Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Revue critique

N° 48 du 17 décembre 1882

Page 384.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

LES HOMMES DU JOUR

MAURICE ROLLINAT

 

Au détour d’une rue, la Popularité, cette raccrocheuse, vous prend un soir par le bras et vous baise la bouche en vous disant : Je t’aime ! Et lorsque, au matin, vous sortez du lit de cette fille, souvent pour ne plus y rentrer, les passants, aux morsures rouges qu’elle vous laisse au cou et aux lèvres, vous reconnaissent pour les amants de la grande courtisane, et se découvrent sur votre passage.

Albert Wolf vous étale tout nu, dans une de ses maîtresses chroniques, et, à sa suite, tous les faiseurs de Premiers-Paris ou de Premiers-Carpentras, disent à leurs lecteurs la coupe de vos cheveux et de vos habits, le degré de lueur de vos yeux, et, s’ils y pensent, la mesure du talent qu’ils vous attribuent. Vous êtes sacré homme du jour, et dans les petits galas d’épiciers ou de dentistes retirés des affaires, on répète votre nom qu’on a vu flamboyer en tête des gazettes.

Maurice Rollinat a eu son jour de baisers de l’impure tant adorée. D’un seul coup, dans une matinée, et peut-être sans y penser et sans y croire, il s’est vu jeté tout vif en pâture aux journaux et passé célèbre de par Wolf et sa séquelle. On raconte que Sarah-Bernhardt lui a servi des bocks à genoux ; qu’il a été infidèle à sa maîtresse la Popularité, et un tas d’autres choses encore. Mais je ne vous raconterai que la conversation que j’ai eue avec son ami et maître, Léon Cladel, là-bas, dans sa retraite de Sèvres, sur l’auteur des névroses.

Avant Wolf et avant tout le monde, Léon Cladel avait découvert Maurice Rollinat, et reconnu en lui le légataire universel d’Edgar Poë et de Charles Baudelaire, et Cladel, qui est l’ami de tous les talents originaux et jeunes, avait prédit à l’hydropathe d’antan qu’il serait quelque chose. Moi-même, je me rappelle parfaitement l’avoir vu au cercle de la rue de Jussieu, disant des vers lugubres, dont le souvenir me remue encore, et j’avais écrit quelque part l’impression profonde qu’il m’avait laissée.

– « Mais, disais-je à Cladel, ne croyez-vous pas que toute cette lugubrerie soit un peu factice et que l’amour du macabre n’ait un peu trop macabrisé les vers de votre poète ?

– « Erreur, me répondit-il, erreur grossière ! Si vous connaissiez la vie de Rollinat comme je la connais, et comme il me l’a racontée, vous ne parleriez pas ainsi. C’est un fervent de Baudelaire, de Flaubert et d’Edgar Poë, à qui il a dédié les névroses, et comme le mal et le malheur ont tempêté dans son existence, et l’ont battue de leurs ouragans, comme la mort a joué dans son drame un rôle important, il est resté dans son œuvre comme dans son cerveau une vision de crânes et une valse tourbillonnante de fantômes. Ses vers sont vécus aussi bien que le Lac de Lamartine et le Rolla de Musset. C’est un réaliste que ce macabre.

– On le dit acteur habile et musicien hors ligne.

– Il a noté des valses qui semblent devoir être dansées sur des tombes, et qui font tourner les têtes comme dans du noir. Quand il dit ses vers, vous laisseriez Taillade, Got et Coquelin, pour aller l’entendre. Il est plus fort que tous ; on croirait un squelette ressuscité qui hurle des poèmes du sombre royaume. Je vous l’amènerai un de ces jours, et je vous le ferai connaître ; vous verrez si vous ne pensez pas comme moi. »

Quand des hommes comme Léon Cladel, nous disent de quelqu’un toutes ces choses élogieuses et d’autres encore, on est bien forcé de croire que ce n’est pas le premier venu dont on vient de vous parler.

Quoi qu’il en soit, Rollinat a pris sa place au soleil parisien : d’autres se nichent dans la verdure ou dans des branchages d’arbres ; lui s’est creusé une fenêtre dans un crâne. C’est nouveau et c’est drôle. C’est plus qu’il n’en fallait pour avoir son jour de célébrité.

Quand j’aurai renoué connaissance avec Rollinat, et que l’éditeur Charpentier aura publié ses Névroses, je vous en reparlerai plus longuement et plus savamment, et je vous dirai si le poète restera longtemps l’amant de cette inconstante qu’on nomme Popularité.

Léo d’Orfer.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Léo d’Orfer est un pseudonyme utilisé par Marius Pouget (1859 – 1924). On trouve aussi comme prénom André. Selon le site Geneanet, le nom complet est : Marius, Joseph, André Pouget dit Léo d’Orfer. Son petit-fils André Fort, fils de Paul Fort qui avait épousé Germaine Pouget dite la Tourangelle, écrit : « Marius Pouget, Léo d’Orfer en littérature » (Antoine Antonakis, François Fort, Paul Fort – Le poète est dans le pré, p. 80). Léo d’Orfer était un journalisme, poète, écrivain, mais surtout directeur de revues : Le Capitan, La Grande revue encyclopédique illustrée, Le Scapin, La Vogue

 – 2 – La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre 1882. L’article d’Albert Wolff (avec deux « f ») est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».

– 3 – Léo d’Orfer annonce une présentation des Névroses ; celle-ci paraîtra dans La Revue critique n° 8 du 25 février 1883, page 62 rubrique Critique littéraire.