Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Figaro – Supplément littéraire du dimanche

Samedi 9 février 1889

Pages 22 et 23 (soit les deuxième et troisième du supplément littéraire)

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

(page 22)

FEUILLETON DU SUPPLÉMENT LITTÉRAIRE DU FIGARO

AUTOUR DU MONDE

 

POÈTE AUX CHAMPS

 

Les jolies pages qui suivent présenteront à nos lecteurs Maurice Rollinat, dont ils ont goûté les poèmes rustiques publiés dans ce Supplément – la dernière et la meilleure manière du poète –, et le leur présenteront étudié sur nature, dans son milieu, dans cette campagne qu’il décrit si amoureusement.

Venant après les Pêcheurs de Truites, que nous avons récemment donnés et qui sont le début en prose du poète de Dans les Brandes, ce portrait de Rollinat aux champs sera, croyons-nous, particulièrement goûté.

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La maison est isolée, en dehors de tous villages, auprès d’une mare, un peu en retrait de la route, dans la région de vallées abruptes de secs plateaux, qui est aux confins du Berri et du Limousin. C’est une habitation rustique et solide, un long rez-de-chaussée entre cave et grenier, entre pré et potager, flanqué de hangar et d’écurie. La vigne vierge enveloppe le puits d’une guérite de feuillage, les roses de toutes couleurs grimpent aux murs, entre les portes et les fenêtres. Les domestiques vont et viennent. On entend un cheval s’ébrouer derrière un mur. Des chats montent et descendent aux échelles, des poules se sauvent, un âne est à philosopher dans l’herbe. Le maître du logis sort, raccommode une courroie, plante des clous dans un breack, ou dans la charrette du bourriquot, s’en va, un fusil sous le bras, suivi de chiens qui gambadent, ou la canne à pêche à la main. Il est tranquille, rêvasseur, preneur de poissons, et preneur aussi de belles rimes, incrusteur de pensées, dans des strophes solides. Ce marcheur à la démarche un peu balancée, ce solitaire au visage rasséréné, énergique, mais nuancé de finesse, aux yeux scrutateurs, est un poète qui a rempli Paris du bruit de son nom. Nous sommes chez Maurice Rollinat.

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Il serait profondément injuste de ne pas dresser cette maison accueillante et cette silhouette d’ami si affectionné dans ce pays que Rollinat m’a fait connaître et aimer, qui a été parcouru avec lui en voiture, à pied, par tant de longues montées et de raides descentes. Le poète est là chez lui, en effet, dans cette contrée dont il connaît tous les chemins, tous les champs, tous les arbres, toutes les pierres. Il est comme le maître incontesté de ce domaine où les passants sont rares, où il est même des étendues désertes de travailleurs, des espaces de landes et de bruyères aux horizons gris comme les horizons de Bretagne. Il peut sortir, marcher pendant toute une journée, rentrer, sans avoir rencontré personne, sans avoir entendu autre chose que le cri d’un oiseau, le bruit d’un poisson sautant hors de l’eau, et l’écho, venu d’une route ou d’un pont sonore, d’un pas de cheval et d’un grincement de lourde roue.

Aussi, cette campagne familière est-elle devenue le cabinet de travail du poète. « Personne, dit Rollinat, ne m’a encore vu m’asseoir à ma table de travail et chercher des vers et les écrire avec de l’encre. » Non, il travaille en même temps qu’il observe. Il est, littérairement, aussi acharné à l’étude d’après nature que peut l’être le paysagiste le plus consciencieux et le plus actif. Il part, son carnet et son crayon en poche, et c’est comme s’il avait avec lui les albums, les toiles et les couleurs. Il voit tout sur son chemin, mais il ne prend pas tout ce qu’il voit. Il a été frappé par un spectacle, il a choisi son sujet, il est en quête de tous les détails qui s’y rapportent. Il sortira dix fois, cent fois, avant d’avoir épuisé son effort, avant d’avoir réuni les détails essentiels de sa documentation de poète.

La réflexion devant un objet, un animal, pourra lui venir tout d’une venue, sous forme d’une strophe. Quelquefois aussi un mot seul, ou qualificatif, sera noté pour fixer une impression. C’est seulement quand il sait son sujet dans son essence et par tous ses aspects qu’il accomplit le travail définitif. Il ne rentre pas pour cela chez lui, il s’installe au bord de l’eau, au milieu d’un pré, il noue les liens de sa pensée, il évoque à nouveau ses visions, il scrute attentivement les significations qu’il a découvertes, il écrit enfin la pièce de vers dans laquelle il vit enfermé depuis des jours, depuis des semaines, il l’écrit avec toutes ces odeurs de verdures, avec tous ces bruits d’eau et de feuilles qui se mêlent à la pensée qu’il ressasse, à la page qu’il achève. C’est ainsi qu’ont été composés le Vent, le Ciel, le Coucou, le Grillon, et tant d’autres belles pièces conçues depuis qu’il s’est réfugié dans cette nature qu’il appelait précisément de ce beau nom : Les Refuges, dans les Névroses.

C’est également ainsi qu’il compose son inoubliable musique. Il subit les sensations du dehors et il observe en dedans, il écoute chanter dans sa tête ces airs de douceur exquise et d’affreux déchirement où il y a de la plainte de cantique et du spasme de fureur. Ces airs qui ne ressemblent à nuls autres airs, qui ont été trouvés, chance inespérée ! par un poète qui ne les a pas déshonorés par de banales paroles, Rollinat les note, sur le même carnet que ses vers, et il revient les essayer chez lui, sur son ancienne épinette, dans un petit salon où les portraits des siens sourient dans des cadres, où quelques hautaines figures de grands artistes regardent de leurs yeux fixes et inquiétants.

S’il est satisfait de son travail, il retourne à la pêche à la ligne, il fouette l’eau, il emploie la mouche artificielle, la cerise, le ver, le fromage. Il dévaste la rivière. Il descend à ce confluent des deux Creuses que les gens du pays appellent les Eaux-Semblantes. Il trouve là carpes et barbillons, goujons et chevennes, dits chaboisseaux. Il fume la pipe en merisier, qu’il a célébrée dans une musique légère comme une fumée, il parcourt ces rives bordées de champs nus ou ombragés par des végétations de parc. Il ne cesse pas de travailler, il épie sans cesse le poisson, l’oiseau, la grenouille, le crapaud, la couleuvre, l’insecte. Il connaît tous les vols, tous les coups de nageoire, tous les sautillements, tous les rampements, tous les vagues grouillements de l’eau et de la terre, il fait de son œuvre le catalogue des mouvements brusques des bêtes qui se cachent, des allures de lenteur et de gentillesse des bêtes domestiques, des bruits qui sortent du feuillage, des silencieuses mœurs des bêtes de rivière. Il veut ajouter aux mouvements et aux bruits des êtres organiques les manières d’être de la matière inerte, il pénétrera le bois mort, il connaîtra l’âme durement agrégée de la pierre.

Il est dans de bonnes conditions de vie et d’habitation pour écrire cette œuvre énorme d’observation et d’intuition. Sa maison est dans le champ, sur le coteau, près d’un bois, au-dessus de deux rivières. Il entend sans cesse la haute voix de la Creuse qui passe à grand bruit sur son lit de pierres. On ne peut pas être plus loin des villes. La seule agitation humaine qui vienne jusqu’à lui se présente sous la forme d’un troupeau qui passe, mené par un homme, harcelé par un chien, d’une voiture qui résonne sur la route, du curé qui revient des champs, lisant son bréviaire, traînant sa vache en laisse derrière lui. Il n’a pas toujours habité ce carrefour de pittoresque tranquillité. Dans ce pays même, il montra un jour à ceux qui étaient venus le voir une maison isolée tout au fond d’une vallée étroite et triste où la Creuse était rapide et sombre. Il était resté dans ce puits pendant deux hivers.

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C’est là, au pied de ces rocs couleur d’ardoise et de deuil, au bord de cette eau morne, à peine frissonnante sous une brisure de la glace, que Rollinat a écrit l’Abîme. Ceux qui aiment à remonter d’une œuvre à un homme, ceux qui se plaisent à confronter un livre avec le milieu où il a été conçu et exécuté, seraient satisfaits. Il n’est pas de plus triste et de plus obsédant paysage que ce détour de la Creuse, aux mois de pluie, de vent et de froid. Au printemps, comme partout, dans les solitudes les plus ravinées, sur les croûtes de terre les plus pierreuses et les plus coriaces, une douceur alanguit l’herbe, attiédit les crevasses, réveille l’insecte. Le bord de mer le plus escarpé, la falaise bouleversée en champ de bataille, la ruine où suintent les pleurs des vieilles murailles, la lande de fiévreux marécages, tout s’amollit sous cette haleine subite, lourde et chaude, qui souffle en avril ses soupirs prolongés. Il n’est pas de pierre si dure qui ne laisse pointer une fleurette frêle, il n’est pas de fleur si dissimulée qui ne soit frôlée par des ailes zigzaguantes.

Le renouvellement de saison se manifeste donc comme ailleurs, ici, dans cet entonnoir de terre triste, où affleurent les rocs, où les souches tordent leurs troncs musclés, se désagrègent en fibrilles nerveuses. Les pentes raides se gazonnent, la sève monte aux branches en vapeur verte de bourgeons, l’eau frissonne en remous, dessine et creuse à nouveau le lit de son courant. Les seuls jours où cette nature chagrine se revête d’un charme de douceur sont ces jours de printemps ; elle semble alors dérider son soucieux visage, abandonner son corps craquelé de vétusté, sous la clarté d’azur et la lumière fine qui lui viennent du ciel léger et du soleil rajeuni. Mais elle redevient vite ardemment sinistre ou durement fermée et indifférente.

Aux jours torrides de l’été, quand la rivière est presque desséchée, que l’eau s’évapore sous le feu qui brûle dans l’air, que l’herbe rissole autour des blocs de gneiss et de granit, quand il n’y a d’ombres sur le coteau que les ombres courtes et bleues des pierres, quand les serpents réchauffés apparaissent furtivement, dardant des yeux perspicaces, alors ces ravins incendiés et muets deviennent d’hostiles solitudes de feu. L’homme, dans ces bas-fonds où s’enfourne la chaleur, où ne court pas un souffle d’air, où se meut seulement une lente lourdeur d’atmosphère, est comme aspiré par cette haleine de brasier. Il regarde, et il ne voit que ces murs des collines, qui s’évasent et s’ouvrent sur un ciel de soufre et de phosphore, il écoute et il n’entend que le bruit du grillon, qui le rassure, ou un glissement rapide et sournois, qui l’inquiète.

L’automne est acceptable comme le printemps. Les couleurs de pourpre, d’or et de violette qu’il arbore conviennent à ce lieu mélancolique, s’harmonisent avec les rochers rébarbatifs et les rives caillouteuses. C’est la belle saison de la rivière. Elle roule avec un bruit sonore ses ondes froides, grossies par les pluies, et qui s’enflent et se brisent aux accidents de la berge, aux piles vermoulues des ponts. La Creuse fuit et galope, soulevant une poussière d’eau, se hâtant comme un escadron qui charge, elle descend à fond de train sa pente, tourne violemment les promontoires, escalade les barrages, semble parfois rester au repos dans des fosses profondes, mais reprend sa course. La descente irrésistible qu’elle subit, et qui apparaît en son effet comme la volonté hâtée et colère d’un élément, l’attire et la pousse en force d’attraction vers une plus grande rivière, vers le fleuve, vers la mer qui appelle, si loin, de sa voix inlassable, tous les fleuves, toutes les rivières, tous les ruisseaux, toutes les eaux que perdent les infiltrations des lacs et des étangs, toute l’eau respirée, pompée, qui erre au ciel en courses de nuages, en amas de brumes, en traînées de vapeurs.

Dès que sont venues les courtes journées de novembre, la clameur de l’eau se fait plus impérieuse, son courant charrie un limon plus épais. Les seuls chiendents frissonnent aux pentes, les lances dégarnies des roseaux s’entrechoquent. Les pierres surgissent de partout, paraissent plus nombreuses et plus hautes, le sol se dépouille et se crevasse sous les gelées, la solide couche de glace unifie bientôt la surface de la rivière. Toute la campagne dénudée, le ciel, l’eau, la terre, la pierre, prend une couleur de fer, une dureté de prison. C’est un paysage minéral, impénétrable et fantastique, une région du pôle éclairée par une aube sans grandissement, par un égal crépuscule de cendre grise, un fragment en haut relief de la carte lunaire.

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Le groupe des maisons est bien petit, bien aplati, bien triste, au fond de cet entonnoir glacé. La maison du poète, isolée des autres, à l’écart du moulin et de l’écluse, est encore plus petite, plus silencieuse, plus parlante d’isolement, porte et fenêtres closes, un reflet de feu aux vitres. Le triste séjour convenait à la méditation de philosophie et d’art d’où est sorti l’Abîme. C’était la retraite logique de l’artiste ayant coupé court aux relations sociales, ayant supprimé tout décor de civilisation urbaine, se prenant pour seul interlocuteur dans ses courses au creux du val et au long de la route marquée de bornes au sommet de la colline.

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Un recul fait mieux voir le paysage qu’on vient de parcourir en détail : se mettre à l’écart de l’humanité, après toute une période de fréquentation fatigante, n’est pas non plus une mauvaise méthode pour arriver à serrer ses observations, à généraliser ses idées. Elle a suivi Rollinat dans sa retraite, cette humanité, elle a peuplé ses entours de souvenirs. Tout l’insignifiant, tout l’inutile disparaissaient pour lui dans des lointains brouillés, tandis que l’image caractéristique sortait de l’ombre, que la gesticulation obsédante recommençait sans cesse devant ses yeux, que la pensée déjà creusée se montrait davantage mystérieuse et profonde.

Aucune mise en valeur, dans ce livre nu, des lieux et des personnages. Les agréments ordinaires de la poésie ont été bannis. Le dôme changeant des nuages, les illuminations des végétaux par le soleil, le murmure des bois, la chanson du ruisseau, la musique profonde de la vague, le passage de l’amoureuse dans le sentier, tous ces tableaux en surface perpétuellement évoqués par tant de beaux vers puérils n’ont pas été accrochés aux pages du volume. La société et la nature n’apparaissent qu’à l’état de vague fond grouillant, d’enveloppe confuse. L’homme seul est en jeu, et pas même l’homme à profession, agissant au milieu de ses semblables, l’homme logé, vêtu, occupé ou indolent, l’homme social et légal, mais l’homme considéré comme unité, comme résumé, semblable à ceux qui viendront hier, à ceux qui viendront demain, l’homme incarné en ces mots génériques : âme, cœur, sens, chair, esprit, l’homme en suspension dans le temps et dans l’espace.

On imagine les longues confrontations que l’artiste acharné s’imposait avec un tel sujet. Il dut, d’abord, mesurer, explorer, palper la face humaine, chercher, de ses doigts sensibles, un signe extérieur de la pensée secrète, essayer de lire les haines, les projets, les vices dans les yeux dissimulateurs, trouver quelques renseignements initiaux, quelques-unes des clefs qui ouvrent l’âme, dans les grimaces de l’hypocrisie, dans les gestes de la colère, dans les à peu près du cauchemar et du délire, dans le rire jaune, dans les tremblements de la luxure, interroger intuitivement tous ceux qu’il avait rencontrés, tous ceux avec lesquels il avait eu un contact. Enfin, à bout de tout, il fut évidemment forcé de faire comparaître devant lui son propre individu, non pas seulement l’individu qu’il est, mais l’individu possible qu’il porte en lui, comme tous les autres hommes, l’individu qui aurait pu obéir aux instincts réfrénés, qui aurait pu naître de circonstances non rencontrées, mais admissibles.

C’est alors qu’il passe la formidable revue de toutes les faiblesses involontaires et de tous les sentiments mauvais. Les intuitions s’ajoutent aux observations, la nomenclature s’allonge indéfiniment. Cela devient comme une histoire naturelle de monstres abstraits, avec des subdivisions, des classements en espèces, en genres, en sous-genres, des ramifications, des impossibilités à préciser, des points de départs, des aboutissements imprévus. C’est un défilé de sentiments devenus vivants, remuants et agissants, influents et tyranniques, un défilé où les préséances s’affirment au passage, où des insolences se pavanent, où des attitudes doucereuses éveillent l’épouvante. C’est l’Hypocrisie, l’Intérêt, le Soupçon, la Colère, l’Ennui, la Douceur, l’Humilité, la Vanité, la Luxure. D’autres pièces s’embranchent sur celles-là, montrant des nuances de pensées, des ébauches de gestes. Des personnages peu définis, poussés au type, circulent avec des pantomimes excessives, des tics de maniaques, ou se dressent dans des postures immobilisées, surpris dans l’exercice d’un vice, dans le défi d’une révolte, dans la prostration de l’indifférence.

Livre noir et profond comme le paysage où il a été conçu, gesté et mis au monde. Rollinat a passé des journées au bord de cette eau triste, dans ces sentiers au maigre lacis, marchant, jardinant, cassant la glace pour pêcher, il a vécu ses veillées au coin de la cheminée embrasée, dans cette maison close comme une cellule et comme une tombe, il a, sans cesse, pendant ses occupations, pendant ses marches, comme pendant ses repos, porté sa pensée avec lui, et il a construit ce sombre poème de clairvoyance désespérée. On disait, dans le pays, « qu’il y revenait », dans cette maison où un fragment de rocher, détaché du haut de la colline, avait un jour crevé le mur et tué trois personnes. Rollinat y trouva le décor nécessaire à son évolution cérébrale. Il fit bien de quitter l’endroit, après avoir écrit le dernier mot de son livre, il devait, pour se remettre en communication avec la nature, habiter une campagne plus douce et plus familière, mais le travail de creusement philosophique qu’il accomplit fut bien là à sa vraie place, et si l’on songe à ce titre significatif de l’Abîme, on a l’idée qu’il voulut signifier à la fois le dedans de l’homme et l’abominable ravin convulsionné de mouvements pierreux et rayé de pluie.

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Le point de la région ou cette beauté tragique du roc et de l’eau torrentueuse atteint son plus grand effet de saisissement n’est pourtant pas ici. Pour le trouver, il faut suivre le cours sinueux de la rivière, ou couper au plus court par les hauts plateaux de landes enchevêtrées, de terres en jachère. C’est à Crozant qu’il faut aller, à la limite précise de l’Indre et de la Creuse.

Les touristes y vont bien, s’il faut en croire l’enseigne : Au rendez-vous des touristes, de l’auberge de Mme Lépinat, une grande paysanne en coiffe blanche, qui a les cheveux gris en bandeaux, les yeux bombés et doux, le long et olivâtre visage de George Sand. Tout de même, les voyageurs sont rares qui interrompent leur route pour visiter un coin de pays à peine signalé par les Guides, qui ne comporte aucune villégiature de casino, et qui a le tort immense d’être en France. S’il appartenait à la Suisse, il y a longtemps que les locomotives des trains de plaisir auraient fonctionné, et qu’un tourniquet aurait été établi à l’entrée de ces gorges désolées où deux rivières tourbillonnent, s’impatientent, crachent de l’écume aux murailles rigides qui les emprisonnent.

Le cheval mis à l’écurie, le déjeuner commandé, on suit le chemin qui contourne l’église, on descend vers la route, on s’approche d’une rampe qui semble un accoudoir de terrasse.

Un cirque dominé de bois sombres, un cirque immense de haute roche aux parois a pic, s’arrondit sous le regard. Au milieu de l’espace qu’il enserre, la terre s’est élevée en un bloc solide, en une montagne élevée, à pentes raides, au sommet de laquelle achèvent de se desceller, de se désagréger les tours rondes et les fortes murailles d’un château-fort du treizième siècle. Des ajoncs, des bruyères tachent les pentes de vert foncé et de rose, la grasse végétation des fonds de vallée mourrait sur cette écorce rugueuse balayée par les vents. Le paysage apparaît dans toute la solidité de sa construction, la pierre se revêt de couleurs et de patines dues à la nature du sol, à l’action du temps, le rouge de sang du porphyre, le vert velouté de la malachite, le jaune doucement éclairant du vieil or, le bleu profond de la turquoise.

C’est quand on a descendu la déclivité, et qu’on est monté aux ruines, au sommet surplombant l’abîme, que ces couleurs de nature, d’usure du roc, de jeux et de reflets de la lumière, apparaissent vivement, comme peintes par un grandiose coloriste, sur la muraille qui est le décor de fond de ce tragique Crozant. Muraille de cent mètres de haut, toute droite, avec un sommet vaguement et largement triangulaire. C’est de ce sommet de triangle que part une fissure, où s’écroulent des lianes et des plantes rudes, où cascade une eau violente aux jours des saisons pluvieuses. Au pied, la Creuse et la Sédelle se joignent, se pénètrent, enragées de mouvement, toutes minces, toutes vives, basses et torrentueuses, semblables, du haut du mamelon, à des ruisseaux de rapide vif-argent. Elles se hâtent, elles cherchent une issue, elles la trouvent, elles s’enfuient vers la succession des collines entrevues. Elles sont la voix du paysage, la voix éclatante et bruissante de clameur désolante et de chuchotement de mystère.

Mais il faut quitter la ruine, les salles basses où gîtaient les féodaux, les embrasures de tours où se sont accoudées des ambitions d’hommes, des mélancolies de femmes. Il faut descendre, marcher au long des rivières. On s’aperçoit alors de la force de courant de la Grande-Creuse, roulant ses ondes claires sur un fond de roches noires, précipitant sa course avec un râclement de flux arrivant sur des galets. On découvre le charme sauvage de la Sédelle, qui descend des gradins de rocs pour arriver à la Grande-Creuse, qui se brise à ces restreints barrages remontés d’un coup de queue par les truites en argent, qui gazouille sa chanson de ruisseau frais dans ce lieu désolé, entre les pierres plates où se lovent et se désenlacent les vipères.

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Il fait bon revenir au logis, les yeux emplis de grandiose, la cervelle hantée du souvenir des vieilles pierres moussues canonnées par l’artillerie de Richelieu, et des pierres plus vieilles encore qui ont été bouleversées pendant les batailles géologiques. La rafale qui souffle à Crozant, qui descend dans les creux en maëlstroms de vent, qui fait passer un frisson froid et colère sur l’herbe sèche, augmente le charme d’intimité de la maison close.

Les rideaux tirés, le feu allumé, les chiens attentifs aux mouvements des dîneurs, quatre ou cinq amis autour de la table, et sous ce toit perdu en pleine campagne, au bord de cette route où ne passe plus personne à ces heures du soir, la conversation parcourt le monde, monte et descend des observations de tous les jours aux rêveries de poésie fantastique et de philosophie d’au delà. Louis Mullem, Georges Lorin, quelques autres encore, se souviennent bien de ces soirées de repos.

Ceux qui ont connu Rollinat à Paris savent le causeur amusant et profond qu’il est, menant le chœur des paroles, imitant une voix, renforçant sa démonstration d’une mimique, parlant éloquemment sur la vie, sur l’art, se tirant des démonstrations les plus ardues, des évocations les plus difficiles, par des néologismes subitement forgés, inattendus, réjouissants et clairs. Toujours pensant, toujours en mouvement, rieur et sombre presque à la fois, naïf ou indifférent lorsque son seul intérêt est en jeu, infiniment subtil et pénétreur d’âmes lorsqu’il est question d’une passion humaine, descriptif admirable des paysans et de la campagne, dont il a l’âme incluse en son âme de grand artiste.

Les soirées passées ainsi ne s’effacent plus du souvenir. Il n’est pas beaucoup d’interlocuteurs que l’on puisse entendre évoquer tant de choses et remuer tant d’idées. Il n’en est guère qui le fassent avec une aussi prodigieuse mémoire apportant les souvenirs, les citations, des centaines et des milliers de citations, vers et prose, au service du sujet abordé.

La fin, dans la maison campagnarde, comme dans l’appartement de la rue Oudinot, la fin, c’est Rollinat au piano, chantant du Baudelaire, chantant ses poésies à lui, chantant de l’Edgar Poë, chantant des chansons du Berry, chantant des hymnes. Sa voix se joue de toutes les difficultés d’expressions et de nuances. Elle se transforme comme elle veut dans le stupéfiant gosier de fer qui a résisté au surmenage parisien, elle se fait rauque, meurtrie, passionnée, pleurante, elle supplie, elle roucoule et elle soupire. Quelqu’un expliquera-t-il jamais le phénomène de cet être doué entre tous qui est devenu un jour un musicien parce qu’il l’a voulu, sans études premières, sans connaissances étendues, et qui a trouvé des cris, des sanglots, des implorations, des douceurs de prières, qui n’avaient jamais été notés avant lui, et qui a inscrit au-dessous de ces mélodies des accompagnements extraordinairement enveloppants et explicatifs ?

Il nous souvient, à quelques-uns l’ayant accompagné ce jour-là, d’une nuit de Noël où Rollinat s’est en allé chanter à la messe de minuit dans une église à un quart de lieue de chez lui, sur la demande d’un curé de son pays, qui aime sa personne et son art. Ce fut absolument prodigieux d’entendre la musique de cantiques composée par Rollinat, chantée par lui, d’une voix grave, rigide, puis sonore et triomphale qui emplissait et faisait vibrer cette nef aux piliers trapus, cette voûte surbaissée, qui passait comme un flot retentissant sur la foule avide de ce chant nouveau.

Il fit là ce qu’il fait toujours en vertu du don qui est en lui, il donna la dominante de la sensation de gravité et de joie religieuses ; comme il exprime, d’un bout à l’autre de son œuvre musicale, l’aigu de l’amour, de la folie, l’obsession de la solitude, la colère d’un élément, le doux charme mélancolique d’une plante ou d’un oiselet. Rollinat est un raffiné d’art qui a gardé intact son instinct de naturiste. En même temps que la souffrance de l’homme, le mystère de la campagne chante par sa voix. Mais je ne l’ai jamais mieux compris que ces soirs-là, les fenêtres ouvertes sur les feuillages sombres, sur la route blanche, et cette voix de poète s’en allant avec les souffles de la nuit, vers la voix de plainte et de fracas de la rivière perdue dans le noir, au bas de la côte invisible.

Gustave Geffroy.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – « Pêcheurs de truites » a été publié dans le Supplément littéraire du Figaro, du 26 janvier 1889, page 1 (ce texte sera repris dans En errant, pages 3 à 24). Ce n’est pas « le début en prose » de Maurice Rollinat puisque le premier texte publié est « La passante » paru dans La République des Lettres du 4 mars 1877, pages 307 et 308 (ce texte ne sera pas repris dans les livres publiés).

– 2 – Maurice Rollinat habite alors à Fresselines, au lieu-dit « La Pouge ».

– 3 – La lettre de remerciement de Maurice Rollinat à Gustave Geffroy, pour la publication de cet article, datée du 11 février 1889, a été publiée dans Fin d’Œuvre, pages 276 et 277.