Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Réveil

Mercredi 31 mai 1882

Pages 2 et 3.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

(page 2)

MUSIQUE

Après un premier recueil de six mélodies, dont il avait fait aussi les paroles (1), Maurice Rollinat nous en donne, chez le même éditeur Hartmann, un deuxième, sur des poésies de Ch. Baudelaire (2).

Le champion descendu aujourd’hui dans l’arène de la publicité n’est pas un débutant, il y avait déjà combattu comme poète, et comme tel nous espérons l’y voir, bientôt combattre encore, décisivement. En attendant, il reparaît avec ses deux livrets de musique qui sauront lui frayer un chemin rapide et sûr vers la gloire.

Réunissant en lui le musicien et le poète, Rollinat conjugue si étroitement ces deux arts et les mène de front avec tant de puissance et d’habileté que l’un n’est, pour ainsi dire, que la continuation et le complément de l’autre. Et de même qu’il excelle à dire ces vers admirables, il n’a pas son pareil, quand il chante ses étonnantes compositions. C’est là, c’est ainsi qu’il faut le voir et l’entendre pour le connaître et éprouver dans toute leur intensité les effets qu’il tire de ses merveilleuses facultés. Il sait par ses gestes et ses attitudes, par les mille aspects de sa physionomie, par les variations à l’infini du timbre et de l’intonation de sa voix, donner une plus profonde pénétration à la triple impulsion des paroles, du chant et de l’accompagnement qui, multipliant ainsi le nombre et l’éclat de leurs beautés particulières, forment déjà par leur accord un ensemble vraiment inouï.

Comme tous les 3 artistes, Maurice Rollinat n’a pas dans le choix de ses sujets une spécialité déterminée. La sensibilité délicate et raffinée de son tempérament étant accessible à toutes les émotions, il les rend toutes avec une rare supériorité. Il possède au plus haut degré, l’expression de toutes les impressions dont est susceptible sa nature si complexe, et quel que soit le genre qu’il aborde, il pose dans chacun de ses morceaux le sceau d’une originalité saisissante et d’une incontestable maestria.

Assistez au développement de son œuvre entier, et vous serez surpris de la diversité des passages, vous passerez par toutes les sensations de votre corps et par tous les sentiments de votre âme. Tout ce que peut éprouver votre cœur dans ses affections les plus intimes, tout ce que votre cerveau peut imaginer dans ses plus nobles conceptions est reproduit devant vous dans sa forme la plus accomplie et avec l’observation minutieuse des insaisissables nuances.

Quoi de plus céleste que la Blanchisseuse du paradis, de plus gracile que les Fils de la Vierge, de plus cristallin que la Fontaine, de plus doucement triste que la Mort des Fougères et la Cimetière aux Violettes, de plus charmant que les Prunelles, et les Pêchers roses ? En même (page 3) temps, quoi de plus poignant que Causerie, de plus épouvantable que Spleen, et le Mort joyeux, de plus atroce que le Cœur-mort ?

Ici dans l’Idiot, les Babillardes, la Fille aux Pieds nus, le Bûcheron, on se trouve face à face avec une évocation du plein air et des libres horizons, tant dans cette musique vit l’âme même de la campagne. Jamais peintre, ou poète ou musicien, n’a donné, dans l’agreste, le rustique et le bucolique, une si palpable hallucination : les cordes du piano vibrent comme sous un vent qui arrive des monts et des vallées de là-bas, plein des chaudes odeurs des foins fauchés ou de la senteur âpre des terres de labour éventrées par le soc.

Et tous les bruits des champs, des ravins, des brandes et des forêts s’élèvent autour de vous, l’étang clapote, le torrent mugit et les cimes chevelues des ormes, des châtaigniers et des chênes balancent leurs branches avec un harmonieux froissement de feuilles ; tandis que votre œil s’éblouit du flamboiement des soleils d’été sur les landes calcinées ; on suit dans leurs zigzags les franges d’argent dont la lune borde la silhouette noire des roches.

Là, dans Eldorado, la Dame en cire, la Vieille-Croix, la Valse des Clowns, vous chevauchez le démon du fantastique et vous tourbillonnez éperdument et sans trêve dans un monde surnaturel peuplé de folies bigarres et d’étranges visions.

Maintenant, le clavecin égrène des notes caressantes dont le rythme câlin porte aux rêveries nonchalantes et lascives. Les Promesses d’un beau visage, le Jet d’eau, la Chanson d’après-midi étalent les nudités roses et vaporeuses d’un essaim de femmes exquises dont le regard provocant ou languide allume dans vos sens toutes les braises de la luxure.

Mais l’amour se voile bientôt d’une brume de mélancolie. Les Etoiles Bleues, les Amoureux, la Chanson d’automne, la Valse de la neige, la Tristesse de la Lune, Recueillement qui impressionnait si vivement George Sand, l’Idéal qui arrache des larmes à Barbey d’Aurevilly, Flambeau vivant, le Silence, Harmonie du soir, soupirent et pleurent sur « l’instrument magique », avec un attendrissement auquel on ne peut résister. Tous les souvenirs d’autrefois, toutes les souffrances anciennes surgissent du fond de votre être, enveloppés de leur nimbe d’art et ceints de leur couronne de beauté ; les joies éteintes, les espoirs défunts, les rêves brisés, toutes les belles et bonnes choses mortes, toutes ces fleurs fanées que vous avez admirées avec extase, et respirées avec enivrement, jadis, s’épanouissent de nouveau pour vous avec une vivacité et une fraîcheur telles que la cuisson des regrets s’en trouve adoucie.

Le douloureux fait place au terrible : Des drames inconnus déroulent une interminable série de tableaux rouges ou noirs ; le clavier sanglote sous les doigts qui se convulsent, la voix brame dominant les gammes mineures. Ecoutez Réversibilité, le Gouffre, les Larmes du monde, Madrigal triste, la Cloche fêlée. Ah ! bien d’autres que Barbey d’Aurevilly, n’est-ce pas, Luigi Loir ? ont senti l’angoisse jaillir de leur âme en pleurs impossibles à retenir, à l’audition de ces grandes jérémiades où se mêlent à une harmonie grosse de lamentations, les accents d’une amère Poésie et d’une Mélodie aiguë…

Au milieu de cette navrure intense passe de temps à autre un vent de colère, d’emportement, de mutinerie, d’exaspération frénétique : Le Rebelle crispe son poing vers le ciel et hurle à Dieu son féroce « Je ne veux pas », pendant qu’une formidable musique de révolte éclate de toutes parts en explosion de blasphèmes, et en tonnerre d’imprécations…

A présent, plus de cris, plus d’efforts tragiques ; la lassitude survient après tant de luttes vaines contre la fatalité, après tant d’infructueuses tentatives pour échapper aux étreintes du réel et s’enfuir d’un coup d’aile dans l’azur, après tous ces « vacarmes sanglotant leur inanité. » Le spleen descend, lourd, écrasant, appesantissant sur vous le plomb des éternels désespoirs : un oiseau noir, l’abominable « jamais plus » d’Edgar Poë vient s’installer dans le désert de votre âme et les araignées de l’Ennui, lient vos membres et étouffent votre ardeur sous leurs trames qu’elles filent silencieusement, « tourbillonnant dans l’ombre et dans la solitude. » Parfois, un strident éclat de rire traverse ces effrayantes résignations et secoue ces inertes torpeurs, le Palais hanté, la vieille croix, un rire de damné, qui vous fait greloter le froid et suer la peur. Alors le chanteur donne à sa voix l’acuité d un glapissement sinistre et contracte sa bouche en un rictus diabolique, et le piano grince de toutes ses cordes et ricane aussi de toute la longueur de son unique mâchoire.

Et tout cela dans l’expectative de la Mort !…

Ah ! la mort ! De même qu’elle tient une large place dans la vie, ainsi elle entre pour une grande part dans l’art de Maurice Rollinat…

La voyez-vous, la redoutable moissonneuse, la reine des épouvantements s’approcher avec son Convoi funèbre et son cortège de terreurs et de deuils, et faire son ouvrage, et suivre sa route on dansant avec un cliquetis d’ossements au-dessus des gerbes humaines dont elle a jonché le sol ?…

Mais la mort n’a rien de hideux ; elle est, au contraire, belle, elle est douce et bienfaisante. Regardez-là donc cette gracieuse Dame en blanc, la Mort des pauvres, la Mort des amants, ailée et auréolée comme un ange, parée comme la Fiancée impatiemment attendue. Elle vient, souriante à travers ses tristesses, appelée par tant de vœux, avec des roses plein les mains pour en égayer les chambres funèbres, et portant, dans les plis de sa robe de mousseline, le pardon de tous les péchés, l’oubli de tous les remords, le réveil de tous les cauchemars, le repos de tous les travaux et de toutes les peines, la récompense due à ceux-là qui ont vécu…

Voilà en vérité tout ce qu’il m’était possible de dire dans un compte rendu nécessairement incomplet sur la Musique de Maurice Rollinat. Ce qu’il a fait est déjà si considérable que j’ai dû laisser de côté un grand nombre de compositions aussi admirables que celles dont j’ai pu parler : c’est donc promettre au lecteur que le grand artiste ne s’en tiendra pas à la publication des douze mélodies qu’il a fait paraître. Dès à présent Trois Valses sont en préparation, la Marche des Lions est orchestrée… et ainsi peu à peu, tous les amateurs et tous les raffinés pourront enfin prendre connaissance de l’œuvre toute entière.

Mais à cet Art si étrange et si original, si robuste et si frêle à la fois, si vrai dans ses plus folles fantaisies, si correct et si suggestif dans son mépris des formes classiques ou romantiques du Conservatoire, ne manquera-t-il point des acteurs capables de le comprendre et de se l’assimiler suffisamment pour le traduire et le produire ? Nombre l’ont essayé, mais aucun que je sache, n’a réussi aux yeux de ceux qui ont pu assister à l’interprétation de la musique de Rollinat par Rollinat lui-même.

Pourtant, Mlle Ducasse, de l’Opéra-Comique, a récemment chanté le Cimetière aux Violettes et le Convoi funèbre d’une façon satisfaisante, de l’avis de ceux qui l’ont entendue. D’un autre côté, Boudouresque, de l’Opéra, ce « tonneau qui vocalise » comme le lui dit Georges Lorin dans un adorable sonnet, Boudouresque l’Ariégeois, qui fait tenir dans ses poumons et son gosier tous les échos pyrénéens, a poussé au dîner du Bon-Bock le Bucheron avec une si parfaite compréhension du sujet et en même temps avec tant de fougue et de chaleur que l’assistance très nombreuse et excellemment appréciatrice l’a remercié des bravos les mieux nourris. Etienne Carjat s’est fait le porte-voix de tous les convives dans une pièce adressée au chanteur où il fait le juste éloge de son mérite et où je cueille, à propos de ma chronique, les deux vers suivants :

Rollinat trouve en vous un fougueux interprète
Pour sa musique an rythme étrange et saisissant.

Eh bien, tant mieux ! Puisse le succès de Boudouresque et de Mlle Ducasse stimuler les acteurs vraiment intelligents et les engager dans une voie ardue, mais féconde en lauriers. Est-ce que, d’ailleurs, pour les artistes véritables, les difficultés elles-mêmes n’ont pas leur charme et leur attrait ? C’est à ceux-là que je crie courage ! Le public, j’en suis sûr, leur sera reconnaissant de leurs efforts. Il applaudira à ceux qui l’initièrent à une musique nouvelle si sincèrement passionnelle et joindra dans ses acclamations les noms des acteurs, des interprètes, des exécutants et des chanteurs an nom du jeune maestro dont nous saluons l’aurore.

Fernand Cresy.

 

(1) Les Corbeaux, les Demoiselles, Ballade de l’arc-en-ciel, Chanson d’automne, le Cimetière aux Violettes, le Convoi funèbre.

(2) Causerie, Madrigal triste, Chanson d’après-midi, l’Idéal, Flambeau vivant, Tristesse de la Lune.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – « Fernand Crésy » est le nom de plume de Fernand Icres.

– 2 – Le compte rendu du « dîner au Bon-Bock » auquel l’auteur fait allusion, est paru dans le Beaumarchais du 2 avril 1882, page 4, sous le titre « Boudouresque au "Bon-Bock" » signé Louis Jeannin. Le sonnet de Georges Lorin y est reproduit ; il se termine par : « Boudouresque chante, et j’entends / Le tonnerre qui vocalise ! ». Cette dernière expression est plus sympathique que celle utilisée par Fernand Crésy : « tonneau qui vocalise ».

– 3 – « Le Bucheron » est un poème de Pierre Dupont. Il a été mis en musique par Maurice Rollinat. Cette partition ne sera éditée qu’en 1883 chez Henri Lemoine (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb432398723). Peut-être que Boudouresque avait une partition manuscrite donnée par Maurice Rollinat.