Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Figaro

Jeudi 9 novembre 1882

Page 1

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

COURRIER DE PARIS

 

Avenue de Villiers, au coin de la rue Fortuny. Tout Paris connaît l’hôtel de Sarah Bernhardt. L’atelier dont elle a fait son salon est un des coins les plus curieux de la grande ville ; c’est un fouillis d’objets d’art et de curiosités, d’étoffes rares et de plantes merveilleuses. Au dessus de la cheminée monumentale, le grand portrait de Clairin qu’on a vu au Salon ; en face, l’Arlequin grandeur naturelle, en bronze, le chef-d’œuvre de Saint-Marceaux ; caché, derrière un paravent japonais, se trouve le piano ; l’orgue est plus loin, enfoui dans les arbustes ; de haut en bas, les murs sont couverts de choses curieuses, de tentures rares, de boiseries sculptées empruntées à toutes les époques, de tableaux, de, faïences précieuses ; à gauche, dans un coin, à côté de la cheminée, une agglomération de coussins de couleurs chatoyantes, sur lesquels Sarah Bernhardt est étendue dans une pose naturelle d’une grâce innée ; devant elle, des amis ; on cause :

- Comment, vous ne connaissez pas Rollinat ? me demande Sarah.

- Non, je ne connais pas Rollinat.

Un large rire épanoui, puis de sa voix joviale, le jeune Coquelin s’écrie :

- Il ne connaît pas Rollinat !

- Non, je ne le connais pas, mais je ne serais pas fâché de savoir ce que c’est que votre Rollinat.

Sarah bondit sur ses coussins :

- Ce qu’il est ! s’écria la superbe emballée ; Rollinat est un poète de grand talent ; Rollinat est un tragédien de premier ordre ; Rollinat est un musicien inspiré ; Rollinat, c’est l’artiste le plus doué que j’aie rencontré. Il est, à l’heure présente, une des curiosités de Paris et je veux vous faire connaître Rollinat.

- Soit ! Faites-moi connaître Rollinat.

Voilà le prologue.

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Deux jours après, même décor ; mais, cette fois, un auditoire nombreux, au lieu de trois ou quatre intimes, et je le regrettais. Quand on veut pénétrer dans une cervelle d’artiste et l’analyser, il vaut mieux s’installer seul devant son sujet et l’étudier avec ses impressions propres. L’aimable compagnie réunie chez Sarah me semblait déjà surchauffée par l’enthousiasme ; cela me troublait. Un homme, jeune encore, était au piano ; sur le clavier, couraient ses mains fiévreuses ; une abondante chevelure noire encadrait un visage inspiré, d’une belle expression et rappelant les traits de l’acteur Taillade au temps de sa jeunesse. C’était Rollinat qui chantait, en s’accompagnant, un dialogue de Baudelaire, mis en musique par lui. La voix est vibrante et chaude, sans être belle, une de ces voix d’artistes qui ne savent pas chanter selon le Conservatoire, mais qui viennent de l’âme et vont au cœur. Sur le visage du chanteur, on lisait le poème autant que dans les paroles : tantôt le regard inspiré se voilait sous des tendresses infinies, tantôt les yeux flamboyants prenaient une expression sauvage et d’une singulière puissance dramatique. Certainement, cet être étrange était un artiste de la tête aux pieds, un de ces artistes primesautiers sur qui l’inspiration étend sa baguette magique et lui dit : Tu Marcellus eris ! tu seras quelqu’un !

L’histoire de ce Rollinat est étrange comme sa personne et son talent. Fils d’un homme politique, grand ami de George Sand et qui avait transporté sur l’enfant son ancienne sympathie pour le père, Maurice Rollinat, pense-t-on, a dû entrer dans la vie par la grande porte. Il n’en est rien. Cet artiste a débuté, comme un humble, tout comme le fils d’un obscur artisan. Les relations politiques du père, mort depuis longtemps, n’ont servi au fils qu’à obtenir une place de cent francs par mois dans le bureau des décès du quatrième arrondissement. C’est dans ce bureau sans doute, en enregistrant du matin au soir les naissances et les morts, toujours préoccupé du dénouement final, que Rollinat a fraternisé avec l’idée de la tombe qui a déteint sur son talent et l’a assombri avant l’âge. Il semble obsédé par cette idée et elle se glisse partout, dans ses poésies, dans les pages dramatiques aussi bien que dans les tableaux champêtres, où l’on entend la terrible faucheuse à travers le chant des oiseaux et le coassement des grenouilles. Ce n’est rien, car le premier rayon de succès public éclairera ce cerveau ténébreux d’une lueur d’espérance et dirigera son talent dans des notes moins désespérées.

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Quand Rollinat eut fini de chanter, il me fut présenté par Sarah. Le poète semblait me regarder avec une certaine inquiétude ; il sentait que je tenais au bout de ma plume une partie de son avenir, non en vertu de mon autorité personnelle, mais à cause de ce journal si répandu, qu’il peut, en un tour de main, tirer un artiste des ténèbres et le rendre à la lumière ; sa main fiévreuse tremblait dans la mienne, mais le plus ému des deux ne fut certes pas le poète, mais le journaliste qui devinait qu’il y avait là une grande injustice à réparer et un bel avenir à encourager. Ce sont là pour le journaliste les heures de consolation en même temps qu’un moment de repos dans la chasse à l’actualité à laquelle il est condamné par sa profession. Ce que nous avons fait des autres est tout ce qui reste de nous après un si grand labeur, qui sera suivi d’un si prompt oubli. Il se peut que Rollinat éprouve quelque satisfaction en lisant cet article, mais pas plus que je n’en éprouve moi, en l’écrivant. Ce sont des jours de fête pour le journaliste quand il peut cueillir dans son obscurité un talent inconnu et le mettre à son plan.

Je ne me vanterai pas d’avoir découvert Maurice Rollinat, Avant que je le connusse il avait déjà une petite clientèle d’artistes ; son nom a quelque retentissement au Quartier Latin ; il a eu des heures de triomphe au Cercle des Hydropathes, réunion de jeunes gens qui se montent le coup, comme on dit, en buvant des chopes et en disant des vers. Rollinat fut pendant quelque temps de ce clan de poètes, divisé en plusieurs sous-clans et agrémenté de quelques jeunes gens de talent, mais où domine comme dans toutes les agglomérations d’hommes la médiocrité prétentieuse. Quelques-uns devinèrent la singulière puissance de ce poète, mais d’autres, les versificateurs corrects et sans émotion, furent effarouchés par la venue de Rollinat qui produisit l’effet d’un lion à la crinière flottante, faisant invasion dans un groupe d’épagneuls savants et tout fiers de faire le beau, selon les immortels principes de la routine. Ce poète dressé en liberté par les tristesses de la vie, les effrayait en même temps qu’il épouvantait les éditeurs.

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Parmi les marchands de littérature, il se trouva cependant un homme jeune et intelligent, très oseur, très accueillant pour les talents nouveaux, qui n’eut pas peur ; c’est l’ami Charpentier qui prépare une édition de Névroses, dont Rollinat nous a dit quelques morceaux qui m’ont paru d’un ordre supérieur. Cependant je ne transmettrai pas sans réserves mes impressions au lecteur. Les gens de théâtre disent d’une pièce qu’on ne peut la juger définitivement qu’après l’avoir vue à l’huile, c’est-à-dire aux feux de la rampe, jadis éclairée par de méchants quinquets ; de même on ne peut définitivement apprécier une œuvre littéraire qu’après s’être attablé devant elle, loin de l’auteur. Je souhaite à Maurice Rollinat que cette lecture prochaine lui soit aussi favorable que l’audition de ses vers dans l’atelier de Sarah Bernhardt. Les poètes, quand ils disent leurs œuvres, sont des séducteurs dont il faut toujours se méfier et qui vous enveloppent par l’accent avec lequel ils disent leurs vers autant que par la valeur intrinsèque du morceau. Et ce Rollinat est le plus complet fascinateur que j’aie rencontré de ma vie ; il est là, campé devant vous, avec sa tête fatale autour de laquelle flotte l’abondante chevelure ; il est comédien autant que poète ; son visage reflète tour à tour toutes les sensations que l’écrivain exprime. Ce n’est pas un grand artiste dramatique possédant son art, c’est un inspiré, un halluciné. Quand le vers prend un tour ému ou attendri, le visage du comédien s’illumine d’un rayon de tendresse, comme dans les passages farouches ou énergiques, où le vers semble ciselé dans l’acier, Rollinat appuie sa pensée d’un geste tragique qui atteint souvent le sublime dans l’irrégularité. Mais partout où passe ce poète et cet acteur, il laisse des traces profondes ; le tragédien grave son image dans notre souvenir, en même temps que le poète nous transporte dans un tourbillon de pensées condensées dans une langue heurtée comme l’homme qui la fait entendre, mais pleine d’inspirations et de magnifiques beautés.

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Si George Sand avait vécu quelques années de plus, Maurice Rollinat n’aurait pas attendu si longtemps avant d’être présenté au public ; le grand écrivain avait dit à ce jeune homme : « Quand tu seras mûr, je te mettrai en évidence. » George Sand mourut avant la maturité de ce beau talent et Rollinat fut replongé dans l’obscurité. Un jour, Victor Hugo voulut le connaître. Le jeune poète s’assit à la table hospitalière du grand vieillard, dans cette douce intimité qui s’établit aussitôt entre l’illustre et l’humble, dans la demeure de l’avenue d’Eylau où tout est génie et bienveillance. Le grand poète écouta les vers de ce jeune homme avec une attention soutenue, puis, vivement impressionné, il prononça son avis par ces mots : « C’est d’une beauté horrible ! » En si peu de paroles, Victor Hugo dit toute sa pensée, sa sympathie pour le jeune poète en même temps que son chagrin de voir un si beau talent au service de si sombres idées. Evidemment ce désespéré et ce mélancolique devait froisser le magnifique vieillard qui s’achemine vers la postérité, le cœur rempli de juvéniles espérances. Tous, plus ou moins, éprouveront les mêmes sensations que Victor Hugo a exprimées en ces quelques mots.

Maurice Rollinat, c’est certain, est un attristé qui se complaît dans les scènes douloureuses de la vie humaine. Sous ce rapport, son talent considérable retarde d’une quarantaine d’années, et nous ramène à l’époque des mélancoliques, avec lesquels on aurait tort toutefois de le confondre ; car si la pensée chez lui se tourne de préférence vers les phases douloureuses de la vie humaine, il ne les traduit pas dans cette langue orgeat et limonade qui fut la marque des désespérés d’il y a cinquante ans. Ici, la forme atteint souvent des hauteurs très élevées. Le poète ne se contente pas de chanter en un style de roman à l’étoile qui brille là haut. Sa pensée s’envole plus haut et essaie de définir l’indéfinissable. C’est à coup sûr une des plus belles et des plus riches imaginations que j’ai rencontrées de ma vie ; son talent se rapproche de cet art japonais qui crée tout un monde qui n’existe pas dans la réalité et qui obtient l’harmonie dans les tons violents, qui, pris isolément, effrayeraient par leur crudité.

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Incomplet encore, magnifiquement doué, tel est cet assombri avant l’âge. Les luttes et les déboires de la vie parisienne, les tentatives de parvenir, chaque jour renouvelées et toujours repoussées, ont étendu sur sa pensée un voile mélancolique. Dans cette ville où il a souffert et qu’il ne peut pas aimer encore, parce qu’il n’y a récolté que des tristesses, Maurice Rollinat est un désespéré par habitude et non par tempérament ; car aussitôt qu’il s’éloigne de Paris et qu’il se retrempe dans la solitude des champs, dans les mystères bienfaisants de la nature, son talent prend des accents plus doux et plus humains, par le sentiment d’espérance qui s’en dégage et qui reste rivé à l’âme humaine, alors même qu’elle essaie de s’en affranchir. Vienne maintenant le premier succès au grand jour pour cet inconnu, et l’amour-propre satisfait fera le reste ; j’ai bon espoir.

Et maintenant courage, cher et vaillant artiste ! Au moment où tu t’y attendais le moins, le génie qui couronne la façade de notre hôtel, a soufflé pour toi dans sa trompette retentissante. A toi de faire le reste. Nous ne te demandons que de t’élever à la hauteur de notre jugement. Quand, dans ce journal maudit, nous prenons un artiste par la main pour le présenter au public, nous ne lui imposons aucune gratitude, habitués que nous sommes à ne pas compter sur la reconnaissance des hommes. Moi, qui te parle, j’ai senti battre sur ma poitrine le cœur ému de jeunes peintres qui, en pleurant, m’ont affirmé leur éternelle reconnaissance et qui m’avaient déjà oublié dans l’escalier quand la porte de mon logis s’était refermée. Des balivernes, quoi, et n’en parlons pas ! Seulement, jeune Rollinat, puisque tu tiens par une des faces de ton talent à la race des artistes dramatiques, car tu es un tragédien autant qu’un poète, dis-leur donc à l’occasion qu’un juste froissement de dignité ne doit pas faire oublier aux hommes jusqu’au souvenir d’une bonne et longue camaraderie. Rappelle à ces comédiens, au milieu desquels tu vis, que jamais un jeune talent n’a en vain fait appel à notre sympathie ; dis-leur qu’ils nous ont trouvé, nous et notre journal, toutes les fois qu’un malheur a frappé l’un des leurs, et s’ils en doutent encore, tu leur montreras sur nos livres, les preuves d’une pension viagère que le Figaro fait à un vieux comédien, digne de sympathie et d’estime. Dis-leur tout cela de ma part, et la commission faite, je te tiens quitte envers moi de ce que je tente aujourd’hui en faveur de ton avenir.

 

Albert Wolff.

 

Remarque de Régis Crosnier : Cet article constituera la dernière partie du livre Mémoires d’un Parisien - La Gloire à Paris d’Albert Wolff (Victor-Havard éditeur, Paris, 1886, 334 pages), pages 324 à 332.