Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Gaulois

Samedi 26 mai 1883

Page 1

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

CHRONIQUE DU SAMEDI

DES ROSES ! DES ROSES !

 

Vous rappelez-vous les beaux vers du Voyage à Cythère de Baudelaire :

« Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons »

Un jour Baudelaire récitait cette pièce de vers à M. Monselet. Il était assis dans un fauteuil et récitait, les yeux baissés, articulant distinctement chaque mot d’une voix sèche et claire. Quand il en fut venu à ce vers dans la description qu’il fait du pendu de Cythère :

Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses.

il vit que M. Monselet était mal à l’aise, et il lui demanda d’un air étonné :

- Et qu’eussiez-vous mis à la place ?
- Une rose, répondit M. Monselet.

Cette parole me revient fort à propos – non point à propos de Baudelaire que j’admire profondément et pour beaucoup de raisons à la fois – mais à propos d’un mauvais imitateur de Baudelaire, de M. Maurice Rollinat, poète-acteur, musicien-chanteur et macabre, qui promène dans les salons une sorte d’épilepsie poétique et se donne en spectacle, avec une rage inouïe, devant les hommes et les femmes que cette vue secoue.

M. Rollinat a d’ailleurs des dons d’acteur et de chanteur, et de la sincérité frénétique. Le spectacle qu’il donne attire. On croirait voir dans une clinique un maniaque forcené.

L’autre jour, il était chez M. Alphonse Daudet ; il était jeudi soir chez Mme de Poilly. Il devient de mode de l’avoir. C’est ainsi que chaque soir il se surmène par une volonté de réclame qui semble excessive.

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Nous sommes envahis par les macabres, et depuis quelques temps partout l’on met des charognes.

Vers 1830, les romantiques eurent aussi des goûts funèbres ; non point les grands comme Vigny et Hugo, mais tous les petits comme Petrus Borel et Philothée O’Neddy.

Ils abusaient des mortes, ceux-là. Encore n’y avait-il que demi mal : leurs mortes étaient plus belles que les vivantes ; et, s’ils aimaient les noyées, c’est que ces noyées étaient des ondines. Ces gens-là, qui étaient jeunes, associaient l’amour et la mort et mettaient une rose près d’une tête de mort, comme on voit dans les intérieurs d’atelier de Gavarni. Maintenant on nous donne la tête de mort sans la rose.

Ce que c’est que le monde ! au temps jadis, on plaisait avec des amours et des baisers. Voyez Dorat. Maintenant on nous charme avec des maladies et des crimes. Nos poètes et nos romanciers ne sont pas polis avec nous, parce qu’ils savent que nous ne nous soucions pas de politesse, et ils ne ménagent pas notre goût parce qu’il est clair que notre goût n’est plus délicat. On n’a de goût et de politesse que dans une société, et nous ne sommes plus une société. Nos auteurs nous méprisent. Ils ont raison : cela nous amuse.

M. Maurice Rollinat a entrepris de nous faire peur.

Pour y parvenir, quand il récite ou qu’il chante, il prend des airs de hyène déchainée et fait pour cela une dépense de nerfs et de grimaces qui le rendent terrifiant par l’ardeur qu’il y met, mais ridicule par l’idée qu’on prend en le voyant, qu’il ressasse tous les soirs, et s’agite beaucoup pour peu de chose.

Et pour y parvenir, dans ses vers même, il nous étale un tas de diableries dans le goût des vieilles tentations de saint Antoine, et il nous sert le chaudron des sorcières de Macbeth. Le moyen coûte peu d’invention et révèle un esprit naïf. Car M. Rollinat doit être naïf. Il ne se doute pas, par exemple, que comme poète, musicien et chanteur, il y a en lui beaucoup du Nadaud, mais du Nadaud macabre, et surtout du Nadaud qui s’en fait accroire.

Ce n’est pas que M. Maurice Rollinat n’ait une manière de talent et de sincérité. Il y a du talent dans ces paysages du Berri, qu’il a publiés voilà trois ou quatre ans, sous ce titre : les Brandes. Il en reste des traces dans quelques poèmes des Névroses, dans le Petit Lièvre, par exemple, et la Vache au taureau, qui est d’un naturalisme assez ferme. Quant à la sincérité, j’y veux croire. M. Maurice Rollinat s’est fait une éducation : il s’est entraîné, comme on dit. Il s’est appliqué au sport du crime et de la peur, et maintenant il se croit, de bonne foi, le dernier des scélérats. Il s’en est fait la tète même, tant il a embrouillé méchamment les mèches longues de ses cheveux, et tant il veut se donner le regard louche.

Il voit « ramper dans son enfer le meurtre, le viol, le vol, le parricide ! ». Il entend « Satan cogner dans son cœur. »

Et si l’on recherche dans le livre du poète la raison d’un si mauvais état de conscience et, sur la face de l’acteur, pourquoi il se convulse, élève sa moustache en découvrant la bouche, cligne des yeux terribles, montre les dents et prend un air de tigre pour chanter les papillons, on voit que cette raison est la femme.

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M. Maurice Rollinat, qui est jeune, a donné son cœur à cinq ou six dames qui l’ont ravagé. Il nous confie ses mésaventures amoureuses :

Je me livre en pâture aux ventouses des filles ;
Mais raffinant alors sa tortuosité
La fièvre tourne en moi ses plus creusantes vrilles.

Mais aussi quelles amies il va choisir ! C’est :

Une dame au teint mortuaire
Dont les cheveux sont des serpents
Et dont la robe est un suaire.

C’est une dame dont :

… Les cheveux si longs, plus noirs que le remords,
Retombaient mollement sur son vivant squelette.

C’est une morte embaumée :

L’apothicaire avec une certaine gomme
Parvint à la pétrifier.

Et M. Maurice Rollinat contemplait « la très chère momie ».

Il eut aussi de l’amitié pour une certaine demoiselle Squelette, et pour une pauvre buveuse « d’absinthe » qui était toujours « enceinte ».

On conçoit que le commerce de ces personnes n’inspire pas de riantes pensées.

On était de meilleure humeur autrefois ; on n’exigeait point que les femmes, pour plaire, fussent « décomposées ». On préférait les avoir fraîches. On disait un teint de lis et de roses. Maintenant, le madrigal est de dire un teint vert, et l’on veut voir sur les joues des femmes la poésie excitante de la Morgue et des filets de Saint-Cloud.

La Chambre où M. Maurice Rollinat donne des rendez-vous est en harmonie avec les personnes qui la hantent. C’est ce que l’auteur lui-même appelle « une affreuse identité ». Je ne le lui fais pas dire.

Cette chambre a ceci de particulier que « de longs insectes fantastiques dansent et rampent au plafond ».

M. Rollinat nous donne ensuite un aperçu de l’ameublement :

Compagnon de ma destinée,
Un crâne brisé, lisse et roux,
Du haut de l’humble cheminée
Me regarde avec ses deux trous.

A la place du poète, je mettrais ce crâne dans une armoire ; et je mettrais à la place une belle figure : Mme Du Barry ou la Psyché du Capitole, selon mon humeur. C’est ce que fit Sainte-Beuve au beau temps du romantisme.

Une dame célèbre – que je ne puis nommer encore, quoiqu’elle soit morte depuis sept ans – vint entre chien et loup sonner à la porte de la petite maison de la rue Montparnasse. Elle tenait un crâne à la main. Ce crâne était préparé pour l’étude. Il s’ouvrait sur charnières. La dame avait mis de ses cheveux dedans ; elle était trahie et elle venait entretenir le poète de son désespoir. Sainte-Beuve commença par fourrer la tête de mort dans un placard, puis il consola la dame.

Il fit bien ; cela vaut mieux que d’entendre, comme M. Maurice Rollinat, des

Voix de surnaturelle amante ventriloque...

et d’admirer, un « émail dentaire, digne d’orner la bouche de Satan. »

M. Maurice Rollinat parle avec intérêt des « muqueuses des vierges » et aussi des muqueuses de personnes qui ne sont point des vierges, à ce qu’il parait par ce qui suit :

O muqueuses de grenat,
Depuis que l’autre vous baise,
Je rêve d’assassinat.

Autrefois, on disait « des lèvres » et cela n’avait pas d’inconvénient. Maintenant on dit « des muqueuses ».

Le poète nous en vante qui sont « couleur de vitriol ».

Je n’entends rien décidément à l’amour macabre.

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Il me vient un doute. Les mille et trois amoureuses de M. Maurice Rollinat, la buveuse « d’absinthe », toujours enceinte, l’Embaumée et Mlle Squelette elle-même ne sont peut-être pas si « décomposées » qu’il les voit. Elles ont peut-être de la chair et même… que l’auteur me pardonne, elles ont peut-être des couleurs fraîches.

Ce doute m’est venu en lisant certains passages des Névroses, où il est question de Delacroix et du soleil. Je n’ai jamais vu les amoureuses de M. Rollinat, mais j’ai vu des tableaux de Delacroix et j’ai vu le soleil. M. Rollinat me dit que « Delacroix donne à ce qu’il peint un frisson d’if et de sapin ». Je pense que c’est là une idée propre à l’auteur des Névroses, une idée que personne n’avait eue avant lui et que personne n’aura après lui.

M. Maurice Rollinat me dit aussi qu’il a vu le soleil « mourir dans d’horribles syncopes ». C’est qu’il est tout seul à voir cela, et qu’il n’entend pas les couchers de soleil comme le reste de l’humanité.

Je m’imagine alors que ses yeux ont coloré de vert et de jaune les plus blanches épaules et les joues les plus roses. C’est qu’il voit sale.

Mme Sand écrivait à Flaubert, dans une lettre récemment publiée :

- « Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes affreusement vicieux. Mais peut-être qu’il voit avec des yeux un peu salis, comme ce savant botaniste qui prétend que la germandrée est d’un jaune sale. L’observation était si fausse que je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire en marge de son livre : « C’est vous qui avez les yeux sales. »

Que M. Maurice Rollinat s’attache, dans son fervent amour du laid, à Troppmann et au bourreau, je n’y vois rien à redire. Mais qu’il lui faille tant de cercueils, de sciure de bois, de tibias en croix, de crapauds et de charognes pour faire l’amour, c’est ce que les bonnes gens ne croiront jamais.

Aussi bien on n’y met pas tant de façons, d’ordinaire ; un sourire et de beaux bras y suffisent.

On peut aimer « les beurres d’un rance capiteux qui suent l’horreur dans leurs linges piteux » on peut aimer « le marolle infect où par endroits la vermine creusait des routes », on peut aimer « les noyés », qui figurent honorablement dans les Névroses ; on peut aimer :

Les anémiques, les fiévreux
Et les poitrinaires cireux,
Automates cadavéreux
A la voix trouble…

on peut aimer les rochers qui ressemblent à des crapauds et des arbres pleins de pendus. Pour moi, quand il s’agit de ce pauvre M. Rollinat, je suis de l’avis de M. Monselet : j’aime mieux une rose.

Et encore si ces noyées étaient de vrais noyées, si ses pendus étaient de vrais pendus, si son marolle était du vrai marolle, si ses carcasses étaient de vraies carcasses et ses crânes de vraies crânes, il y aurait encore là sujet d’étude. Mais ce ne sont là que les accessoires enfantins d’un guignol diabolique.

 

ROBERT ESTIENNE

 

 

Remarque de Régis Crosnier : « Robert Estienne » est un des pseudonymes utilisés par Robert de Bonnières qui publiera cet article avec de faibles modifications et en rajoutant deux poèmes, dans ses Mémoires d’aujourd’hui – Deuxième série (Paul Ollendorff éditeur, Paris, 1885, 346 pages), pages 249 à 259.