Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Les Annales de l’Ariège

Dimanche 7 février 1904

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

La Revue Méridionale vient de publier en tête de son dernier numéro (Janvier 1904) un article de Raoul Lafagette sur le poète Maurice Rollinat, dont la mort tragique a récemment ému toute la presse parisienne.

Nous nous empressons de reproduire pour nos lecteurs ces pages de haute critique.

 

MAURICE ROLLINAT

 

A Monsieur Achille BOUQUET,
Directeur de la Revue Méridionale

Mon cher Confrère et Ami,

Veuillez transmettre toutes mes félicitations à Mademoiselle Jane Rouquet, pour son beau fusain représentant Rollinat et reproduit en zincographie, dans le numéro de la Revue Méridionale de janvier 1904.

Mademoiselle Jane Rouquet ne s’est pas bornée à reproduire servilement le dessin de Desmoulin, paru en tête des Névroses : elle en a accentué le caractère, ensauvageant encore, pour ainsi dire, par une touche plus sombre et comme exaspérée, cette tête étrange, déjà si dramatiquement interprétée par l’artiste primitif.

Certes, le Rollinat réel avait parfois, dans sa physionomie tourmentée, des apaisements et des candeurs qui en éclairaient d’une lumière douce et fugitive les habituelles ténèbres. Mais cette expression rare, qui manifestait les peu durables accalmies de l’enfer psychologique, n’était hélas ! que l’accident. Elle ne pouvait donc être saisie, au vol en quelque sorte, que dans les rapports intimes et permanents de l’amitié, et restait sans prises pour le portraitiste, dont la synthèse doit forcément s’en tenir à la note fondamentale et aux traits essentiels. Telle quelle, la tête de Rollinat, quoique moralement incomplète, offre toute la somme de vérité que comporte l’Art pictural, et si le fusain de Mademoiselle Jane Rouquet laisse ignorer l’adorable enfant qu’évoquèrent jusqu’à la fin des résurrections éphémères, dans le Rollinat funèbre et ravagé par la vie, il fixe du moins celui-ci avec une très intense fidélité.

Je ne puis rendre le même témoignage au collaborateur anonyme qui a écrit, dans le même numéro de la Revue Méridionale, une notice sur Rollinat. Il n’a évidemment pas connu en personne le poète des Névroses, et dès lors, les lignes qu’il lui consacre ne sont que l’écho des informations inexactes dont le reportage parisien avait inondé la grande presse.

Quelle souffrance pour l’ami des premières heures et de toujours, que la banalité de ces hommages, par lesquels le moindre inconnu voudrait faire croire qu’il fut un familier de l’illustre défunt ! Combien nombreux ces exploiteurs de cadavres, qui prennent un cercueil pour tremplin et ne louangent le mort que dans le stupide espoir de détourner sur eux une partie de sa gloire ! De tous les arrivismes, celui de ces nécrophores est le plus odieux. Ils mordraient au lieu d’applaudir, s’ils y voyaient quelque avantage. Cherchez le mobile de leurs acclamations intéressées, vous trouverez l’intolérable vanité qui tuméfie la pire sottise. Voilà comment a pris naissance et s’est propagé le mensonge d’un Rollinat à la chevelure d’ébène et à l’œil de jais. Rien de plus faux. Rollinat n’avait les cheveux ni blonds ni noirs, mais d’un châtain mat et légèrement fauve, qui s’assombrissait dans les épaisseurs et s’harmonisait bien avec la teinte des yeux visionnaires, incisifs et flamboyants. Ces yeux scrutateurs, souvent volontaires jusqu’à la dureté, parfois ineffablement doux ; ces yeux tragiques ou candides, mais toujours si étranges, qu’ils restaient à jamais dans votre mémoire et, pareils à ceux dont parle Edgard Poë, « ne s’en allaient pas, ne voulaient plus s’en aller, » ces yeux n’étaient pas noirs, mais d’un gris-vert d’huitre, et, comme l’a très bien remarqué le poète Charles Frémine, le regard lançait des éclairs rouges. Telle est la vérité. La figure fausse des articles de journaux ou de revues, n’est qu’un mensonge initial, reproduit à satiété par tous les perroquets de l’information.

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Je n’essayerai pas aujourd’hui d’apprécier Rollinat artiste. Il faut à mon amitié en deuil un temps de recueillement et de silence devant son tombeau. Mais en attendant l’étude à fond que j’écrirai peut-être plus tard, je veux du moins, avant que la mort m’atteigne à mon tour, dire ici brièvement quelle place j’assigne à Rollinat parmi les poètes de notre génération. Qu’on le sache tout d’abord, cette place est au premier rang. Et je me hâte d’ajouter que si le sceptre revenait de droit à la magie de l’instinct et à la plénitude émotive, Rollinat le mériterait sans conteste et se dresserait sur l’élite même, comme un souverain hors de pair. Il n’en va pas ainsi, parce que la maîtrise géniale ne se conquiert que par une discipline rigoureuse des dons naturels et par l’acquis d’une investigation encyclopédique. Or Rollinat ne comprit pas assez la loi sélective, et négligea trop l’effort intellectuel qui eût élargi sa vision, trempé sa pensée, libéré son verbe, substitué aux kyrielles de l’art énumératif la suggestion synthétique et le rapide coup d’aile. Tel quel, et malgré les enlisements de son procédé, je n’hésite pas à proclamer qu’il est pour moi beaucoup plus capiteux qu’aucun autre de mes confrères. Ses défauts mêmes dénotent la sincérité naïve d’un tempérament exclusif qui, prisonnier de la nature, ne sait pas la dominer pour en embrasser les ensembles, mais saisit du moins et met en valeur le détail pittoresque, avec une subtile et prestigieuse sagacité.

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Tout le monde se rappelle que la fulgurante notoriété de Rollinat eut pour point de départ le salon de Sarah Bernhardt. L’enthousiaste et généreuse comédienne lui ménagea l’occasion de se manifester doublement, comme poète et comme musicien, dans une soirée de gala où elle avait eu soin d’attirer le chroniqueur Albert Wolff.

Un article magistral de Barbey-d’Aurevilly dans Le Constitutionnel, n’avait eu aucun retentissement. Le Figaro était l’unique dispensateur de la gloire, et la chronique sans style d’un gorille de Francfort parut aux Parisiens la seule vraie trompette de la Renommée. Rollinat, à peu près inconnu la veille, fut célèbre le lendemain. Le succès entra brusquement dans sa vie, avec la violente instantanéité d’une irruption. Mieux eût valu pour lui, selon moi, une ascension lente, par étapes coupées de haltes. La vogue pousse les plus fières natures dans un inconscient cabotinage qui tue en germe la vraie gloire. C’est comme un brutal accouchement au forceps, avant la complète gestation de l’œuvre dans l’obscure paix matricielle. Rollinat entrevit confusément ce péril et quitta tout à coup Paris pour se reconquérir en pleine solitude. Cette fugue hâtive et ce renoncement irrévocable lui mériteront l’estime de la postérité. Mais hélas ! en retira-t-il le bénéfice attendu ? Je crois avec M. Eugène Ledrain, l’éminent critique de l’Illustration, que ce passage subit du tourbillon parisien à une existence d’ermite dans un coin perdu de la Creuse, lui fut nuisible en sens inverse, aggrava sa neurasthénie en ajoutant l’ennui du vide aux fatigues du surmenage antérieur. Et puis, le pauvre poète eut à cœur de prouver à distance, par des productions nouvelles, la légitimité de son triomphe. Le voilà dès lors travaillant sans relâche, forçant l’inspiration, publiant Nature et Les Apparitions sans prendre le temps de revoir le premier jet, d’y apporter les retouches nécessaires, d’en éliminer les encombrantes superfétations. Ce ciseleur si capable des plus fines précisions, se contente ainsi trop souvent d’une forme négligée, où maint détail oiseux étouffe l’eurythmie suggestive sous les minuties d’une exactitude photographique. Et néanmoins, combien je préfère encore cette œuvre, malgré ses regrettables imperfections, à l’art correct mais sans vie de tel virtuose aussi habile qu’impuissant ! Ils ont beau faire, les faux dieux de carton, les malins puffistes qui feignent de dédaigner Rollinat : leurs élucubrations prétentieuses et mort-nées ne sont que néant devant l’œuvre intense du poète des Névroses et de Paysages et Paysans. Celui-ci a vraiment vu, vraiment senti, vraiment aimé et vraiment souffert !

Je ne puis le juger comme musicien, mais quiconque eut la haute joie de l’entendre interpréter lui-même au piano, de sa voix profonde et brûlante, les mélodies surnaturelles composées par lui sur ses vers personnels, ou sur les poésies congénères des Fleurs du Mal, proclamera que nul artiste en ce siècle n’a eu plus de fougue passionnelle et n’a vibré plus éperdument !

Raoul LAFAGETTE.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 –Raoul Lafagette était un grand ami de Maurice Rollinat. Il était de quatre ans son aîné. Jeune, Raoul Lafagette allait rendre visite à Madame Augustine d’Espaignols (membre de sa famille et amie d’Isaure Rollinat) à Châteauroux. Mais Maurice Rollinat ne connut Raoul Lafagette qu’à l’âge adulte. Raoul Lafagette a rencontré François Rollinat, peu avant sa mort ; celui-ci lui a demandé d’aider son fils Maurice dans son cheminement poétique. À Paris, la poésie créa entre eux des liens forts et durables et une correspondance très intéressante fut échangée pendant onze ans.

– 2 – La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre 1882. L’article d’Albert Wolff est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».

– 3 – L’article de Jules Barbey d’Aurevilly évoqué par Raoul Lafagette s’intitule : « Rollinat – Un poète à l’horizon ! ». Il est d’abord paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881 (pages 629 à 635), puis dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882, page 3, et ensuite dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6.

– 4 – Raoul Lafagette cite comme titre de livre : Nature ; le titre exact est La Nature.