Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Revue politique et littéraire – Revue des cours littéraires (3e série)

10 mars 1883

Pages 311 et 312.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

(page 311)

 

CAUSERIE LITTÉRAIRE

I.

Commençons cette fois par un poète. La place d’honneur à Mgr Maurice Rollinat, le héros de la quinzaine ! On sait qu’il a été découvert par Mme Sarah Bernhardt Damala, puis gratifié par un Aristarque obligeant d’un brevet de grand génie. C’est assez pour que les badauds s’arrêtent lorsqu’il passe et que les candides s’extasient sur ce jeune – il n’a pas encore cinquante ans – qui se révèle tout à coup avec tant d’éclat. Oui, une apparition bien montée, en effet : mise en scène, décors et accessoires, tout est très soigné. Voyez ! le jeune poète ne feint pas de descendre de l’Olympe comme Mercure ; il n’est pas enguirlandé de pampres comme Bacchus : le vieux jeu, cela ! Bien plus dans le mouvement, il veut que l’on croie qu’il s’est échappé d’une maison de santé – section des agités, – et sur sa tête il a répandu un peu de fumier qu’il ne serait pas fâché de faire passer pour le fumier authentique de Job. Il a au pied droit une ancienne savate de Pétrus Borel, au pied gauche une botte éculée de Baudelaire. Ainsi chaussé, il exécute une danse saccadée et infernale qui rappelle à la fois la Grande-Chaumière d’il y a trente ans et la ronde macabre. S’arrête-t-il un moment pour souffler ? Écoutez alors. D’une voix caverneuse il chante : « J’ai dit au fumier : Tu es mon père ; à la vermine : Tu es ma mère et ma sœur ! – Quoi ? en vérité ? » Oui, telle est sa prétention ; il n’est pas de ceux qui tiennent à remonter aux croisades. Et puis, vous savez, ne prenez pas son arbre généalogique au sérieux. S’il dit cela, c’est parce que les camarades l’y ont engagé. La mode du jour. Et puis encore… Un malade, quoi ! Oui, précisément, c’est sa névrose, la terrible et affreuse névrose, ses névroses même, car il en a une quantité. On ne parle que de cela à l’estaminet du Chat-noir, estaminet réaliste : les Névroses de Rollinat (1) !

Ah ! ce Chat-noir ! Il est bien coupable. C’est lui qui a fait de M. Rollinat un faux Pétrus Borel, une contrefaçon de Baudelaire. C’est là qu’on l’a dissuadé d’être

Un moucheron d’une heure
Qui veut pomper l’éternité,

ainsi qu’il appelle les idéalistes et les spiritualistes.

Et quelle mouche le Chat-noir a-t-il fait de M. Rollinat ? Une mouche bleuâtre, pompant les viandes putréfiées, la matière en décomposition, une mouche de mauvais lieux. Voulez-vous toute ma pensée ? Eh bien, c’était un bon jeune homme, ce M. Rollinat, et même bien doué. Son âme douce, tendre, sensible, n’était pas indifférente aux gracieux paysages de la contrée natale. Il aimait la nature, ses harmonies, ses concerts, ses riants tableaux. Il s’attendrissait à voir les jeunes poulains du Berri se presser contre leur maman avec effroi quand il passait dans le chemin creux. Le lièvre trottinant dans la rosée du matin lui disait quelque chose, et même il lui disait de très jolies choses, car nous trouvons quelques-unes de ces toiles rustiques –ses premiers essais – dans un musée des horreurs. Oui, un bon jeune homme, et une nature de poète. Mais voilà ! Paris l’a perdu, et le Chat-noir. C’est maintenant un berrichon perverti. Il aurait pu suivre la voie première et, sans effort, dessiner de jolis tableaux frais et riants. Mais non, il a préféré se jeter à corps perdu dans l’horrible et l’atroce. Et à quels efforts il s’est condamné ! Il a arrosé de ses sueurs le fumier qu’il fouille laborieusement. On souffre à le voir se donner tant de mal. Soyez sûr qu’il se bouche le nez quand il manipule la vermine et remue la pourriture. Il a l’air de dire : Si vous croyez que c’est pour mon plaisir ! Pauvre monsieur ! Mais la consigne est là, et il s’acharne. Non, vraiment, je le plains.

Cet effort n’est que trop sensible, hélas ! Ce qui manque surtout à cette poésie vaseuse et purulente, c’est la facilité. Chaque strophe ressemble à une brochette d’asticots jaunâtres qui auraient été récoltés avec peine et empalés difficilement. Gluants et visqueux, ils glissaient sous les doigts ; mais l’empaleur a tenu bon : Tu entreras, mon bel ami ! Et ils sont entrés, en effet, plus ou moins éventrés et rendant un peu de leurs entrailles. Il n’y a pas que de ces brochettes nauséabondes ; je signalais tout à l’heure les essais de jeunesse, qui ont un autre aspect, grâce à Dieu ; mais il est évident que pour le poète et ses amis c’est l’horrible qui est le beau, et le nauséabond qui a du parfum. Je louerais ce qui n’est ni décomposé, ni cadavéreux, ni verdâtre, ni visqueux, que M. Rollinat m’en voudrait d’appeler l’attention sur ce qui n’est pas l’élément original de son œuvre. Savez-vous ce qui le blessera dans ma critique ? C’est que je l’ai appelé bon jeune homme. Je l’ai dit cependant parce que je le crois vrai.

Si nous cherchons maintenant le procédé de cet art très laborieux et absolument factice, nous le trouverons dans l’emploi constant des images vulgaires, brutales, repoussantes même. L’idée ou le sentiment sont perpétuellement matérialisés et systématiquement enlaidis. Il semble que le poète prenne plaisir à arracher les ailes aux papillons quand il en attrape et à en faire ainsi des chenilles qu’il est ravi de voir ramper. Ajoutons cependant qu’on sent, malgré tout, l’artiste en ce que ce style, composé d’éléments si vulgaires, a néanmoins quelque éclat. Les mots de la langue la plus triviale arrivent à reluire, on ne sait comment. Et c’est pour cela qu’il me semble qu’en M. Rollinat il y avait un poète. Lui aussi était un papillon avant qu’on lui eût coupé les ailes. Qui sait ? Ces ailes repousseront peut-être quelque jour. Et je tiens précisément, après avoir caractérisé sévèrement les (page 312) pages dont il est fier, à citer l’une de celles dont il a un peu honte et qu’on n’a pas sans doute applaudies au Chat-noir. Voyez, par exemple, ce fragment de ballade sur les lézards verts :

Quand le soleil dessèche et mord le paysage,
On a l’œil ébloui par les bons lézards verts :
Ils vont, longue émeraude ayant corps et visage,
Sur les tas de cailloux, sur les rocs entr’ouverts,
Et sur les hauts talus que la mousse a couverts.
Ils sont stupéfiés par la température ;
Près d’eux maint oiselet, beau comme une peinture,
File sur l’eau dormante et de mauvais conseil ;
Et le brin d’herbe étreint d’une frêle ceinture
Leurs petits flancs peureux qui tremblent au soleil.

Cela n’est-il pas joli ? Évidemment c’est la première manière de M. Rollinat, la manière du Berri. Il eût mieux aimé me voir citer, dans le genre de l’idylle, la Vache et le taureau. Ah ! non, par exemple ! – Outre certains coins de paysages assez frais, je remarque encore dans les pièces volontairement atroces certains rayons de soleil que le poète a laissés pénétrer par mégarde. Par moment, en effet, il a oublié le rôle et la consigne. C’est également cela qui me rassure. Peut-être la névrose ou les névroses de M. Rollinat n’est-elle pas ou ne sont-elles pas incurables.

(…)

Maxime Gaucher.

 

(1) Maurice Rollinat, les Névroses. – Paris, 1883. G. Charpentier.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Quand l’auteur fait allusion à la « Grande-Chaumière », est-ce au bal de la Grande-Chaumière qui se trouvait au sud de la ville de Paris non loin de la barrière du Maine, actuellement à la hauteur des n° 112 à 136 du boulevard Montparnasse ?

– 2 – Quand Maxime Gaucher écrit : « J’ai dit au fumier : Tu es mon père ; à la vermine : Tu es ma mère et ma sœur ! », ces expressions sont en relation avec l’épigraphe que Maurice Rollinat a mise en tête de son livre : « Putredini dixi : Pater meus es ; / Mater mea et soror mea, vermibus. / Job ». Il s’agit du verset 14 dans le chapitre 17 du Livre de Job dans la Bible. On trouve les expressions suivantes selon les traductions : « Je crie à la fosse : Tu es mon père ! Et aux vers : Vous êtes ma mère et ma sœur ! » (https://www.info-bible.org/), ou « J’ai dit à la pourriture : Tu es mon père ; et aux vers : Vous êtes ma mère et ma sœur. » (https://www.magnificat.ca/), ou encore « appeler la fosse "mon père", la vermine "ma mère et ma sœur" » (https://www.aelf.org/bible/).

– 3 – À de nombreuses reprises, l’auteur met en relation les poèmes du livre Les Névroses avec le cabaret Le Chat-Noir. Or, Rodolphe Salis a ouvert son établissement fin novembre 1881, et il est vraisemblable qu’à cette époque tous les poèmes du livre étaient déjà écrits et le livre déjà composé, car c’est en août 1882 que Maurice Rollinat a signé le contrat d’édition avec l’éditeur Charpentier.