Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Dépêche (Toulouse)

Samedi 31 octobre 1903

Pages 1 et 2.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews)

 

 

(page 1)

CAUSERIES

MAURICE ROLLINAT

 

Maurice Rollinat est mort ! Tous ceux qui ont connu le poète des Névroses et de l’Abîme ont ressenti, à cette nouvelle, la même douleur. Je ne parle pas seulement de ceux qui ont été ses amis, qui ont vécu auprès de lui des jours inoubliables de bonne et franche intimité. Je parle de ceux-là aussi qui ont eu l’occasion, au cours de la vie de Paris, de rencontrer l’artiste, de lui entendre dire et chanter ses vers, de causer avec l’homme, de deviner sa simple et naïve nature derrière sa conversation éloquente. Pour moi, je l’ai beaucoup vu, et c’est dire que je l’ai beaucoup aimé. Pour la première fois, il m’est apparu, – et c’est bien le mot exact lorsqu’il s’agit d’un tel être, qui avait vraiment quelque chose de particulier, d’étrange, de fantastique, – il m’est apparu, dis-je, chez Camille Pelletan, un soir de réveillon, avant la publication des Névroses. Jeune, ardent, en pleine possession de ses dramatiques moyens de chanteur et d’acteur, il faisait une impression profonde sur tous ceux qui l’entendaient. Sa voix était infiniment expressive, donnait la valeur nuancée à chaque mot, à chaque son, des pièces qu’il disait debout, gesticulant, ou qu’il chantait en s’accompagnant lui-même au piano. Puis, ce fut rue Oudinot, dans le logis modeste et provincial, où Rollinat recevait ses amis. Puis, ce fut à Fresselines, le village de la Creuse où il aura vécu vingt et un ans, ne faisant que de rares et courts voyages à Paris.

* * *

C’est là qu’il faut avoir vu Rollinat. Beaucoup l’y ont vu. Son hospitalité était cordiale et large. Chez lui, on était chez soi. J’en appelle à tous ceux qui ont séjourné à la Pouge, qui était le nom de sa petite maison, pour témoigner qu’il n’y eut jamais d’être moins artificiel et moins réclamiste. Il était la sincérité même, juste le contraire de l’être que l’on voulait voir en lui. Son art était le produit même de sa nature. Il ne le voulait pas ainsi, il le créait ainsi par sa manière (page 2) d’être. Certainement, il était dominé par tout ce qu’il y a d’inattendu et de terrible dans la vie et dans la mort, et le drame qui a terminé son existence est, par on ne sait quel jeu tragique du destin, comme la sanction implacable de la hantise et de la peur qui troublaient cette âme impressionnable. Mais il n’y eu pas que ces sentiments chez Rollinat.

Ouvrez ses livres et cherchez. C’est un poète de nature, surtout et avant tout. Son premier recueil : Dans les Brandes, la Nature, Paysages et Paysans, les Apparitions, et même toute une partie des Névroses, celle qui a pour titre : les Refuges, forment une œuvre délicieuse et forte d’observation et de rêverie à travers les paysages. Rollinat aime toutes les splendeurs et toutes les douceurs des paysages, les ciels, les rivières, les mares, les forêts, les champs, les ravins. Il les représente avec des mots comme un peintre avec des couleurs, et il pénètre la signification joyeuse, ou chagrine, ou inquiétante, de tel aspect des choses. Il ne s’en tient pas à leur physionomie pittoresque, il les scrute et les devine, découvre partout la profondeur et la signification de la vie. Il est un merveilleux portraitiste des arbres et des pierres, à faire croire qu’il y a une pensée qui sommeille ou qui frémit sous les apparences de la matière insensible. Pour les animaux, il les a montrés tels qu’ils sont, avec leurs allures, leurs férocités, leurs faiblesses, leurs ruses. Rappelez-vous la petite souris blanchette, l’écureuil, l’écrevisse, le petit renardeau, les pies, les cloportes, la taupe, la grosse anguille, ogresse de la vase ; la bourrique, le cheval, le taureau, et tous et tous, tout ce qui marche, vole, rampe, court les routes ou chemine entre deux sillons. Je cite au hasard la Bête à bon Dieu :

La bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux… quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau.

C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud
Comme le fait sur l’herbe chaude,

La bête à bon Dieu.

Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut

La bête à bon Dieu.

Mais Rollinat n’est pas seulement un poète de nature. Il fut aussi un analyste des sentiments humains, et dans nombre de pièces de l’Abîme, qui est à mon avis, le livre où il a mis son plus grand effort d’intelligence, il a formulé avec une rare force d’expression bien des mouvements secrets de l’âme humaine, des intentions abominables, des états de vice et de crime qui effrayent tout homme un peu conscient des fatalités qu’il porte en lui. Il voulait publier aussi un recueil de notes qui aurait eu pour titre : Arrière-Pensées. Pour sa philosophie, que nous venons de voir indulgente devant toutes les manifestations de la nature, elle aboutissait à la bonté dans les rapports sociaux, et l’une des belles pièces de vers des Apparitions définit précisément la bonté, avec des mots frais et purs comme le poète macabre en trouvait sans cesse.

Il fut aussi un musicien, et sa musique chantée par lui était un enchantement. Hélas ! nous n’entendrons plus cette voix mordante et suave, qui savait exprimer l’horreur et la douceur avec la même puissance. Un grand charme a disparu du monde.

* * *

Mais ce n’est pas aujourd’hui, et en quelques lignes, que l’on peut explorer l’œuvre de Rollinat et essayer de donner une définition de ce grand artiste. On n’a pas toujours été juste pour lui, et de cela, au fond de sa solitude, il avait quelque tristesse. Il continuait tout de même son labeur désintéressé de poète et de musicien. Il s’acharnait, cherchait la perfection, pour lui-même, non pour les autres. Nul écrivain n’eut, plus que lui, la dignité, la probité de sa profession. Je lisais dans un journal, ces jours-ci, à l’annonce qu’il était atteint d’une maladie mentale, que ce n’était pas seulement le génie qui pouvait être frappé ainsi, et que le cas de Rollinat en était bien la preuve. Il est bien difficile de distribuer des prix de génie. Laissons le temps répartir la lumière et l’ombre sur les noms et les œuvres. Qu’il soit permis de dire que Rollinat ne doit pas être traité par nos journalistes avec tant de désinvolture. Il y eut en cet être une flamme, une pensée, un art ; cela suffit. Ses poésies et ses mélodies témoigneront pour lui, maintenant que sa voix est tombée à l’éternel silence. Pour l’homme, il fut la droiture et la bonté mêmes, et ceux qu’il a aimés et qui l’ont aimé lui garderont jusqu’à leur fin la tendresse de leur souvenir.

GUSTAVE GEFFROY.