Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Lanterne

Mardi 20 juin 1899

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

Les Idées et les Livres

POÈTES ET POÉSIES

 

Maurice Rollinat. – Paysages et Paysans (1). – M. Maurice Rollinat, de poète macabre, s’est fait poète champêtre ; une évolution heureuse, qu’on pouvait pressentir dans son avant-dernier volume (2), quand il disait :

La routine de la nature,
Sa bonne résignation,
M’ont guéri de l’obsession
De la funèbre pourriture.

Ce n’est pas qu’il échappe tout à fait à la hantise des visions de cauchemar. Dans la lueur grise du crépuscule, un bouleau, un vieux pont lui apparaissent encore comme des spectres lamentables ou formidables. Une lessive, qui sèche sur une corde, lui semble un rendez-vous de linceuls et de fantômes. Un chat noir et une vipère se chauffant au soleil sur un rocher, le font penser à une double incarnation du diable. Il éprouve et communique toujours l’horreur sacrée que la traîtrise des ténèbres, des marais, des grands bois inspirait à l’humanité primitive !

Mais s’il préfère les paysages sombres et tristes, il en peint aussi de lumineux, tel l’étang où le ciel est tombé et qui contient eu son cercle étroit l’immensité d’azur. Et c’est toujours pour rendre les aspects changeants des choses, la même langue précise, nuancée, parfois cherchée, au besoin inventée. Il dressera ainsi devant nos yeux un ormeau

Soutaché de lichen et festonné de lierre,

Toutefois, là n’est pas la nouveauté du volume. On savait de reste que M. Rollinat est un descriptif puissant : on soupçonnait moins en lui un peintre habile de la vie et de l’âme paysannes. C’est qu’il les connait bien les paysans de son pays : il ne les a pas entrevus en passant d’un coup d’œil de bourgeois dédaigneux ; il a vécu avec eux, simple et fraternel ; il est allé s’asseoir à leur foyer hospitalier ; il s’est mis à aimer leur rude et saine philosophie ; il a compris par le cœur ce qui les chagrine et ce qui les console, et maintenant il traduit leur langage savoureux en vers populaires, où les mots s’abrègent et se déforment comme dans leur parler, mais où la poésie garde un parfum de fleur sauvage.

Je ne dirai pas qu’il ait toujours su se débarrasser des plis académiques du français littéraire. On rencontre quelque part un vieux pâtre qui abonde en termes savants où l’on sent trop la ville et l’école. Mais ce fâcheux ennoblissement de la simplicité campagnarde est heureusement assez rare. Le plus souvent le poète attrape avec justesse les propos naïfs et pittoresques qui ont cours au village. Il a des trouvailles d’expression qui ont bien l’accent du crû, par exemple, quand un vieux sourd, demeuré veuf et seul, dit qu’il entend en lui-même « resaboter les pas de sa défunte ».

Qu’on lise la jolie pièce intitulée : Tristesse des bœufs, où leur maître explique comme quoi ses bêtes veulent l’entendre chanter, pendant le travail, mais n’aiment que les chansons tristes ! Elle est à la fois poétique et tout à fait nature. Je la recommande à MM. Bouchor, Edouard Petit, Crouzet, à tous ceux qu’attire la belle et grande tâche de l’éducation populaire : récitée devant un auditoire de villageois, je suis sûr qu’elle ferait grand effet, et il y a dans le recueil bon nombre d’autres morceaux du même genre qui arracheraient aux écoutants cet éloge de haute valeur : C’est bien ça !

Parmi les scènes que M. Rollinat s’est plu à retracer, il en est, on s’en doute bien, dans lesquelles reparait le vieil homme, obsédé de lugubres images. Il nous décrira les terreurs d’un charretier qui a vu, de ses yeux vu, le lutin gambader sur le cou des chevaux et les faire galoper sur place. Il nous fera assister à un déjeuner de gendarmes auprès d’un cadavre en putréfaction qui attend les magistrats. Mais une veine nouvelle se montre au milieu même de ces revenez-y.

C’est un courant de plaisanterie grasse : témoin la causette qu’un ivrogne de fossoyeur vient, un jour d’attendrissement, faire en plein cimetière avec sa femme morte et enterrée ; témoin encore ce distrait qui, aux obsèques d’un bébé, s’est assis par mégarde sur le petit cercueil qu’on cherche un instant par toute la chambre.

Ce récit rappelle nos vieux fabliaux : la gaité, une gaité franche, y perce çà et là. Je n’en veux d’autre preuve que cette piécette intitulée : Le Cri du Cœur :

Rondement, Mathurin
Mène dans sa carriole
La dame qui s’affole
De filer d’un tel train.

Elle crie au trépas !
Le vieux dit : Not’ maîtresse,
N’soyez point en détresse,
Puisque moi j’y suis pas.

Si y avait du danger
Vous m’verriez m’affliger
Tout comm’ vous, encore pire !

Pac’que, je m’en vas vous dire,
J’tiens à vos jours, mais j’tiens
P’têt encor plus aux miens.

Ce n’est pas seulement le rire joyeux que M. Rollinat parait avoir appris ou réappris des paysans. C’est aussi et surtout la sérénité, l’acceptation de la vie et la résignation à la mort inévitable. Il entend un tas de vieux lui prêcher de parole et d’exemple la joie toujours nouvelle de revoir la monotone succession des saisons ; il prend avec eux des leçons d’endurance et de tranquillité. L’épanouissement des fleurs, que leur fragilité n’empêche pas de boire avec délices le soleil et la rosée ; la grâce des enfants, qui redécouvrent le monde et le voient, comme eux-mêmes, neuf et fleuri ; l’amour, qui pour un perpétuel recommencement jette les jeunes filles aux bras des jeunes hommes ; les animaux eux-mêmes, qui subissent leur destin avec une muette douceur en happant au passage les brèves jouissances que le hasard leur offre ; tout lui devient réconfort et dictame ; tout l’apaise et le réconcilie avec la loi naturelle. Il comprend alors, comme il le dit,

Que le calme des champs

Ramène à leur néant les chimères de l’âme.

Un poète qui sourit à la vie se dégage ainsi de l’esprit angoissé qui semblait voué à l’éternité du deuil et de la révolte. M. Rollinat gagnera sans doute en bonheur à cette métamorphose ; il y a déjà gagné en talent ; sa poésie est cette fois plus simple, plus saine, plus large, plus humaine qu’elle ne l’a jamais été.

 

(1) Bibliothèque Charpentier. – (2) Les Apparitions.

 

Georges Renard.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Georges Renard est né le 21 novembre 1847 à Amillis (Seine-et-Marne) et décédé le 17 octobre 1930 à Paris. Normalien, il est le secrétaire de Rossel pendant la Commune ; à l’issue de la Semaine sanglante, il fuit en Suisse où il obtient un poste au collège de Vevey qu’il quitta en juin 1874 pour être chargé du cours de littérature française à l’Académie de Lausanne. Condamné par contumace au bagne, il est amnistié en 1879. En tant que journaliste, il collabore à La Revue socialiste (directeur de 1894 à 1898), à La Petite République ou encore à La Lanterne.

– 2 – Les vers « La routine de la nature, (…) De la funèbre pourriture. » sont extraits du poème « Un Misanthrope » (Les Apparitions, page 285).

– 3 – Le vers « Soutaché de lichen, et festonné de lierre. » est extrait du poème « L’Ormeau » (Paysages et Paysans, page 219).

– 4 – L’expression « resaboter ses pas » figure dans le poème « Le Sourd » (Paysages et Paysans, page 115).

– 5 – Le poème « Le Cri du cœur » se situe page 104 du livre Paysages et Paysans.

– 6 – Les vers « Que le calme des champs / Ramène à leur néant les chimères de l’âme. » correspondent à la fin du poème « Le Dictame » (Paysages et Paysans, page 290).