Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Soleil

Lundi 7 juin 1886

Page 3.

(Lire le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

VARIÉTÉS

Poètes et Poésies. – L’Abîme, par Maurice Rollinat, à la librairie Charpentier.
La Vie et la Mort, par Jean Rameau, à la nouvelle librairie parisienne, E. Giraud et Cie.
La Légende de Normandie
, par Aristide Frémine.

 

La production littéraire n’a jamais été plus active. Les livres succèdent aux livres, et des auteurs surgissent de tous côtés. Ce n’est pas une raison pour qu’ils demeurent, car autant en emporte le vent. Hélas ! on n’invente pas de lecteurs, et la plupart de ceux-ci sont acquis aux noms consacrés. Des livres bien meilleurs paraissent, mais la place est prise, ou plutôt absorbée par les auteurs à succès, et le public est si bon enfant, si bien l’esclave de ceux qui sont au pinacle, qu’il faut des échecs consécutifs pour lui ouvrir les jeux. La camaraderie néfaste joue là un grand rôle, et la réclame productive va toujours au succès, qu’il soit de bon ou de mauvais aloi. Seulement, les yeux du public une fois dessillés, il n’y a pas à y revenir ; dix chefs-d’œuvre ne recommenceraient pas sa conquête. Certains auteurs sont les victimes de ces engouements subits. Trop exaltés, sans motifs essentiellement valables, ils se laissent prendre à l’appât d’une réputation du premier coup très exagérée, et la désillusion survenant, le découragement peut suivre de près.

Si j’avais un conseil à donner aux jeunes écrivains trop inopinément entrés dans la gloire, ou ce qui est plus juste, dans l’engouement éphémère, je leur dirais de se défier, de ne point donner, tête baissée, dans les coteries, et de se juger eux-mêmes. Mais c’est chose bien difficile, sinon impossible, je le sais. M. Maurice Rollinat en fait, je crois, en ce moment, l’injuste expérience. Son nouveau livre de poésies, l’Abîme n’est assurément pas inférieur aux Névroses. On y trouve la même virtuosité et le même savoir-faire, mais le premier ayant été considérablement surfait, le second en pâtit. Et encore ce n’est pas surfait que je devrais dire, car le mérite était réel, très grand même, mais on a rendu à M. Maurice Rollinat le mauvais service de lui distribuer immédiatement trop d’encens, et c’est tout naturel qu’il en soit grisé. Cependant, l’Abîme est un livre d’ouvrier. L’auteur y sacrifie nécessairement à la préoccupation de l’étrange, qui fit sa renommée : et voilà précisément le mal. Ainsi remarqué, un écrivain, un poète surtout, doit toujours accentuer sa manière. Il est, en quelque sorte, le prisonnier de son premier succès, et ne consent point à changer de genre.

Et voilà pourquoi M. Maurice Rollinat, artiste de premier ordre, à qui nous devons d’admirables paysages et des tableaux de maître, où se rencontrent toutes les splendeurs et toutes les horreurs de la nature, se confine, de plus en plus, dans un genre bizarre, où le public ami des beaux vers ne pourra plus le suivre. Les beaux vers ne manquent pas dans ce livre, mais on y trouvera des pièces toutes entières, écrites sous l’emprise d’une idée fixe, celle de se distinguer par l’étrange, sinon par l’incompréhensible. M. Stéphane Mallarmé ne renierait pas la plupart des strophes d’une pièce intitulée la Luxure, dont je cite quelques vers, pour l’exemple :

La débauche est la sœur de l’ostentation,
Mais qu’elle ait un complice ou reste solitaire,
La Luxure hypocrite est fille du mystère
Et s’accroche en cachette à sa tentation.

Pratiquant sur la peau, de l’orteil à la nuque,
Le labour infécond de ses savants baisers,
Elle garde aux tissus spongieux et rosés
Le fouillement crispé de sa caresse eunuque.

Et seule, avec des mots et des regards tremblés,
Suante et repliée en torsion visqueuse,
Elle évoque longtemps l’introuvable muqueuse
Qui hante ses désirs à jamais incomblés.

Pourquoi ce livre s’appelle-t-il l’Abîme ? Je l’ignore. Il n’est, en somme, qu’un recueil de sensations et de vertiges où l’on retrouverait aisément les préoccupations de Baudelaire et les hantises d’Edgar Poë. Le Remords de l’assassin est une pièce directement inspirée par le conteur américain. Ailleurs, c’est une recherche d’images et d’expressions très voulues, qui pousse au vulgaire, et qui trop souvent répétées, engendrent une réelle fatigue. Témoin ce sonnet, la Complaisance, d’apparence profonde, et qui n’est, par le fait, qu’un entassement de mots souvent d’une justesse douteuse :

Le loup reprend son air fâché
Quand il est repu de charogne.
Ainsi notre âme se renfrogne
Quand elle est saoule du péché.

Car après l’infâme besogne
Où son plaisir s’est pourléché,
Le dégoût lui vient, remâché
Par la conscience qui grogne.

Mais nos vices sont les plus forts :
Peu à peu, la rigide hôtesse
Admet nos crimes et nos torts,

Et sans colère, sans tristesse,
Fait digérer par le remords
Nos trop plein de scélératesse.

Au premier abord, on se dit : c’est bien fait ! Après réflexion, l’on se demande : qu’est-ce que cela signifie ? Ce loup qui reprend son air fâché n’est que du pur enfantillage. Tout n’est point dans ce genre, et je n’ai pas l’intention même de chercher à diminuer le talent de M. Maurice Rollinat. J’écris seulement ce que je pense, c’est-à-dire qu’il me semble faire fausse route et qu’il doit surmener étrangement son imagination pour mettre au monde de pareilles productions. C’est la marque des Névroses, encore outrées, à part ces quelques pages de peintre naturaliste que nous ne retrouvons point ici. Quelle singulière idée, pour un poète de race, de consentir à faire rendre des sons si bizarres à un excellent instrument. M. Maurice Rollinat, après avoir bénéficié d’un engouement trop exagéré, est en train de devenir la victime du parti-pris. C’est une façon certaine de stériliser un talent très réel, que de le renfermer dans les limites étroites d’une thèse, et de le faire l’esclave d’une vogue très inattendue. L’auteur de l’Abîme, nous doit et pourrait nous donner mieux que cela, mais il est pris dans la glu de son premier succès, et il n’y a pas grande chance pour qu’il s’en tire. C’est fâcheux, car c’est un véritable maître du vers que ce poète qui se trompe, et que de maladroits adulateurs ont inconsciemment trompé.

(…)

Charles Canivet.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Charles Canivet, né le 10 février 1839 à Valognes (Manche) et décédé le 29 novembre 1911 à Paris, est un journaliste, poète et romancier ; il utilise aussi le pseudonyme « Jean de Nivelle ».

– 2 – Charles Canivet se demande « Pourquoi ce livre s’appelle-t-il l’Abîme ? Je l’ignore. ». Au départ, Maurice Rollinat voulait l’intituler L’Abîme humain.

– 3 – L’auteur cite en entier un poème qu’il intitule « la Complaisance », le titre exact est « La Complaisante ».