Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche

Samedi 2 Septembre 1893

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(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LES DÉCORÉS

 

CEUX QUI NE LE SONT PAS

 

MAURICE ROLLINAT

 

C’est chez Alphonse Daudet que je vis Rollinat pour la première fois. Quelques jours avant, un article d’Albert Wolff, paru dans le Figaro, avait brusquement transformé l’obscur petit employé de mairie en « homme du jour ». Si on l’avait trop longtemps ignoré, par contre, on en parlait maintenant avec un emballement agaçant. Sans le connaître, il m’était antipathique, ce Monsieur à succès.

Quelqu’un s’assit au piano et préluda.

Un habit de la Belle Jardinière, une chemise ravinée, une cravate de travers, des cheveux rebelles, des yeux d’une profondeur attendrie, une figure franche et bonne, le nez pincé de quelqu’un qui a souffert, l’aspect naïf d’un paysan endimanché, avec un je ne sais quoi de génial dans le front qui était magnifique. – Qui est-ce ? – Rollinat.

Ah ! ce ne fut pas long ! Mon parti-pris imbécile chavira, emporté comme une paille par une avalanche. En cinq minutes, ce diable d’homme m’avait retourné, pris, accaparé, envoûté, et je trouvais les éloges d’Albert Wolff légèrement tièdes. C’est que, voyez-vous, ceux qui n’ont pas écouté Rollinat chanter les Yeux morts, la Cloche fêlée, la Mort des Amants, la Chanson de la perdrix grise, l’Ame des fougères, et ses autres œuvres, eh bien ! ceux-là n’ont rien entendu. Une existence manquée à recommencer.

Rollinat n’est ni musicien, ni poète, ni prosateur, ni remueur d’idées, par métier comme tant… d’autres ; il incarne en lui l’entité art, d’une impeccable façon, et l’émotion extraordinaire, quasi indéfinissable qu’il procure, vient justement de la passion ardente dont il est constamment consumé et à laquelle il est impossible de résister.

Sa musique présente d’ailleurs une homogénéité symptomatique avec sa poésie, superbe d’élan, de couleur, de sincérité, d’étrangeté, de profondeur, d’amour, de tristesse et de désespérance.

Rebelle aux emprisonnements d’écoles, Rollinat aime à la fois George Sand et Edgar Poë, Walter Scott et Daudet, Baudelaire et Pierre Dupont. Mais sa vraie maîtresse est la nature pour laquelle il réserve les tendresses de son âme de campagnard épris d’air, de lumière, de ciel et de verdure. Il sait lui parler et la comprendre ; elle le console et panse son cœur blessé.

Les poétaillons qui peinent à aligner des mots les uns à côté des autres, en oubliant de placer une pensée sous ce travail de patience, ont été exaspérés du talent de ce simple jetant fastueusement et sans compter l’or de son imagination dans les Brandes, les Névroses, l’Abîme et la Nature. Ces constipés ont tellement jappé, que Rollinat, ahuri, s’est sauvé de Paris et s’est enfoui dans un trou ignoré de la Creuse.

Loin du papotage boulevardier dont la méchanceté lâche l’épouvante encore plus que les feux follets de son Berri, il vit seul là-bas, au milieu de cultivateurs, avec un piano, des livres, des chiens, des pipes, un fusil et des lignes. Les jours de fête, il tient l’orgue à l’église et déjeune avec le curé, un excellent et charmant homme qui l’adore.

De plus en plus, il se désintéresse de notre vie si niaisement agitée, et la prise d’une belle truite le passionne sensiblement davantage qu’un changement de ministère.

Si le cabaretier ou quelque lettré de son village lui apporte – par hasard – cet article au moment où il sera en train d’amorcer un brochet :

– Chut, – dira-t-il probablement – taisez-vous donc, je crois que ça mord !

Frantz Jourdain.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’article d’Albert Wolff évoqué dans le premier paragraphe, est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris », suite à la soirée chez Sarah Bernhardt du 5 novembre 1882. Ceci permet de situer la première rencontre de Frantz Jourdain avec Maurice Rollinat en novembre 1882.

– 2 – Frantz Jourdain reprendra cet article dans son livre Les décorés - Ceux qui ne le sont pas (H. Simonis Empis éditeur, Paris, 1895, 278 pages), pages 159 à 163.