Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Intransigeant

Mardi 19 janvier 1892

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(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

Maurice Rollinat

 

Quand Maurice Rollinat publia les Névroses, il y a sept ans, ce fut un véritable évènement littéraire. Le poète fut pendant quelques mois le poète à la mode. Toute la presse, sans exception, s’était occupée de lui, et, triomphe inouï pour un rimeur, il a vu son œuvre fragmentée reproduite toute entière, même dans les feuilles les plus hostiles à l’art. Le triomphe était mérité. Mais peu à peu, ô instabilité de la gloire ! Rollinat, qui avait obtenu le plus éclatant succès, était oublié par ceux-là même qui s’étaient montrés les plus enthousiastes. Un nouveau recueil de poésie : l’Abîme, d’une suprême intensité d’expression, passa presque inaperçu. Son allure sévère, sa philosophie profonde et triste, éloignèrent les esprits superficiels que seuls les côtés brillamment étranges des Névroses avaient sédui.

La réputation de Rollinat était faite, d’ailleurs, d’éléments divers, et non uniquement de la grandeur même de son talent poétique. Merveilleux diseur, ayant rompu avec la solitude dans laquelle il avait écrit ses œuvres, il avait fréquenté brasseries et salons, y avait déclamé, avec sa fougue extraordinaire, quelques-uns de ses poèmes ; musicien, chanteur d’une incomparable maëstria, il avait chanté, s’accompagnant lui-même au piano, les airs si troublants qu’il a composés pour ses vers : les Yeux morts, la Neige, les Yeux, la Folie, Tranquillité, Nuit tombante, et pour les vers de Baudelaire tels que : Causerie, les Promesses d’un visage, l’Invitation au voyage, le Voyage. Or, rien n’égale pour la rapidité de la réputation, ce genre de succès. Plus d’un écrivain lui doit la faveur dont il jouit. Mais Rollinat, âme fière et délicate, esprit pensif et enclin au rêve, épris des champs et des bois, ami du recueillement et du silence, ne pouvait se plaire longtemps à cette vie parisienne, si contraire à sa nature. Il reprit le chemin des brandes, pour épier de nouveau les secrets des « vieilles haies » le vol des martins-pêcheurs sur les eaux vives de la Creuse, les paresseuses attitudes du petit lézard se chauffant au bon soleil, dans les roches.

Puis, il faut bien le dire, le dénigrement des jaloux commença. « C’est un poète, mais ce n’est pas un musicien », disaient les musiciens ; « c’est un musicien, oui, mais non pas un poète », répliquaient les poètes. « Lui seul peut dire ses vers », ajoutaient ceux-ci. « Sa musique ne vaut qu’autant qu’elle est chantée par lui », concluaient ceux-là.

Rollinat avait le tort d’être doublement doué.

Les critiques portées sur le poète par des rivaux moins heureux, n’ont pas prévalu. Mais les critiques des croques-notes ont eu plus de poids, car la musique de Rollinat, bien qu’éditée en partie, n’est guère connue que de quelques initiés. Je ne sais, moi, étant profane, si elle est ou non conforme aux règles, si elle est écrite selon les principes. Mais de cela je me moque. Ce que je sais, c’est que jamais musique, sauf les troublants préludes, les mélancoliques et rêveuses polonaises de Chopin, ne m’a impressionné autant. Je les ai dans la mémoire, ces airs, cris de douleurs, appels déchirants, plaintes attendries, que dominent parfois des notes surhumaines, comme domine, sur le chant d’un promeneur en forêt, le gazouillis des oiseaux perchés sur les cimes. Et quand je les fredonne, ou lorsque je prie une voix amie de me les chanter, aux heures de loisir où il me plaît de fuir les réalités pour le rêve, l’impression est pareille, oui, pareille à celle que j’ai éprouvée quand j’ai entendu Rollinat.

A ce sujet, une épreuve décisive va être tentée. Des fanatiques – des amis de ce charmeur – organisent une soirée qui sera exclusivement consacrée à l’audition de ses œuvres musicales interprétées par d’autres que lui. Le public y sera convié. On ne peut douter du résultat. Rollinat, de cette épreuve, sortira grandi, car son double et puissant talent, que l’on appellera plus tard du génie, aura reçu sa véritable consécration : les applaudissements de la foule qui, étrangère aux coteries et aux rivalités, sait toujours, quoi qu’on en dise, admirer le beau sous toutes ses formes, et qui aime d’instinct les purs artistes.

Sutter-Laumann

 

 

Remarque de Régis Crosnier : La soirée évoquée au dernier paragraphe aura lieu le 14 février 1892 au Théâtre d’Application.