Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Courrier du soir

Samedi 20 janvier 1883

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

Chronique

Quand il y a deux mois environ, le nom du poète musicien Maurice Rollinat fut jeté au public par des fabricants de célébrités, je n’ai pas cru devoir joindre ma voix au chœur des faiseurs de légendes.

Certes, il m’eût été facile de défrayer la chronique avec de piquantes indiscrétions sur Rollinat déjeunant et Rollinat en robe de chambre.

Ce petit reportage, cher à la badauderie parisienne, amoindrit souvent celui qu’il prétend servir.

Il est évident qu’il est mesquin et puéril de ne vouloir considérer les hommes que par leurs petits côtés et de chercher sans cesse le défaut de la cuirasse pour pénétrer dans ce « home » intérieur, fait de visions, d’espoirs et de souffrances, que les poètes voudraient faire impénétrables aux profanes.

Peu importe aussi que le penseur ait été au collège un fort en thème ou un élève dissipé ; il ne doit être étudié que dans la plénitude de son talent et ne doit être jugé que sur ses œuvres.

Il y a longtemps qu’au sortir d’une de ces réunions du quartier latin où Rollinat nous laissait frissonnants et troublés sous le charme profond de ses ballades étranges, j’ai griffonné quelques chroniques sur ce rival de Baudelaire, dont la place est marquée, parmi les meilleurs, dans l’évolution littéraire actuelle.

« Personne ne viendra après lui, il a écrit la vérité dernière » avait dit Edouard Thierry, du poète des « Fleurs du mal ». Cependant sur la lyre lugubre des névroses, Rollinat a fait la synthèse de tous les désespoirs, de toutes les ironies, de toutes les aspirations d’une génération affinée à l’excès et dont les impressions sont toutes intenses et exagérées.

Le poète a eu l’horrible vision de toutes les misères humaines. Lui aussi, il est descendu au fond du cœur de l’homme, – cet autre enfer du Dante – et ses yeux en ont gardé l’épouvantable souvenir de la fascination du vide.

Cependant Rollinat est moins macabre que sa réputation. La muse de cet « étonneur » n’est pas toujours une sainte Thérèse damnée qui nous apparaît dans une atmosphère infernale et empoisonnée.

Il est une autre muse féconde et forte comme la femme que Millet a peinte.

C’est l’Eve participant de la vastitude des montagnes, de la sécurité des plaines : tout ce qui vient d’elle est sain, tempéré et grand…

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C’est cette autre muse, cette courageuse et belle paysanne :

« Douce comme Cérès, chaste comme Diane » qu’un jeune conférencier, M. Marcel Fouquier, nous a présentée il y a deux jours à la salle des Capucines, au sujet de l’apparition du volume des Névroses.

« Baudelaire nous a-t-il dit dans une langue élégante et érudite, ne connaissait pas et n’aimait pas la vraie nature.

Il la voyait toujours à travers son tempérament de malade aigri et d’hypocondriaque. Rollinat, au contraire, a dans ses vers champêtres quelque chose de l’ampleur paisible et saine de Georges Sand, sa marraine ».

Nous voilà bien loin de la poésie du spleen et des nerfs.

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Le Berri, Georges Sand et Paris : tout Rollinat et là.

En présence de ce Paris, si dur au poète inconnu, et si plein de flatteries pour l’écrivain à qui la vogue fait une auréole, Maurice Rollinat a pu avoir les farouches indignations et les mélancolies profondes d’Hamlet. Il a pu s’écrier lui aussi « Morbleu ! il fait bon d’être triste ! »

Est-ce notre faute si sur la terre la part des larmes est la plus grande ; si la souffrance même est devenue une religion ? Mais en présence des larges champs du Berry, sous l’ombrage des ses bois familiers, à côté des amis de la ferme, de tout ce petit peuple gloussant, beuglant, aimant, l’âme du poète se détend et se retrempe dans un bain d’azur et de soleil.

Il pardonne à la vie mauvaise en faveur des beaux jours ; les petites joies font taire les grosses tristesses, et il ne pense plus aux « Névroses » que pour les plaindre et les consoler.

Mallat.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’auteur de l’article est Marie Jacques Saint-Ange Mallat de Bassilan né le 17 mai 1852 à Paris, 1er arrondissement, et décédé le 19 mai 1897 à Paris, 7ème arrondissement, dit « Mallat de Bassilan ». Il était sous-bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, mais aussi journaliste et romancier. Il fréquenta Les Hydropathes et Le Chat noir ; il faisait partie des vingt-cinq « fondateurs » du groupe Les Hirsutes.

– 2 – Un article identique mais non signé, intitulé « Petite chronique », est paru dans L’Opinion nationale du 20 janvier 1883, page 1.

– 3 – Lorsque l’auteur commence son article par : « Quand il y a deux mois environ, le nom du poète musicien Maurice Rollinat fut jeté au public par des fabricants de célébrités », il fait référence à la soirée du 5 novembre 1882 chez Sarah Bernhardt, où deux journalistes présents en ont rendu compte. Le premier article paru le lendemain dans Le Gaulois (Lundi 6 novembre 1882, page 1), était signé Charles Buet sous le pseudonyme « TOUT PARIS » et intitulé « Une Célébrité de demain ». Le second d’Albert Wolff a été publié dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».

– 4 – La citation d’Édouard Thierry est extraite de la présentation du livre Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire publiée dans la « Revue littéraire » parue dans Le Moniteur universel du 14 juillet 1857, page 2. Cet article sera repris dans l’appendice de l’édition des Fleurs du mal de 1868 (Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 411 pages), pages 356 à 359.

– 5 – Lorsque l’auteur de l’article parle de « sainte Thérèse », à laquelle pense-t-il ? Est-ce Sainte Thérèse d’Ávila (1515-1582) qui écrivit en particulier Le Château intérieur (1577) où elle décrit le cheminement de l’âme dans des « demeures » successives à la recherche de la perfection (elle avait déjà écrit en 1566 Chemin de perfection). Cela nous interroge. Dans la traduction de L’Enfer de Dante Alighieri par Rivarol, tome I (Librairie de la Bibliothèque nationale, Paris, 1867, 189 pages), dans les notes relatives au Chant III, page 71, nous pouvons lire le commentaire suivant : « [9] Sainte Thérèse dit qu’une âme criminelle, au sortir de son corps, ne trouvant point de lieu qui lui soit plus propre et moins pénible que l’Enfer, s’y précipite comme dans son centre, et dans le seul asile qui lui reste contre la colère de Dieu. » mais ceci ne nous explique toujours pas l’expression « une sainte Thérèse damnée… ».

– 6 – « Il est une autre muse féconde et forte comme la femme que Millet a peinte. » écrit l’auteur de l’article. Nous supposons qu’il s’agit de Jean-François Millet (1814-1875) qui a peint de nombreuses scènes paysannes (si on se réfère à la phrase suivante du texte), dont la plus connue est « Les Glaneuses » (1857). Mais le mot « Ève » peut nous faire penser à un de ses tableaux avec une baigneuse.

– 7 – La conférence de Marcel Fouquier intitulée « Les Névroses, par M. Maurice Rollinat » s’est déroulée le lundi 15 janvier 1883, à 8 heures ½, salle des conférences du boulevard des Capucines.

– 8 – George (sans « s ») Sand n’est pas la marraine de Maurice Rollinat au sens religieux du terme, c’est sa tante Emma Didion. George Sand peut être considérée comme sa marraine littéraire.

– 9 – À la place de « Le Berri, Georges Sand et Paris : tout Rollinat et là. », il faut certainement lire : « Le Berri, George Sand et Paris : tout Rollinat est là. »

– 10 – Nous n’avons pas trouvé l’origine de la citation : « Morbleu ! il fait bon d’être triste ! »