Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le XIXe siècle

Mardi 4 mai 1886

Pages 2 et 3.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

ROLLINAT(1)

 

Quand, voici trois ans déjà, les Névroses parurent, Rollinat était l’homme le plus couru de Paris : un article l’avait « lancé ». Un soir qu’il disait des vers et des chansons chez Mme Sarah Bernhardt, dans le pittoresque atelier du petit hôtel de la rue Fortuny, – maintenant, hélas ! désert et abandonné, – M. Albert Wolff se trouvait là. Subitement pris, pour cette musique étrange, d’un grand enthousiasme, M. Wolff, croyant d’ailleurs avoir découvert un poète, consacrait dès le lendemain à ce jeune talent deux cents lignes élogieuses. M. Wolff ne se doutait guère alors que tous ceux qui chez nous s’intéressent aux choses de l’art et de la littérature avaient lu Dans les brandes et savaient par cœur la « Mort des fougères » les « Yeux » ou la « Ballade de l’arc en ciel ». Rollinat, en effet, était célèbre au quartier Latin et dans les cénacles ; les hydropathes l’appelaient « maître » et on le rencontrait chez M. Barbey d’Aurevilly où il fréquentait familièrement. Mais le gros public lui manquait et certainement M. Wolff le lui donna.

Donc il fut à la mode. Fâcheuse situation pour un artiste ! Plus de bonnes soirées sans Rollinat : on l’invitait partout ; les maîtresses de maison lui envoyaient des billets parfumés et, après les liqueurs, on le mettait au piano. Des gens qui ignorent jusqu’au nom de Baudelaire se pâmaient en écoutant la Causerie ou le Madrigal triste et, quand il récitait le Soliloque de Troppmann, des bourgeois paisibles qu’Edgar Poë eût affolés l’applaudissaient avec conviction. Pendant six mois, on le traîna de salons en salons ; comme il était simple, fort doux et très touché de cette sympathie inattendue, il ne refusa rien, ni les dîners solennels, ni les raouts grotesques, ni les soirées où l’on dansait, ni les « thés littéraires », allant des Batignolles au faubourg Saint-Germain, de l’humble camarade chez le riche financier, toujours prêt à s’asseoir devant un piano, infatigable. Puis, un beau matin, il disparut et ne laissa pas son adresse. Il avait compris qu’à cet absurde métier il usait le meilleur de lui-même et bravement il était parti :

Loin, bien loin des foules humaines,
Où grouillent tant de cœurs bourbeux,
Allant passer quelques semaines
Chez les peupliers et chez les bœufs.

Ses amis les plus intimes apprirent qu’il vivait en Berry et que là-bas, dans le calme et la solitude de ses chères brandes, il préparait un livre nouveau : l’Abîme.

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Conter cette anecdote, c’est montrer assez que Rollinat est un artiste sincère. Et je ne sais pas de talent plus difficile à analyser ou seulement à définir ! Il a écrit de la musique et des vers, mais il ne suffit pour le comprendre ni de jouer ses compositions ni de lire ses poésies : il faut le voir et l’entendre.

Imaginez un garçon de moyenne taille que sa maigreur fait paraître grand ; des cheveux presque trop longs encadrent un visage fin, nerveux, inquiet, très intéressant ; l’œil est bleu ou vert suivant l’incidence de la lumière, profond, limpide, le regard scrutateur et préoccupé, la moustache rousse, irrégulière-(page 3)ment coupée en brosse ; les dents sont très apparentes par un certain retroussis inquiet de la lèvre, les méplats du visage nettement accusés. De l’ensemble, un je ne sais quoi de fruste et de distingué se dégage. Mais la voix surtout est étrange, une voix tantôt grave, tantôt suraiguë, toujours juste et d’un timbre pénétrant. Quand il chante, Rollinat se donne tout entier et ses compositions, dites par lui, prennent un caractère, une vie, une intensité qu’on ne leur eût point soupçonnés. Il faut le voir, vous dis-je, et l’entendre.

Cependant lisez ses vers. Vous y trouverez principalement du macabre, du surnaturel, du bizarre, du fantastique, mais aussi un sentiment très vif, très ému de la nature. Car ce poète procède à la fois de Baudelaire et de Pierre Dupont ; il est violent et pittoresque, tourmenté et simple, compliqué et large. Il écrit en parlant de la peur :

Je soumets l’homme à mon caprice
Et, reine de l’ubiquité,
Je le convulse et le hérisse
Par mon invisibilité.

Ou bien :

O toi qui m’as si souvent visité,
Satan ! vieux roi de la perversité,
Fais-moi la grâce, ô sulfureux messire !
Par un minuit lugubrement tinté,
De voir entrer chez moi la dame en cire.

Mais il écrit aussi :

La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons,
C’est la musique des sillons
Que j’ai toujours si bien comprise.

Ou encore, à propos des arbres :

Votre mélancolie à la fin de l’automne
Est pénétrante alors que sans fleurs et sans nids,
Sous un ciel nébuleux où d’heure en heure il tonne,
Vous semblez écrasés par vos rameaux jaunis.

Sa langue est curieuse, pittoresque, très travaillée ; on le sent préoccupé de trouver l’expression juste, l’expression unique, celle qui fait image et sonne bien à l’oreille. Mais souvent le vers ne lui suffit point à fixer l’impression qui le tourmente et alors il écrit en musique.

Ah ! cette musique ! Je ne vous conseille pas de dire jamais à M. Saint-Saëns ou à M. Delibes que Rollinat est un musicien ; vous seriez conspué de la belle façon ! Rollinat ne sait ni l’orthographe ni la grammaire ; il accumule les barbarismes les plus éhontés sur les solécismes les plus odieux ; tel de ses dièzes ferait frémir l’Institut, et je sais une de ses quintes que M. Pasdeloup ne lui pardonnera pas. Et cependant, s’il vous est un jour donné – ce que je vous souhaite – d’entendre la Causerie, ou les Promesses d’un beau visage, ou la Chanson d’automne, ou la Chanson de la perdrix grise, ou la Mort des amants, vous verrez de quelle émotion profonde et rare vous serez brusquement secoué. C’est que si Rollinat ignore ou veut ignorer les règles élémentaires, il sait l’art extraordinaire de nous tirer des larmes des yeux et aussi de nous faire sourire d’aise : la Mort des amants est un sanglot déchirant ; le Péché rose, une exquise bluette, aimable et fraîche, dans la manière du siècle dernier. Et que m’importent alors les bémols inutiles et les accords irréguliers !

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L’Abîme, qui vient de paraître chez M. G. Charpentier, est, comme les Névroses et comme les Brandes, un recueil de poèmes et de rondels. Je crains que la lecture n’en soit difficile pour quelques-uns : c’est proprement de la quintessence d’abstraction. Les pièces s’appellent : l’Hypocrisie, la Pensée, l’Egoïsme, la Grimace, l’Ame, l’Enigme, la Virginité ou la Genèse du crime. Voulez-vous un exemple ? Voici huit vers du Remords de l’assassin :

Depuis l’heure où j’ai mis en terre
L’assassiné qui remuait,
Un être frôlant et muet
M’accompagne dans le mystère ;
Je ne vis plus qu’en frissonnant,
Car cet insupportable mime
Qui surgit comme un revenant…

C’est ma victime !

Et aussi huit vers de la Luxure :

Son vœu le plus choyé dans ses quintes d’orgueil
Et quand elle a trouvé l’être qui la seconde,
Serait de posséder pendant une seconde
L’ubiquité des mains, de la bouche et de l’œil
Pour aspirer d’un trait comme une seule essence
Les charmes de l’aspect et de l’attouchement
Et pour désaltérer dans un abreuvement
Les innombrables soifs de sa concupiscence.

Je ne saurais, en une causerie rapide, analyser longuement l’œuvre de Rollinat, ni même indiquer comme il conviendrait la place, très particulière à mon sens, que l’Abîme tient dans cette œuvre. Mais j’ai cité à dessein quelques-uns de ses vers les plus hardis pour vous initier brutalement aux audaces de sa forme ; il ne faudrait pas déduire de ces citations que tout le livre est aussi tourmenté. Lisez l’Enigme, par exemple, ce poème d’une intensité troublante, si large et si solidement écrit qu’on croirait une page des Fleurs du mal ; lisez l’Automate, lisez les Deux Solitaires….. eh ! lisez l’Abîme tout entier, – non point d’une seule tenue, comme un roman, mais quand vous aurez quelque lassitude des banalités qui nous encombrent : c’est l’œuvre d’un artiste sincère comme un primitif, raffiné comme un Parisien et laborieux à la façon de ces ciseleurs de la Renaissance dont on conserve dans les musées les coffrets et les pommeaux d’épée.

 

Vincent.

 

(1) Dans les brandes, les Névroses, l’Abîme. – Charpentier, éditeur. Paris, 1877, 1883, 1886.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

1 – L’article d’Albert Wolff visé au premier paragraphe, est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre Courrier de Paris. La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre 1882.

2 – Le premier quatrain cité est extrait de Fuyons Paris (Dans les Brandes, page 3), au troisième vers, il faut lire « Allons » et non « Allant ».

3 – Promesses d’un beau visage ne correspond pas à un poème ou une chanson éditée de Maurice Rollinat.

4 – La première édition de Dans les Brandes est parue en 1877 chez Fischbacher. Le livre sera repris par Charpentier en 1883 avec de légères variantes.