Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Progrès libéral (Toulouse)

Lundi 5 juin 1882

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

LITTÉRATURE

TROIS POÈTES

M. Barbey d’Aurevilly publie, dans le Constitutionnel, une fort belle étude sur un jeune poète :

« Ce jeune homme, sombre comme Manfred, et comme la nuit dont son cœur est l’image, s’appelle Maurice Rollinat. Guérin aussi s’appelait Maurice. Sera-t-il plus heureux que Guérin qui n’a pas vu sa gloire ?… Mais l’enthousiasme a ses prophètes.

« Les ensorcelés qui l’ont entendu disent hautement, en parlant de lui :

« Vous savez la nouvelle ? Baudelaire est ressuscité ! et un second volume des Fleurs du mal sort avec lui de son tombeau ! »

« Eh bien, c’est une erreur. Rollinat n’a pas à mettre son blason « en abîme » sur celui de Baudelaire.

Il n’a pas cette identité absolue avec le grand poète d’hier, qui a, pour sa gloire, le bonheur d’être mort.

« Maurice Rollinat qui l’a ressuscité, disent ses amis, le ressuscitera-t-il par la longueur du temps qu’il mettra à s’attendre ? car Baudelaire pendant toute sa jeunesse, traîna un livre de génie à travers d’imbéciles éditeurs qui n’en voulaient pas et qui maintenant l’impriment à genoux !

« Baudelaire ressuscita, lui, Edgard Poë, car la poésie de ces deux poètes, dont l’un traduisit l’autre, n’est pas, comme on pourrait le croire, une imitation réussie, mais dans leur double inspiration, c’est la plus puissante identité ! Phénomène poétique sans exemple ! Ne faire qu’un étant deux, à distance dans la vie d’un siècle, par le fait unique d’organisations étonnamment semblables, et d’un accord parfait dans les impressions, véritablement extraordinaire, constitue l’originalité collective et particulière à la fois de ces deux Ménechmes de génie, Edgard Poë et Charles Baudelaire ! Maurice Rollinat s’ajoutera-t-il à eux pour une Trinité future, comme la troisième personne de cette trinité, dont le règne n’est pas venu encore, – la seule ressemblance, par parenthèse, je le crains bien, qu’elle aura jamais celle-là ! avec le Saint-Esprit ! »

Très brillante aussi la partie de cette étude littéraire consacrée à Edgard Poë et Baudelaire.

« A eux deux, en attendant le troisième, qui viendrait ou qui ne viendrait pas, ils étaient devenus la plus éclatante expression de la poésie moderne. Ils étaient les rois de cette poésie qui s’est assise sur la tombe de la poésie du Passé – la Poésie sereine, idéale, lumineuse ! Ils étaient enfin la poésie du spleen, des nerfs et du frisson, dans une vieille civilisation, matérialiste et dépravée, qui prend ses dépravations pour des développements, et qui en est à ses derniers râles et à ses dernières pâmoisons !

Mais n’importe, après tout ! c’étaient encore des poètes ! C’était encore de la poésie ! Elle était gâtée dans sa source, je le reconnais ; elle était phtisique, maladive, empoisonnée, mauvaise, décomposée par toutes les influences morbides de la fin d’un monde qui expire, mais elle n’en était pas moins de la poésie, prouvée même par la puissance qu’elle a sur nous tous, cette poésie faussée dans son inspiration, et qui tournait et touchait souvent à la démence ! Est-ce qu’Edgard Poë et Baudelaire ne se complaisent pas quelquefois dans la sensation de la démence ?… Je sais bien que, dans des temps comme il n’en est plus, aux époques de l’histoire les plus pures et les plus harmonieuses, tous les irrespectueux et les vulgaires, dans l’intérêt du prosaïsme de leurs esprits et de leurs âmes, traitaient les poètes avec insolence et marquaient du mot méprisant de « folie » la magnifique exaltation des facultés qu’ils n’avaient pas. Mais quand les temps actuels ne sont plus guère explicables qu’à la pathologie, le mot insultant et superficiel a pris la profondeur d’une vérité.

« Certes ! on trouverait plus aisément qu’autrefois sur le front des Edgard Poë et des Baudelaire le « coin de la démence » que les Anglais cherchaient sur le beau front de leur Byron, et qu’ils croyaient y voir pour l’y trouver !

« Aujourd’hui, la Poésie n’est plus qu’une Ophélie sans pureté et sans amour… mais quelque démente qu’elle soit ou qu’elle puisse être, cette poésie moderne, au cerveau plus ou moins lézardé, cette fille de l’Egarement universel, n’en est pas moins toujours la poésie, c’est-à-dire la plus belle ou la moins laide des choses humaines !

« Elle n’en demeure pas moins dans son rapport naturel et inaltérable avec nous, et fussions-nous plus bas ou plus insensés que nous sommes, la proportion entre les poètes et les autres hommes n’en resterait pas moins dans son éternelle inflexibilité.

« Et encore, faut-il ajouter, pour être juste, que cette poésie, phthisique et maladive, d’une époque si désespérément décadente, cette poésie du spleen et du spasme. – de la peur, de l’anxiété, de la rêverie angoissée, du frisson devant l’invisible, cette poésie adorée dans leurs œuvres par des générations qui n’ont plus que des nerfs, et qui est la poésie habituelle d’Edgard Poë et de Baudelaire, n’en est pas moins, malgré l’effroyable perversion des têtes dont elle est sortie, le dernier cri, – noble quand on le compare à tant d’autres cris, – de la matière impuissante, si stupide, si vile et si lâche devant le menaçant mystère des choses, qui nous étreignent de leurs ténèbres, pendant notre passage de quelques minutes ici-bas.

« Tout est, en ce moment du dix-neuvième siècle, plongé dans un matérialisme qu’on ne sait plus, pour peu qu’on respecte sa langue, même comment nommer, mais les poètes modernes, de cela seul qu’ils sont des poètes, ont l’horreur instinctive de cette fange dont ils veulent dégager leurs pieds divins, et ils les en arrachent pour ne pas être étouffés par elle.

« C’est alors qu’ils se rejettent aux nervosités de la nature humaine, car les nerfs sont plus spirituels que la chair. Ce qui fait presque pardonner à la poésie de Baudelaire et de Poë ses insanités, c’est que nés tous deux fatalement du matérialisme contemporain, ils sont moins des matérialistes que des nerveux.

« Leur poésie remonte par les nerfs, – ces subtils fils conducteurs – vers la spiritualité céleste, et la poésie aussi de Maurice Rollinat, qui, m’a-t-on dit, a intitulé son livre « Les Névroses ».

 

 

Remarque de Régis Crosnier : L’article de Jules Barbey d’Aurevilly dont sont extraits les paragraphes constituant cet article s’intitule « Littérature – Un poëte à l’horizon ! », il a été publié dans Le Constitutionnel daté du 2 juin 1882, page 3.