui servait en même temps d’atelier au propriétaire. Là se réunissaient quelques amis, peintres, dessinateurs, poètes et musiciens, qui développaient les paradoxes les plus étourdissants en buvant de la bière. Le succès de ces réunions engagea, en 1881, M. Salis à transformer son atelier en brasserie artistique et à s’improviser « gentilhomme cabaretier » pour verser à boire à tous ceux « qui gagnent artistement la soif ». Les murs de la boutique furent donc tendus de vieilles tapisseries, agrémentés de faïences et d’armures, décorés de tableaux, de dessins et de statuettes dus aux membres du cénacle.

Un des commensaux du lieu, qui avait servi de modèle à plusieurs artistes, un magnifique chat noir, donna son nom à l’établissement. Il n’était pas grand, l’établissement : un boyau long de sept mètres, large de quatre, terminé par un cul-de-sac, étroit réduit auquel on accédait au moyen de deux marches. Ce réduit, dans la pensée du fondateur, était le sanctuaire ouvert « aux seuls gens vivant de l’intellect ». On le dénomma l’Institut ! Le bruit des discussions artistico-littéraires du Chat-Noir se répandit au loin ; tous les jeunes y vinrent, surtout lorsque le maître eut organisé des soirées artistiques, qui permirent à plus d’un débutant de se faire connaître. La foule attire la foule ; malgré l’adjonction d’une boutique au Chat-Noir primitif, la clientèle se trouvait à l’étroit ; chaque soir l’Institut était violé !

M. Salis résolut, en 1885, de s’installer dans un charmant petit hôtel de la rue de Laval, aujourd’hui rue Victor-Massé. L’exode se fit avec pompe, à onze heures de la nuit, à la lueur des flambeaux et au son d’un orchestre de fifres et de violons. Le nouveau cabaret est, à vrai dire, un musée des plus étonnants, du rez-de-chaussée au deuxième et dernier étage. Le jour, les salles du bas sont plus spécialement fréquentées par le public, qui, en entendant de bonne musique, peut admirer les quatre panneaux du peintre-poète Willette : 1° Pour le roi de Prusse ; 2° le Moulin de la galette ; 3° la Névrose ; 4° Requiem de la fantaisie ; puis encore le Sabbat des chats, de Steinlen ; le Rêve du Dante, de Théo Wagner ; de très curieux paysages, de Henri Rivière ; un Portrait de Villon, d’après Etcheto, par Henri Prenik, et enfin l’ornementation fantastique de ces salles, éclose du cerveau de Rodolphe Salis, qui, après avoir créé la cheminée étrange supportée par deux chats bizarres et frappant le regard dès l’entrée, a su plaquer sur toutes les saillies des merveilles de faïencerie ou du bibelot. Le soir, les salles du premier étage, ornementées à la façon de celles du bas, et plus spécialement garnies de nombreux dessins originaux, sont livrées au public, admis également au deuxième étage ou théâtre, vaste atelier à la cheminée Renaissance, décorée du premier tableau de Willette, le Parce Domine, surprenante autant que merveilleuse composition, et de la Vierge au chat, du même. Devant soi l’on aperçoit, à l’entrée, la scène, admirablement proportionnée dans ses mesures minuscules, fermée par un rideau de Poisson, et garnie à droite, à gauche et au-dessus, des masques de Rodolphe Salis, Henri Rivière. Caran d’Ache, Willette, Henri Somm, Jules Jouy et Tinchant ; c’est-à-dire le propriétaire de l’établissement, le directeur du théâtre, les auteurs des pièces, le chanteur satirique et le musicien de la scène. Au Chat-Noir, chaque soir, en effet, il est offert au public un spectacle des plus variés, composé de pièces jouées en ombres chinoises qui s’appellent : l’Epopée, la Tentation de saint Antoine, la Rue à Paris, l’Eléphant, le Fils de l’Eunuque ! la Partie de whist, l’Age d’or, la Potiche, spectacle entremêlé d’une partie littéraire ou musicale, remplie par des poètes comme Jean Rameau, Ogier d’Ivry, Armand Masson, Maurice Rollinat, E. Goudeau, Somain, M. Mac-Nab, Tinchant, V. Meusy, Félix Decori, Jean Floux, compositeurs d’un grand talent, et des chanteurs qui s’appellent : G. Fragerolle, V. Meusy, M. Mac-Nab, Jules Jouy. Au surplus, quiconque appartient aux lettres ou aux arts est fort heureux d’apporter sa note, et presque chaque soir le public a la surprise d’une audition, tout à fait inattendue celle d’un grand poète, voire d’un membre de l’Académie, d’un comédien de haute race ou d’un chanteur de renommée.

L’excentricité, que la foule adore et recherche, a suivi le Chat-Noir dans sa nouvelle demeure ; elle y est dignement représentée par le suisse qui veille à l’entrée, une hallebarde à la main, et par les garçons qui servent en costumes d’académicien. Elle se retrouve dans la réclame dont M. Salis sait si ingénieusement jouer. Tout Paris se souvient du fameux placard qui apparut lors des élections municipales de 1884, et où M. Salis se portait candidat en ces termes :

« Electeurs ! Qu’est Montmartre ? Rien. Que doit-il être ? Tout ! Dans sa fréquentation avec ce qu’on est convenu d’appeler la Capitale, Montmartre n’a rien à gagner que des charges et des humiliations… » Le Chat-Noir a assez d’attraits par lui-même pour entretenir sa vogue ; mais le gentilhomme-cabaretier qui le dirige n’est pas homme à dédaigner l’aide que la presse apporte à la prospérité des choses, même les plus artistiques et les plus littéraires ; il a donc créé, en 1882, un journal hebdomadaire, le Chat noir, qui contient souvent de forts jolis vers, des articles pleins d’esprit et fort lestement troussés, et dont la troisième page est occupée par une pochade, très comique neuf fois sur dix, et lestement enlevée par un crayon alerte et spirituel.

 

(page 1032)

DESPREZ (Louis), littérateur français, né à Rounes (Aube) en 1861, mort dans la même ville en 1885. Il était fils d’un inspecteur d’académie et débuta dans les lettres en 1884 par un volume de critique, l’Evolution naturaliste (Paris, in-18), où se trouvaient rassemblées les principales physionomies de la littérature contemporaine : les de Goncourt, Zola, Daudet, Coppée, Sully-Prudhomme, Maupassant, Bourget, Richepin, Rollinat, Becque, Erckmann-Chatrian. Quoique écrites dans un esprit systématique, ces études témoignaient d’une curiosité rare en toutes choses, depuis l’art du vers jusqu’à la science et à la politique. La même année, M. Louis Desprez publiait en collaboration avec un de ses amis, un tout jeune homme, Henri Fèvre, un roman Autour d’un clocher (Bruxelles, in-18), dont certaines descriptions par trop naturalistes attirèrent l’attention du parquet. L’auteur fut poursuivi et condamné à un mois de prison et mille francs d’amende (V. AUTOUR D’UN CLOCHER). Il avait voulu présenter lui-même sa défense et son plaidoyer a été publié par lui sous ce titre : Pour la liberté d’écrire (1885) ; il traite irrévérencieusement de « Têtes de pipe », dans l’avertissement, les jurés qui reconnurent à son œuvre des intentions pornographiques. Quelques mois après avoir purgé sa condamnation, il mourait, et l’on assurait que c’était le séjour à Sainte-Pélagie, dans une chambre humide et malsaine, qui l’avait achevé. Il aurait facilement obtenu, à cause de son état maladif, de subir sa peine dans une maison de santé : mais, quoique MM. Zola et Daudet le lui conseillassent vivement, il n’avait jamais voulu le demander. « C’était, a dit M. Emile Zola, un pauvre être mal poussé, déjeté, qu’une maladie des os de la hanche avait tenu dans un lit pendant toute sa jeunesse. Il marchait péniblement avec une béquille ; il avait une de ces faces blêmes et torturées des damnés de la vie, sous une crinière de cheveux roux. Mais dans ce corps chétif d’infirme, brûlait une foi ardente : il croyait à la littérature, ce qui devient rare. Lorsqu’il eut publié Autour d’un clocher, et qu’on lui fit ce procès imbécile dont il allait mourir, je fus pris d’une pitié inquiète devant sa faiblesse. Il m’avait demandé mon avis : je lui conseillai de plier l’échine, d’implorer la clémence par une attitude soumise. Il ne m’écouta point et voulut plaider lui-même son cas, réclamer à voix haute la liberté des lettres, ce qui naturellement lui valut un mois de prison. N’était-ce pas fatal ? Voilà le malheureux à Sainte-Pélagie, car il refusa encore de m’entendre lorsque je le suppliai de solliciter la grâce de faire son mois dans une maison de santé : il s’obstinait crânement à subir sa peine, au nom de la littérature outragée en lui. Et le martyre passa ses espérances, car on le mit avec les voleurs, dans l’enfer du droit commun : oui, pour avoir écrit un livre, pour quelques pages libres, comme il y en a cent dans nos vieux auteurs ! Nous allâmes le voir, Daudet et moi, et je me souviendrai toujours de son entrée, dans le petit parloir : effaré, hâve, ses cheveux rouges sur son front livide, n’ayant pas même pu se laver depuis quatre ou cinq jours, si sale qu’il ne voulut point nous donner la main. Vainement des hommes de lettres s’en mêlèrent ; il fallut qu’un homme politique, M. Clémenceau, intervînt. C’était dans l’ordre ; ces hommes au pouvoir nous dédaignent, mais pas autant que nous les méprisons. Ils l’avaient assassiné, simplement. Quand il sortit, il vint me voir, traînant sa jambe avec plus de peine, et il me dit : « Je crois bien qu’ils m’ont achevé ; je vais m’enterrer à la campagne, pour tâcher de me remettre ». En arrivant là-bas, dans la petite maison qu’il possédait au fond de la Champagne, il dut prendre le lit et ne l’a plus quitté ; il est mort. » La promiscuité à Sainte-Pélagie d’un homme de lettres, incarcéré pour délit de presse, avec de simples voleurs est évidemment regrettable ; mais, à qui s’en prendre ? D’après la loi sur la presse votée en 1883, la pornographie, visée dans l’article 28, sous le titre vague d’outrage aux bonnes mœurs, est considérée comme un délit de droit commun ; l’auteur d’un livre où l’on relève ce délit y est assimilé purement et simplement au camelot qui vend sur la voie publique des cartes obscènes, et puni des mêmes peines.

 

(pages 1276 et 1277)

– Littérature Poésie. On ne peut commencer une revue de la poésie française durant la période actuelle sans que le grand nom de Victor Hugo ne vienne de lui-même se placer en tête de tous les autres et les dominer. L’Art d’être grand-père, la Pitié suprême, Religion et Religions, l’Ane, les Quatre Vents de l’esprit, Torquemada, le Pape, le tome V de la Légende des siècles, quoique bien inférieur à ses aînés, et enfin les recueils posthumes : Théâtre en liberté, la Fin de Satan, Toute la lyre, ont montré, malgré leurs énormes défauts, quelle était encore, à la fin de sa longue carrière, la vitalité et la puissance de son génie. Mais, tout en restant un maître incontesté, Victor Hugo ne doit pas être considéré comme le chef d’école des poètes de nos jours ; il a été le dernier porte-parole du romantisme expirant et ses disciples de 1830 l’avaient tous précédé dans la tombe. Grâce à la prédominance de la fantaisie individuelle, il n’y a plus aujourd’hui d’écoles ; ceux-mêmes de nos poètes que l’on désigne sous le nom de parnassiens sont bien loin d’en former une, car il serait difficile de trouver une formule qui s’appliquât à des œuvres aussi opposées que celles de M. Catulle Mendès ou de M. Sully-Prudhomme, de M. Théodore de Banville ou de M. André Lefèvre, aux brutalités de M. Richepin ou de M, Rollinat et aux préciosités de M. André Lemoyne. Leur seul caractère commun, c’est la science de la forme ; à aucune époque de notre histoire littéraire, pas même au XVIe siècle, on n’a poussé aussi loin le souci de la facture et de la coupe du vers, de la richesse et de la sonorité de la rime.

A ceux qui trouveraient que les parnassiens et leurs adeptes ont donné trop d’importance à ces questions de forme, et si bien dépensé leur imagination à trouver des mots et des rythmes, qu’ils n’en ont plus eu pour trouver des idées, le judicieux critique de la « Revue des Deux-Mondes », M. F. Brunetière, a répondu victorieusement. « C’est surtout en poésie que la forme est inséparable du fond, ou, pour mieux dire encore, que l’insuffisance et la banalité de la forme suffisent toutes seules à précipiter l’œuvre entière dans l’éternel oubli. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus légitime ? Si l’on écrit en vers, n’est-ce pas pour ajouter à la vérité du fond tout ce que la magie de l’art y peut ajouter de prestige, de séduction, de splendeur ? Et quelle raison aurait-on de mesurer, de cadencer, de moduler sa pensée, s’il n’y avait dans la modulation, la cadence et la mesure une vertu propre et toute-puissante, à peu près analogue à celle de la ligne en sculpture, et de la couleur en peinture ? Les philosophes rechercheront là-dessus à quelle nécessité de la nature humaine répond l’invention du vers ; pour nous, nous ne voulons constater que deux choses : l’une que les vers, surtout dans nos langues modernes, n’expriment rien au fond qui ne se puisse exprimer en prose ; et l’autre, qui en découle comme une conséquence nécessaire, que les vers valent donc à peu près uniquement par la forme. C’est ce qui explique pourquoi d’une langue à l’autre les poètes sont intraduisibles, comment il n’est pas envers eux de pire trahison que de les mettre en prose, et qu’aucun éloge ne leur agrée plus que de s’entendre dire qu’ils savent tous les secrets de leur art. C’est aussi l’explication du succès qui n’a jamais manqué, même à des formes vides, pourvu qu’elles fussent neuves, originales ou savantes, des formes telles qu’en ont plusieurs fois trouvé l’auteur d’Emaux et Camées, et, parmi les vivants, celui des Odes funambulesques. »

Un autre caractère commun encore à la plupart des poètes contemporains est l’érudition. Ils l’ont poussée quelquefois jusqu’au pédantisme, mais il faut dire pour leur excuse que, n’ayant pas l’abondance d’inspiration lyrique de leurs devanciers, ils devaient naturellement être tentés d’y suppléer de façon ou d’autre. Ce qu’ils recherchaient dans la forme, la propriété des termes et leur exactitude, les amenait d’ailleurs forcément à rechercher, pour le fond, des connaissances plus précises, des notions plus exactes. Que l’on compare, par exemple, l’orient de fantaisie des Orientales aux poèmes grecs et hindous de M. Leconte de Lisle, le moyen âge de la Légende des siècles à celui des Poèmes barbares ; que l’on mette en parallèle les lieux communs philosophiques de Lamartine, de Hugo et de Musset avec les formules précises que donne M. Sully-Prudhomme, et l’on verra immédiatement toute la différence ; on se convaincra de la somme d’études et de travail que s’imposent les poètes consciencieux. D’autres, comme M. Fr. Coppée, ont poursuivi le même but, en adoptant pour règle d’observer scrupuleusement la nature et de s’approcher autant que possible de la réalité, où l’héroïsme et l’extraordinaire sont rares, par l’expression des sentiments les plus simples et la peinture des scènes familières qu’on a chaque jour sous les yeux. Chercher le vrai et l’exact, soit dans le passé par l’étude et le travail, soit dans le présent par l’observation minutieuse, et l’exposer en vers de coupes variées, à rimes riches et sonores, tel est, ce nous semble, ce que se sont proposé non seulement les meilleurs, mais encore la plupart des poètes de la présente période littéraire.

M. Leconte de Lisle n’a publié, depuis les Poèmes barbares (1862), qu’un grand recueil de vers, digne frère de son aîné : les Poèmes tragiques. D’une fécondité plus juvénile, quoiqu’il soit exactement du même âge, M. Théodore de Banville, le maître ciseleur, nous a donné ses Nouvelles Odes funambulesques, ses Trente-six ballades joyeuses, ses Exilés, ses Princesses, ses Occidentales, ses Rimes dorées, et, par surcroît, il a promulgué les lois de la poétique nouvelle dans son Petit Traité de la poésie française. M. Sully-Prudhomme a mérité les palmes académiques par ses recueils de vers ou ses poèmes d’une pensée si élevée, d’une forme si savante : Vaines Tendresses, les Solitudes, les Destins, la Justice, et il a publié, depuis, le Bonheur, où il donne comme le dernier mot de sa philosophie. Plus accessible au commun des mortels est M. François Coppée, dont les Intimités, les Humbles, la Grève des forgerons, les Contes en vers ont un charme si pénétrant. A côté de ces maîtres se sont fait place ceux que l’on pourrait appeler les paysagistes ou les descriptifs : M. André Theuriet (le Chemin des bois, le Livre de la payse) ; M. Jean Aicard (Poèmes de Provence, Miette et Noré) ; M. J. Soulary (la Chasse aux mouches d’or, Rimes ironiques) ; M. Guy de Maupassant (Des vers) ; M. Eugène Manuel (En voyage) ; M. Em. Cheve (les Océans) ; M. Em. Blémont (Poèmes d’Italie) ; M. Camille Delthil (Poèmes parisiens) ; M. Jules Lemaître (les Médaillons, Petites Orientales) ; M. Paul Demeny (les Visions) ; M. Georges Lafenestre (les Espérances, Idylles et Chansons) ; M. le général Francis Pittié (le Roman de la vingtième année, A travers la vie) ; puis les philosophes et les psychologues : Mme Ackermann (Poèmes philosophiques), dont le pessimisme désolant est exposé dans des vers à la fois si énergiques et si simples ; M. Paul Bourget, le poète tout aussi désespéré de la Vie inquiète et des Aveux ; les passionnés, les sensuels, comme M. Léon Dierx (Lèvres closes, les Amants) ; M. Armand Silvestre, qui relève volontiers ses vers d’une pointe de sadisme (les Ailes d’or, la Chanson des heures, le Pays des roses) ; M. Paul Verlaine (Poèmes saturniens, les Fêtes galantes) ; M. Haraucourt (l’Ame nue, la Légende des sexes), et enfin les virtuoses : M. Catulle Mendès et ses fantaisies étincelantes (Philomela, le Soleil de minuit, les sonnets A Elle) ; M. Richepin (la Chanson des Gueux, les Caresses, les Blasphèmes, la Mer) ; M. Rollinat (les Névroses et Dans les brandes), œuvres non sans mérite, mais d’une originalité poursuivie à tous risques et d’une inspiration trop tourmentée.

La guerre de 1870-1871 a inspiré un grand nombre de recueils de vers. Parmi les meilleurs, nous citerons les Idylles prussiennes, de M. Théodore de Banville ; Pendant la guerre, de M. Eugène Manuel ; Poèmes de la guerre, de M. Emile Bergerat ; Paris délivré, de M. F. Cellarier, et les recueils patriotiques de M. Paul Deroulède : Chants du soldat, Nouveaux Chants du soldat, Marches et sonneries.

 

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Hydropathes (LES). Ce vocable, d’aspect médical, fut le nom des sociétaires d’un cercle littéraire qui se constitua, en octobre 1878, dans le but de faire dire par les poètes eux-mêmes leurs poésies devant un auditoire compétent. D’où vient le nom d’hydropathe ? On a donné à ce sujet les explications les plus fantaisistes, qu’il serait trop long d’indiquer ici. Le cercle des Hydropathes fut fondé par M. Emile Goudeau, poète et journaliste ; il eut pour vice-présidents d’abord M. Georges Lorin, M. A. de P., et plus tard MM. Grenet-Dancourt et Georges Moynet. « Les jeunes gens qui se sont réunis pour fonder ce cercle, écrivait Francisque Sarcey dans le « XIXe Siècle », en décembre 1878, sont pour la plupart des poètes en herbe, ou des élèves de l’Ecole des Beaux-Arts, ou des musiciens. Il n’y a guère que cinq ou six semaines que le club est fondé et il compte déjà près de deux cents membres. N’y aurait-il pas quelque avantage à se joindre à toute cette élite de jeunes artistes dont quelques-uns s’empareront un jour de la célébrité, qui deviendront des écrivains ou des peintres ou des musiciens de premier ordre ? »

Le cercle tint ses séances tour à tour au boulevard Saint-Michel, rue Cujas, rue de Jussieu, place Saint-Michel. Parmi ses membres les plus connus on peut citer : Paul Bourget, Charles Cros, Guy de Maupassant, Léon Hennique, Charles Lomon, Félicien Champsaur, Charles Leroy, Paul Arène, Maurice Rollinat, Paul Mounet, Sapeck, Galipaux, etc. Quelques artistes de la Comédie-Française : Sarah Bernhardt, Coquelin cadet, Lebargy, Villain ; des dessinateurs et des peintres, entre autres : André Gill, Bastien Lepage, Luigi Loir ; des hommes politiques, comme M. Viette (le ministre), et des hommes de science, comme le docteur Monin, ne dédaignaient pas d’assister aux séances du cercle. Après avoir fondé un journal, l’Hydropathe, qui publiait dans chaque numéro la charge d’un membre du cercle dessinée par Cabriol (Georges Lorin) et sa biographie, le cercle des Hydropathes se scinda en trois tronçons : les Hirsutes (Maurice Petit), les Décadents (Jules Lévy) et enfin le Chat noir (Rodolphe Salis) [1882].