Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le National

Mercredi 2 octobre 1889

Page 3.

(Lire le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

VARIÉTÉ

Un poète

 

Ces jours-ci, pendant que tous les partis politiques sonnaient dans tous leurs clairons, j’ai lu un long article consacré à un rimeur, ce qui atteste que les luttes électorales n’absorbent point encore certaines gens. J’ajoute que c’est un de mes étonnements profond.

Le signataire du dit article, peut-être pour qu’on pût le ouïr malgré le tapage, accumulait les épithètes les plus sonores et les plus flatteuses à l’endroit dudit rimeur, lequel, j’imagine, n’en aura été que fort peu surpris, ayant coutume d’entendre la louange. Votre surprise à vous-même d’ailleurs, sera également bien médiocre, lorsque je vous dirai son nom. Ce rimeur s’appelle M. Rollinat.

M. Rollinat, d’après l’apologiste, contiendrait, en somme, l’expression la plus haute de l’esprit de notre temps. Il mettrait au service de l’idée, toujours neuve et toujours brillante, une forme superbe. L’artiste, enfin, chez ce poète-né, ne céderait en rien au penseur. Autrement, ce poète serait un grand poète, et j’espère qu’on le serait à moins.

Ici j’ouvre une petite parenthèse pour vous faire un aveu dont j’ai honte. Croyez-vous que cet homme illustre entre tous, je ne le connaissais point, sinon de renommée ? Compter au nombre des vivants et ignorer M. Rollinat, cela paraît invraisemblable. Je vous jure que je vivais pourtant, et que je l’ignorais. Pourquoi ? je ne sais trop ; probablement parce que, la vie étant courte, hélas ! on ne peut boire à toutes les coupes que tendent les poètes généreux vers la misérable humanité. Cette raison-là, me direz-vous, ne saurait être une excuse, dès qu’il s’agit d’un auteur presque génial, comme M. Rollinat. J’en conviens. J’en conviens d’autant mieux que les éloges intarissables dont on l’accable fréquemment eussent dû solliciter ma curiosité.

Il y a peu de jours encore, n’est-ce pas au National même, si je ne me trompe, qu’un chroniqueur, M. René Prelm, le jugeait en passant, plein de cette âme immense des choses qui, jadis, imprégna le prodigieux Lucrèce.

En un mot, j’étais donc coupable d’une négligence que je n’ose pas qualifier à l’égard de mouvement littéraire de notre époque, puisque M. Rollinat en est et en restera sans doute une des gloires.

Mais le destin réservait à l’article dont je vous entretenais plus haut de vaincre ma stupide paresse.

Son enthousiasme était tel qu’il m’a gagné. Lecteurs, je suis maintenant de plain pied avec la civilisation. Moi aussi j’ai lu M. Rollinat, moi aussi je le possède, moi aussi je le goûte, et vous l’allez voir d’ailleurs.

Ce n’est pas que mon jugement ressemble parfaitement à la plupart de ceux qu’on émet à son sujet.

S’il leur ressemblait, du reste, ce serait peine inutile que de redire ce qu’on a déjà dit et mieux dit que par ma plume. Un seul point est commun : l’admiration. Hors de là, tout est contraire.

On découvre des beautés où je n’en puis voir, et j’en vois sur lesquelles on ne souffle mot : divergence de vues complète que je tiens à signaler d’abord, afin d’éviter l’étonnement dans la suite.

Donc, cet article exubérant de lyrisme avait enfin piqué mon amour-propre.

Or, sachant que Charpentier, honnête homme, livrait le génie de M. Rollinat pour un prix modique, j’allai vite chez lui.

Charpentier, je le confesse, ne me laissa point le supplier. Sitôt qu’il sut le pourquoi de ma venue, il me tendit, outre les Névroses, dont j’avais ouï parler, Dans les brandes et l’Abîme, ce qui constitue, à ce qu’il m’affirma, l’œuvre complet du célèbre auteur.

Il paraîtrait que notre ciseleur d’alexandrin a signé en sus plusieurs pages de prose ; mais elles ne formeraient, dit-on, qu’un petit nombre de nouvelles dispersées jusqu’à présent. Ainsi M. Rollinat écrivain m’échappe, dont je ressens grand dépit, parce que M. Rollinat poète me plaît fort.

M. Rollinat me plairait, ne serait-ce que parce qu’il me stupéfie. N’imaginez pas, lecteurs, que je veuille insinuer par là une malignité. Si M. Rollinat est apocalyptique, j’entends original, il est encore infiniment talentueux, pour me servir d’un mot de cette langue qu’il écrit si bien. Mais entre tous les dons qu’il recèle, le don de m’ébaudir demeure, certes, celui qui atteint le suprême degré.

Et je parierais volontiers que je caresse ici le juste orgueil de ce diable d’homme, car M. Rollinat, ou je me méprends étrangement, aspire à l’attitude impénétrable d’un sphinx vis-à-vis de ses contemporains ébahis. Il est vrai, reconnaissons-le, que j’ai peu l’habitude du modernisme, sur lequel l’auteur des Névroses verse cependant tous ses rayons. Or, on s’y fait, paraît-il, comme on se fait à Boileau. Cela doit être, en ce cas, un tantinet malaisé. Pourtant M. Rollinat n’appartient, je crois, qu’à ce qu’on appelle l’école des décadents. Et s’il appartenait à l’école des symbolistes !

Je me souviens d’avoir voulu lire, il y a quelques mois, un volume de vers publié par certain M. Vielé-Griffin, lequel en fait partie. Qui m’eût dit auparavant qu’on pouvait se servir de l’idiome français sans qu’un français l’entende, celui-là m’aurait profondément surpris. Eh bien ! on le peut. Le sieur Vielé-Griffin le peut ; il y excelle ; il s’y montre virtuose incomparable, tout inconnu qu’il est. Et pour l’apprécier à sa valeur, il ne nous manque que la traduction juxtalinéaire en regard du texte.

M. Rollinat, lui, s’est arrêté à mi-chemin, dont je lui sais gré, pour ma part ; sinon, comme il est pénible de refaire ses études à âge d’homme, j’eus toujours ignoré sans doute le mérite de ses productions. Quoi qu’il daigne concéder au faux goût du vulgaire, la lecture de son œuvre ne laisse pas que d’être difficile encore. Ça et là même elle m’est impossible, et ce qui est votre triomphe, poète ! est mon regret. Plusieurs fois j’ai craint que mon cerveau ne fonctionnât plus.

Malgré mon acharnement, hélas ! je ne pouvais comprendre. Convaincu que ce n’est pas parce qu’on mesure les syllabes qu’on doive s’affranchir de penser, je pesais le mot, le vers, la phrase : et bien ! non ; en maint et maint endroit mes efforts demeuraient stériles, et M. Rollinat gardait son secret.

Si telle ou telle circonvolution cérébrale détermine telle ou telle faculté, j’affirme que mon encéphale est incomplet : la faculté de saisir les conceptions de ce poète manque.

Remarquez que je ne l’accuse pas. A défaut d’autre raison, d’ailleurs, la prudence me le commanderait. Nombre de critiques qu’on estime clairvoyants jugent M. Rollinat très grand. Le juger très petit, l’oser, serait déchaîner une meute épouvantable dont j’ai peur rien qu’à y songer.

Quelle affaire ! bon Dieu ! Non, M. Rollinat est une des gloires de notre fin de siècle ; seulement, cette manière qui lui est propre de vous éblouir… de ténèbres me confond, voilà tout.

Je m’y accoutumerai peut-être ; si je ne m’y accoutume pas, c’est qu’en définitive je suis un simple imbécile. Je le croirais assez volontiers. Tant pis si je vexe mon père !

Au fond, ce qui distingue M. Rollinat et moi, c’est que M. Rollinat est atteint de névrose et que, par malheur, je n’en suis point atteint, moi. Mais, d’abord, qu’est-ce donc que la névrose ? Plus j’en entends causer, moins je devine en quoi cela consiste. Ah ! je donnerais de bon cœur… une tour Eiffel en chocolat à qui me renseignerait ; car, enfin, c’est déjà suffisamment ridicule à notre époque de n’être pas névrosé, sans être encore un ignare sur un sujet semblable. La névrose, me va-t-on dire, est purement une maladie morale. Bien. Je l’ai toujours cru. Seulement, cette définition ne définit rien ; la folie est aussi une maladie morale, et la folie n’est cependant pas la névrose. Les malicieux, je le sais, insinuent qu’il n’y a là qu’une question de degré, mais je n’écoute jamais les malicieux.

La névrose serait-elle plutôt une sorte de spleen ? On pourrait le penser, n’était qu’elle affecte uniquement les artistes de toutes sortes, et qu’au lieu de les conduire au suicide, elle les conduit à la célébrité, en développant, à ce qu’il semble, ou leur talent, ou leur génie : témoin M. Rollinat. La névrose, apanage d’une classe et bienfaisante dans ses effets, ne saurait donc être le spleen ayant franchi le détroit. Alors n’aurait-elle pas quelque parenté avec la morphinomanie ? Elle en a l’air. Ou bien, pour ne la considérer que chez notre poète, proviendrait-elle de l’amour exclusif de Baudelaire et d’Edgar Poë, « le sorcier douloureux et macabre ».

Et, quand on écrit, consisterait-elle à les copier ? Est-ce elle qui fait discerner le son dans la couleur et la couleur dans le son ? En ce cas, je l’implore, car mes sens sont loin d’avoir acquis la finesse nécessaire. Est-ce elle aussi qui remplace la Muse, désormais discréditée ? La névrose, enfin, la chère névrose, se réduit-elle à chanter par le mot paroxyste la strideur des parfums, les amantes cadavéreuses, les chevaux poitrinaires, les chats, les serpents, les crapauds, le phénol et la putréfaction ?

Je ne sais, tant c’est singulier cette névrose. Mais ce que je n’ignore pas, ce sont les résultats admirables obtenus par son concours tout puissant. Ainsi, M. Rollinat, au cours de deux de ses livres, Dans les brandes et l’Abîme, s’avise quelquefois de ne plus vouloir être névrosé. Eh bien ! mal lui en prend : aussitôt il tombe en une platitude dont notre littérature offre encore peu d’exemples. Il est heureux pour nous que les pages rimées sans névrose soient extrêmement rares. Dès qu’elle le ressaisit, M. Rollinat devient tout autre, je veux dire qu’il devient lui-même. Ah ! ne lâchez plus la névrose, poète ! si vous avez souci de votre gloire !

Elle vous inspire, notamment, des fantaisies que je qualifie de divines, tant vous y dépensez d’humour, de cet humour à froid, plein de flegme, qu’affectionnent les Swift et les Thackeray. Humour n’exprime peut-être pas tout le dessous de ma pensée, parce que votre esprit se complait un peu trop à demeurer obscur ; mais le terme exact, s’il existe, ne me revient point. Conviendrait-il mieux de vous appeler simplement un mystificateur ? Le mot serait plus juste, ce me semble. Il n’importe, du reste. L’essentiel est que vous soyez inimitable en votre genre, et vous l’êtes.

Vous l’êtes même sans le savoir, j’en jurerais. Et c’est précisément cette inconscience de votre génie qui vous sépare des malheureux mortels non névrosés. Tandis que ceux-là sont livrés à eux seuls et pondent, par conséquent, quelque vulgarité, la névrose vous possède, vous élève, vous grandit et vous dicte, à votre insu, de délicieux chefs-d’œuvre. Je ne lui reproche, je le répète, que de vous faire adorer trop les ténèbres : défaut bien léger, somme toute, si l’on compte que l’hiver approche, que les soirées seront longues et que les familles honorables pourront occuper leurs loisirs à deviner, comme des rébus, vos sonnets et vos rondels.

(A suivre.)

Jean-Jacques Pradher.

 

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Le National

Jeudi 3 octobre 1889

Page 3.

(Lire le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

VARIÉTÉ

 

LE POÈTE

(Suite)

 

Voici, entre autres, une pièce d’une profondeur sans bornes que je recommande fort aux gens sagaces. Cet échantillon s’appelle la Blanchisseuse du Paradis ; il est dédié à Mlle Ducasse :

Au son de musiques étranges
De harpes et de clavecins,
Tandis que flottent par essaims
Les cantiques et les louanges,

Elle blanchit robes et langes
Dans l’eau bénite des bassins,
Au son de musiques étranges
De harpes et de clavecins.

Et les bienheureuses phalanges
Peuvent la voir, sur des coussins,
Repassant les surplis des saints
Et les collerettes des anges,
Au son de musiques étranges.

Hein ? Est-ce que ça rime, oui, ou non ? Et cette blanchisseuse, comment la trouvez-vous ? Cette eau bénite pour laver son linge, quelle délicatesse ! Et l’humour britannique dont je parlais ! Le sentez-vous… au fond ? Grand Dieu ! est-ce donc dommage que je ne comprenne point ? Si je comprenais… Il est vrai que cela serait moins beau.

La pièce ci-dessus n’est qu’une perle de tout un collier. Il me serait aisé d’en détacher vingt autres, également précieuses, également inestimables, si je ne craignais, en pillant l’écrin, c’est-à-dire les névroses, de fatiguer par trop de richesses les yeux du lecteur.

Et puis, M. Rollinat, bien que maître en la douce facétie, sait aussi, pareil aux plus grands, faire vibrer merveilleusement les cordes graves de la douleur ; et j’aurais plaisir à le montrer. Car M. Rollinat n’est pas constamment folâtre, certes non.

Quand le chagrin, perfide et lâche remorqueur,
Lui jette en ricanant son harpon qui s’allonge,

je vous déclare qu’il le happe affreusement.

Sa tristesse devient dès lors d’un noir d’encre, d’un noir d’ébène, d’un noir qui défie toute comparaison, et chose au monde ne saurait le consoler, pas même la femme aimée.

Archange féminin dont le bel œil, sans trêve,
Miroite en s’embrumant comme un soleil navré,

Et cependant il l’adore

 

loin du monde moqueur,

Au bercement plaintif de ses regards étranges,
Zéphyrs bleus charriant les parfums de son cœur.

Ses yeux néanmoins,

Adorables falots mystiques et funèbres,
Zébrant d’éclairs divins la poix de ses ténèbres,

sont les « lampes de sa douleur » et les « phares de sa détresse ». Ce qui le charme encore, c’est cette

Voix de surnaturelle amante ventriloque
Qui toujours le pénètre en voulant l’effleurer ;

et,

Dit par elle, mon nom devient une musique :
C’est comme un tendre appel fait par un séraphin
Qui l’aimerait d’amour et qui serait phtisique.

Mais, quelque bon vouloir qu’elle y dépense, la pauvre, hélas ! ne peut en somme arriver à « fourbir son espoir rouillé comme un vieux glaive ». D’ailleurs,

L’Espérance est un merle blanc
Dont nous sommes la triste haie.

Il essaie bien de tromper ses « spleens » et ses « fièvres » par l’appétit de la chair, appétit qu’il satisfait pleinement, si on l’en croit, puisque, certain jour, en un boudoir « qu’embrume l’ombre verte des persiennes », il a

… des baisers fauves

Tour à tour mous et mordants,

sans compter des « caresses lascives jusque sur les gencives » ; seulement, le dégoût l’envahit bientôt, malgré la beauté voluptueuse de l’idole, laquelle lui arrache quelques-uns de ces vers marqués de sa griffe, par exemple :

O mignonnettes mains, menottes à fossettes
Qui servent à l’amour de petites pincettes

Pour tisonner ma chair en feu !

Puis :

O seins, poires de chair, dures et savoureuses,

Monts blancs où vont brouter mes caresses fiévreuses,

Cheveux d’or auxquels je me pends ;

Ventre pâle où je lis un poème de spasmes,

Cuisse de marbre ardent où mes enthousiasmes

S’enroulent comme des serpents !

Quoi qu’il broute, il n’empêche que

L’Amour est un ange malsain,

et son expérience amère dénonce aux hommes

L’amour vil devenant la luxure collante,
Espèce de remous berceur et scélérat,
Qui nous prendra tout l’être et dont on sentira
Le pivotement flasque et la succion lente.

De sorte que triste il était et que triste il reste, avec le désenchantement par surcroit. Alors, l’idée du suicide s’implante en sa cervelle. Il n’ose plus se raser, il laisse croître sa barbe, parce qu’une fois le fer en main, tout d’un coup, il se trancherait net la gorge. S’il daigne vivre, c’est que outre qu’il lui répugne un peu de se mutiler, il ne veut pas faillir à l’humanité, à laquelle il se doit. Il vivra plein d’un énorme ennui. La nature elle-même communie avec son désespoir ; la nature maudite a le spleen : le créé l’a, l’incréé l’a, le nuage l’a, le rocher l’a. Et les barques ! Les barques,

Elles meurent de spleen, à l’ombre des maisons.

Le soleil n’est pas plus joyeux. Le soleil,

Dont tout subit la grande friture,

meurt dans « d’horribles syncopes ». Et le soir, quand ledit soleil meurt,

Le soleil sanglant, que l’âpre nuit poignarde,

on entend s’exhaler de toutes parts

La plainte en la mineur des crapauds noctambules.

Les montagnes, que l’immobilité désole, pleure comme des veuves. Et c’est de cette privation éternelle de la promenade que naît ce qu’on nomme communément les sources. En un mot, l’universalité des choses gémit sous les cieux, qui sont, eux aussi loin de s’amuser. Les cieux ! mais la névrose les torture tant, qu’une nuit ou l’autre ils vont souffler leurs étoiles, histoire de nous contrarier. Je m’y attends pour ma part.

Vous figurez-vous, après cela, qu’exister soit doux ? D’ailleurs, descendez en vous-mêmes. Qu’est-ce que vous êtes ?

Visqueusement sortir d’un être
Qui vous inocule à foison
Ses héritages de poison,

C’est naître.

J’estime qu’il n’y a pas là prétexte à fierté. Plus tard,

Cette ambition ivrognesse
Dont le verre est toujours béant,
Et qui bat les murs du néant,

C’est la jeunesse.

A l’âge mûr, autre chanson. Vos vices fleurissent ; bourgeois pacifique, votre ventre s’arrondit. Etre un parfait boyau digestif constitue votre suprême désir, jamais comblé. L’estomac se permet des rebellions continuelles. Bientôt la Camarde survient. Alors

L’agonisant croasse un lamento qui navre ;

et cet accident sombre, la vie, prend fin. On rentre au creuset.

Et quand les morts sont clos dans leur coffre obsédant,
Le hoquet gargouilleur qu’ils ont en se vidant
Filtre comme la plainte infecte du cadavre.

Ainsi, pour un esprit méditatif qui pénètre les effets et les causes, comme M. Rollinat, l’existence, considérée dans l’absolu, ne saurait être qu’une plaisanterie atroce. M. Rollinat l’eût dépouillée depuis de nombreux jours et le menuisier lui eût clouté un coffre obsédant (oh ! très obsédant !), n’était la mission qu’il accomplit à l’égard de l’espèce humaine. Cette mission le condamne à vivre, victime du devoir. Il vit, mais il vit névrosé. Du reste, la nature ayant la névrose, l’harmonie de la création se romprait, si l’homme, roi des êtres, l’ignorait. Et puis, enfin, vous dis-je, le moyen de croire la vie chose sérieuse ! C’est banal comme un vers de Ponsard.

Le lendemain ressemble à la veille, la nuit succède au jour et le jour à la nuit. On n’a pas pu inventer plus de quatre saisons ; encore reviennent-elles sans cesse dans le même ordre. Le cercle des sensations est fort étroit : à vingt ans, il est parcouru, et peut-être auparavant. L’après n’est qu’un recommencement absurde jusqu’à la tombe.

Oh ! fumer l’opium dans un crâne d’enfant,
Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre !

voilà qui serait neuf. Dans un crâne d’enfant ! Ce serait charmant. Pour mon compte, je préfèrerais à celui d’un éphèbe celui d’une vierge qui aurait été blonde. Le souvenir de cette couleur que je chéris me rendrait l’opium meilleur. Mais c’est là un goût tout personnel, et je ne trouverais point mauvais qu’on en eût un autre : associé à des distractions de ce genre, la vie deviendrait abordable. S’asseoir sur la tête, par exemple, me plairait encore. Enfourcher une comète, au lieu de se servir d’un fiacre à trente sous, me plairait aussi. Cela me permettrait d’aller visiter Saturne, un de mes rêves. De pareilles commodités non permises, je dis qu’accepter d’être est incontestablement idiot.

Néanmoins, en ce monde usé, blasé, névrosé, M. Rollinat a pu jouir d’une heure de félicité vraie, ce qui prouve combien le sort le favorise. Je parle ici de la belle Fromagère, « l’emparadisante ingénue ». La belle Fromagère aimait M. Rollinat, et M. Rollinat aimait la belle Fromagère. Ils s’aimaient, enfin. A travers les carreaux de la boutique, « ignoble amas de caillés purulents », M. Rollinat contemplait chaque jour la superbe fille. Ecoutez-le plutôt.

Armés d’un petit fil de laiton, ses doigts vifs

Détaillaient prestement des beurres maladifs

A des acheteuses blafardes ;

Des beurres, qu’on savait d’un rance capiteux,

Et qui suaient l’horreur dans leurs linges piteux,

Comme un affamé dans ses hardes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, cette fromagère exquise, je l’aimais !

Je l’aimais au point d’en rêver le viol ! Mais,

Je me disais que ces miasmes,

A la longue, devaient imprégner ce beau corps,

Et le dégoût, comme un mystérieux recors,

Traquait tous mes enthousiasmes.

Le fait est qu’il y avait de quoi être inquiet. Pourtant, dit-il,

J’étais là, me grisant de sa vue, et si fou,
Qu’en la voyant les mains dans le fromage mou

Je la trouvais ensorcelante !

Si bien que par un beau soir d’avril vint le dénouement obligé :

Sa chevelure alors flotta comme un drapeau,

Et c’est avec des yeux qui me léchaient la peau

Que la belle me fit l’hommage

De sa chair de seize ans, mûre pour le plaisir !

O saveur ! elle était flambante de désir

Et ne sentait pas le fromage !

Elle ne sentait pas le fromage ! O trop courts instants de délices inoubliables ! La fortune le cajole-t-elle assez, ce M. Rollinat !

La fortune, il est vrai, ne lui a plus souri depuis. Ce rayon d’amour disparu, son âme est retombée profondément dans les ténèbres, desquelles elle ne se délivrera maintenant, prétend-il, qu’à sa mort. Car, peut-être l’ignoriez-vous, M. Rollinat a découvert un paradis qui dépasse singulièrement ceux du boudhisme et du christianisme, voire même celui de Mahomet. Chacun se figurait, n’est-ce pas ? que, clos dans le coffre obsédant, notre occupation se bornait à nous dévêtir peu à peu de notre chair, afin de laisser un squelette convenable ! Eh bien ! voilà qui est une erreur.

Comme l’éternité pourrait nous paraître quelque peu longue, on a eu, Dieu merci ! la complaisance d’y remédier. Nous retrouverons dans la tombe toutes les femmes aimées, et nous les aimerons encore et elles nous aimeront ; de sorte qu’il y aurait avantage, sans compter le plaisir immédiat, à en accroître le nombre tant qu’on est sur terre. Elles seront certainement un tantinet décharnées, les douces et jolies créatures ; mais, étant décharnés nous-mêmes, la délicatesse du goût nous siérait mal. D’ailleurs, notre goût se modifiera, sans doute. Et puis, est-ce qu’une ossature bien blanche n’est pas charmante ? Vous verrez. Je me trompe. Vous ne verrez pas, et c’est justement ce qui empêchera le dégoût, si dégoût il y avait.

Une seule crainte me reste, relative à l’impétuosité des passions. Il me semble qu’il serait prudent de se garder de la fougue, sinon, lorsque vous serrerez l’aimée sur votre cœur, ou plutôt sur la place de votre cœur, tout à coup, crac ! voilà le thorax défoncé. Avoir ensuite une compagne éternelle diminuée d’une de ses belles pièces ne laisserait pas que d’être fort désagréable, à ce que je crois, pour un amant. De grâce, donc, ménagez-vous et ménagez-là. C’est plus sage.

Ah ! c’est en ce paradis, Monsieur Rollinat, que votre houri ne sentira pas le fromage ! j’en réponds. A propos, est-il confortable, ce paradis ? Vous avez omis de nous le décrire. Les cercueils, apparemment, feront office d’alcôves. En ce cas, on pourrait les ouater, désormais.

Mais ne chicanons point M. Rollinat. L’important est que la « lubricité survive à la poussière », et il nous l’affirme : l’important est que « de chauds désirs chatouillent encore nos carcasses lascives », et il nous le promet.

Ainsi soit-il !

Pourvu que le nouveau ciel n’ouvre pas qu’aux névrosés ! Il ne nous manquerait plus que ce suprême malheur-là, hein ? lecteur !

Jean-Jacques Pradher.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Nous n’avons pas identifié l’article dont il est question au tout début de ce texte.

– 2 – L’article de René Prelm, évoqué au cinquième paragraphe, s’intitule « Chronique – Crozant » et a été publié dans Le National du 4 septembre 1889, pages 1 et 2. Un seul paragraphe concerne Maurice Rollinat : « Il est habité depuis plusieurs mois par Maurice Rollinat, le poète merveilleux dont les poésies et les articles, médités dans ce coin étrange de la nature, exhalent si profondément cet idéal sentiment quasi inexprimable que l’on appelle l’âme des choses. » (Maurice Rollinat n’habite pas Crozant, mais Fresselines, et pas depuis plusieurs mois mais depuis septembre 1883, soit six ans).

– 3 – L’auteur affirme que Maurice Rollinat « est atteint de névrose ». Or, il ne faut pas confondre l’œuvre et l’homme et bien définir ce que l’on entend par le terme « névrose ». Il convient donc lire la suite du texte et quand Jean-Jacques Pradher parle de Baudelaire et d’Edgar Poe, il parle de l’œuvre et non de l’homme.

 – 4 – Dans la deuxième partie de cet article, l’auteur confond l’homme et ses écrits ; par exemple, Maurice Rollinat ne s’est jamais laissé pousser la barbe de peur d’être tenté de se trancher la gorge.

 

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À la suite de l’article du 2 octobre, Francis Viélé-Griffin a répondu aux remarques faites sur lui, par une lettre publiée dans Art et Critique du 12 octobre 1889, rubrique « Tribune libre », page 320 :

Jeudi, le 10 octobre 1889.

Monsieur le Directeur,

Un critique qui signe Jean-Jacques Pradler, mais qui ne paraît pas répondre à ce nom, a consacré à M. Rollinat, dans le National du 2 courant, une étude où ce poète est félicité de ne pas être symboliste ; la critique n’est interdite à personne ; - toutefois M. Pradler, l’oreille encore troublée sans doute par les échos de la période électorale après avoir constaté l’obscurité (demeurée d’ailleurs incontestée) de toute ma poésie, me dénomme, dans un langage par trop de la dernière heure le « sieur » Vielé-Griffin.

C’est là que j’aurais voulu l’arrêter pour le rappeler aux règles de la plus élémentaire courtoisie littéraire ; mais, Inconnu au « National » 42, rue Notre-Dame-des-Victoires, Inconnu 12, rue Paul-le-Long, Inconnu 53, rue Stephenson, Inconnu de M. Stoullig qui, interrogé, a répondu : « Je ne connais pas - Oh ! mais pas du tout - M. Jean-Jacques Pradler », ce dernier aura mauvais gré, désormais, de se plaindre que je lui sois « un inconnu ». Il apprendra, je le souhaite par la lecture de ces lignes, qu’il ne m’est pas possible de tolérer de lui ou de tout autre pareil écart de langage - la période électorale étant close.

Je vous prierais, M. le Directeur, d’accorder à ces mots votre publicité et d’agréer mes remerciements anticipés.

Francis Vielé-Griffin.

 

Remarque de Régis Crosnier : Si nous n’avons pas pu identifier qui était Jean-Jacques Pradher (ou Pradler), nous constatons qu’à l’époque, Francis Vielé-Griffin n’y était pas arrivé non plus.