Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Soleil

Mardi 27 octobre 1903

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur Retronews.)

 

 

AU JOUR LE JOUR

MAURICE ROLLINAT

Un des poètes les plus artistes de notre temps, Maurice Rollinat, retiré depuis longtemps déjà à la campagne, dans la Creuse, son pays natal, est mort hier à l’asile d’Ivry où il avait été conduit, il y a quelques jours seulement, comme nous l’avons dit ici-même. Une première attaque de paralysie l’avait déjà fortement atteint, et ce ne fut qu’aux soins assidus et incessants de sa dévouée compagne qu’il dut de survivre, sans être débarrassé totalement du mal qui l’avait frappé, et qui laissait sa santé tout à fait ébranlée. N’eût-il pas mieux valu, pour lui, succomber à cette première atteinte ? Il y a nombre d’années déjà que Maurice Rollinat s’était éloigné de Paris. Peut-être y eut-il quelque déception, dans cette résolution d’exil spontanée, et voici pourquoi, du moins je le pense.

Lorsque fut publié le volume de vers Les Névroses, Rollinat jouissait déjà de quelque réputation, et un petit volume de vers de lui, Dans les Brandes, avait été déjà remarqué. Mais lorsque parurent les Névroses, le poète fut aussitôt porté aux nues. Dans des cercles d’amis, quelquefois dangereux par excès d’admiration, il avait dit, lui-même, un grand nombre des pièces qui composent ce volume remarquable, et gagné nombre de snobs qui, exagérant son mérite, lui portèrent, sans s’en douter, un coup fatal. Les plus solides esprits ne résistent pas à ces sortes de succès, et devenir, du jour au lendemain, l’idole de ce qu’on appelle Tout-Paris, est une chose des plus dangereuses. Instantanément, Rollinat fut l’homme des salons, des petits comités dont sa présence rehaussait l’importance, et qui, maladroitement, lui laissaient croire qu’il était le plus grand poète des temps modernes, tandis qu’il était, plus simplement, un très remarquable artiste. On ne saura jamais toute l’influence des cénacles sur ces grands enfants que sont les poètes.

Dans cette première manière, Rollinat s’inspirait évidemment d’Edgar Poë : il voulait donner le frisson, grâce à des sujets présentés avec des apparences fantastiques, hallucinées, et comme il était un diseur de grand talent, il ajoutait à sa réelle supériorité de poète l’attrait de l’acteur qui savait donner à ses vers toute leur valeur. Quelquefois même il les accompagnait d’une musique originale et appropriée, qui n’était peut-être pas de la musique, mais qui faisait courir, sous la peau de ses auditeurs, un certain frisson. Depuis, il a fait beaucoup mieux, et toutes les rumeurs de la campagne résonnent et chantent dans certains de ses volumes de vers, Nature, par exemple, et Paysages et Paysans. Mais, il n’en restait pas moins le poète des Névroses, ce qui, à ses yeux, équivalait à peu près à ceci qu’il devait se répéter fréquemment : Mais je n’ai donc fait que cela ! mais, tout ce que j’ai produit depuis ne compte donc pas ? Un journaliste de grande autorité sur le public, une actrice incomparable le lancèrent alors, mais sans mesure, et il n’est peut-être pas impossible que ce triomphe disproportionné et soudain ait exercé, sur son organisme, une influence fâcheuse.

Quoi qu’il en soit, ce fut un vrai poète, original et fécond, non pas un de ceux qui vident leur sac, en quelques pages de vers, ne brillent guère et s’évanouissent à jamais, mais un véritable artiste, qui voyait les choses avec des yeux de peintre et savait exprimer ses visions, dans une langue très harmonieuse et dans des pièces achevées, avec une intensité de vie extraordinaire, et où toutes choses semblent animées. Et voilà ce poète qui connut le grand succès et qui fut merveilleusement doué, en son genre, le voilà qui tombe vaincu, assommé, dans la retraite qu’il s’était choisie et où il travaillait encore, et qui meurt presque foudroyé, dans une maison de fous. Est-il rien de plus triste que cela, de plus lamentable que la fin d’une belle et noble intelligence, soudainement et inexorablement frappée, et qui s’en va, dans la mort anticipée, Comme glisse, à vau-l’eau, une barque dont on a coupé l’amarre. Quel plus douloureux exemple de notre fragilité ! –

Jean de Nivelle.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Jean de Nivelle est un pseudonyme utilisé par Charles Canivet, né le 10 février 1839 à Valognes (Manche) et décédé le 29 novembre 1911 à Paris, journaliste, poète et romancier.

– 2 – La Creuse n’est pas le pays natal de Maurice Rollinat puisque celui-ci est né le 29 décembre 1846 à Châteauroux (Indre).

– 3 – L’auteur évoque une attaque de paralysie, or celle-ci n’était pas récente, elle datait de 1896 (voir Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat – Documents inédits, 1939, page 272). Elle n’a donc aucun lien avec son décès. Maurice Rollinat est vraisemblablement décédé d’un cancer colorectal, un carcinome selon la terminologie de l’époque.

– 4 – Lorsque Charles Canivet écrit : « Un journaliste de grande autorité sur le public, une actrice incomparable le lancèrent alors », il évoque la soirée chez Sarah Bernhardt qui s’est déroulée le 5 novembre 1882, et l’article d’Albert Wolff paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris », c’est-à-dire bien avant la parution des livres La Nature en 1892 et Paysages et Paysans en 1899, évoqués précédemment. Pour mémoire, le livre Les Névroses est paru le 16 février 1883.