Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Hirondelle – Revue littéraire, pédagogique et artistique – Organe hebdomadaire de l’Académie de l’Ouest

N° 44 du 31 octobre 1885 et n° 45 du 7 novembre 1885

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

N° 44 du 31 octobre 1885, pages 345 et 346

 

CHRONIQUE RÉGIONALE

EN BERRY

MAURICE ROLLINAT

L’Homme et l’Artiste

I

 

Maurice Rollinat est né à Châteauroux en décembre 1846. Son père, avocat en cette ville et représentant du peuple en 1848, fut un ami de George Sand ; l’un et l’autre se tutoyaient.

Après avoir fait des études au lycée de Châteauroux, où il était connu pour un grand ami du piano et un gymnasiarque ensuite, et après avoir été reçu bachelier à 16 ans, Maurice Rollinat fut clerc de notaire à Orléans et plus tard employé de mairie de Paris. Son ciel de jeunesse n’a pas toujours été d’une sérénité parfaite : bien des nuages sombres, orageux, l’ont obscurci ; mais maintenant, le calme y est à peu près revenu.

Et l’éclair s’enfuit avec une lueur torse.

Voici une hallucination qu’il a eue dans ces temps d’orages et qu’il m’a contée, un soir qu’il m’avait fait l’honneur de venir s’asseoir à mon humble table :

« Mon médecin, a-t-il dit, m’avait ordonné d’aller prendre l’air de la campagne. Je mangeais chez mes métayers et couchais seul, à quelques cents mètres de leur habitation, dans mon petit château, qui est assez isolé. Un soir, il y avait peut-être dix minutes que j’étais couché, quand tout-à-coup j’entends frapper à la porte comme ceci (et disant cela, il faisait du derrière de son doigt majeur, une suite de toc-toc qui finissaient en diminuant de force progressivement). – Qui est là ? dis-je. – Rien. – Qui est là ? nom de Dieu ! – Rien encore. – Alors, j’allume ma bougie, je me lève et j’ouvre la porte de ma chambre qui communiquait avec un corridor. En ce moment, quelque chose m’éteint ma bougie. Je reviens à ma table de nuit, je la rallume et je retourne voir. Alors, je m’aperçois que c’était le vent qui, en passant par une vitre brisée, avait éteint ma lumière. Je referme donc ma porte, je la barre solidement et je me recouche, laissant ma bougie allumée sur ma table de nuit. Un quart d’heure ne s’était pas passé que j’entends de nouveau (ici Maurice Rollinat se remit à imiter le toc-toc qu’il avait entendu). Cette fois, je ne pus crier. Je m’assis sur mon lit, et ce fut tout. Au même moment, je vois la porte de ma chambre qui s’ouvre lentement et maman, qui est une femme maigre et assez grande, qui paraît, tenant sur ses bras une chemise bien repassée et pliée, avec une paire de chaussettes et un mouchoir dessus ; elle me fait un bonjour, pose les objets sur le pied de mon lit et s’en retourne. Mais ce que j’avais vu, ce n’était pas maman, ce n’était rien ; ce n’était qu’une apparition produite par mon cerveau malade, car maman était en ce moment à Châteauroux, et depuis longtemps elle n’était pas venue à Bel-Air (Bel-Air est la propriété de Maurice Rollinat). J’allai cependant voir à sa chambre, mais une odeur de renfermé me monta aussitôt au nez. Alors, fou de frayeur, je me mis à sonner la cloche qui servait jadis à nous appeler aux repas quand nous étions une famille nombreuse. Bientôt, j’aperçus dans l’ombre des points lumineux. C’étaient des paysans des villages voisins qui arrivaient avec des lanternes. Je suis sûr qu’alors je n’avais pas la tête plus grosse que le poing. »

Maurice Rollinat est d’une taille assez élevée et est plutôt maigre que gros ; il va la tête un peu penchée en avant ; il ne porte que des moustaches, qu’on dirait coupée en brosse ; sa chevelure fine, d’un blond châtain, lui fait comme une auréole quand il est nu-tête ; ses yeux sont d’un bleu très pâle ; il a le menton (page 346) allongé et des sourires très caractéristiques ; il s’habille modestement.

C’est un priseur, un fumeur numéro un. C’est un pêcheur, et les bords si pittoresques de la Creuse en savent quelque chose ; car il les aime follement les sentiers qui en bordent le cours, le cours parfois imposant, parfois tapageur, et il faut voir comme il les adore les rochers, les côtes qui s’élèvent de chaque côté de la rivière aux belles eaux et aux truites exquises.

C’est un cuisinier excellent, et plus d’un gourmet savourerait ce qu’il apprête. Je l’ai vu plus d’une fois râper une carotte, faire un hachis et je n’ai pu m’empêcher de dire en moi-même : il faut être un grand homme pour être simple. Il adore les cornichons, et une fois que je lui en avais fournis, il me répondit en parlant d’eux : C’est le summum de la friandise et de la dégustation raffinées.

Maurice Rollinat est incapable de faire du mal aux bêtes, il les aime trop pour cela ; il couvre de caresse et même de baisers son cheval, ses quatre chiens et son beau chat Tigheto, chat angora noir et fauve qui a un air de pacha et parfois un dédain digne de Byron. Maurice Rollinat respecte même la vie des vipères.

La première fois que je l’ai vu, c’est-à-dire à la fin d’août ou au commencement de septembre 1883, je n’ai pu me défendre d’un certain trouble, ça se sent la présence du génie.

Quelques jours après, revenant avec lui des bords de la Creuse, il me fit une remarque dont je veux parler car elle m’a vivement frappé. Nous traversions une brande désolée, la lune, noyée dans un ciel de pleurs, répandait sur la nature une pâle lueur bien triste, et s’il n’était pas minuit, il n’en était pas loin. Tout-à-coup, il me dit avec son timbre étrange et son geste un peu grand : Regardez, n’est-ce pas là l’image de la Damnation universelle ?

Maurice Rollinat est souvent souffrant, mais il n’en est pas aigri pour cela ; il s’appelle cependant l’Angoisse personnifiée, mais il est au nombre de ces résignés pleurant leurs maux dont il parle quelque part ; il est bout-en-train, amusant et comique, et chez lui, il vous fait parfois rire jusqu’à pleurer et à briser le ceinture de votre pantalon. Tel était son père, homme chagrin d’ordinaire, mais qui avait des sorties qui n’en étaient que plus comiques ; le seul homme qui avait le don de faire rire d’un bon rire Mme Sand, d’un rire tel qu’elle en… tombait de l’eau, dit-on.

Maurice Rollinat est un cœur excellent ; chez lui, il vous fourrait tout dans le ventre, s’il le pouvait. Quand il a l’occasion de rendre service à quelqu’un, ce n’est pas lui qui marchande ni les démarches, ni les lettres. Quand on est à sa table, au dessert, si vous ne savez pas faire une cigarette comme votre serviteur, par exemple, il a l’amabilité de vous en rouler gracieusement une.

Comme vous le voyez, Maurice Rollinat est un homme d’un commerce agréable ; aussi, on ne peut l’approcher sans se sentir de l’amitié pour lui.

Il habite à quelques cents mètres de la rivière qu’il aime tant, qu’il a chantée dans plusieurs poésies et dont j’ai parlé voilà un instant ; son logement est une maison de paysans, mais artistiquement réparée de par son goût et son ordre ; il y a des arbres fruitiers tout autour.

Maurice Rollinat n’a plus que sa mère, et voilà quelques années il a perdu son unique frère, Emile Rollinat, jeune officier plein d’avenir.

Un dernier détail : les expressions raides, les jurons et les mots de Cambronne sont familiers au grand poète.

Alphonse Ponroy

(A suivre).

 

 

N° 45 du 7 novembre 1885, pages 354 et 355

 

CHRONIQUE RÉGIONALE

EN BERRY

MAURICE ROLLINAT

L’Homme et l’Artiste

(Suite et fin)

II

 

Maurice Rollinat fait des vers depuis l’âge de 18 ans ; comme il avait 36 ans lorsque sa célébrité a éclaté, il lui a donc fallu lutter pendant dix-huit ans contre la fortune. Dites donc maintenant, hommes qui ne connaissez pas les hommes, que les poètes manquent de volonté ?

En 1877 il a publié sa première œuvre : Dans les Brandes. Ce volume, qui a passé presque inaperçu, mais bien à tort, ressemble à la partie des Névroses qui a été la plus admirée, Les Refuges.

En 1882, il a publié les Névroses, volume qui, comme chacun sait, a occupé pendant un an tous les journaux français et étrangers, les uns pour combattre l’auteur, les autres pour le défendre ; c’était alors deux armées formidables de plumes. Ça s’est apaisé tout doucement depuis ; mais ça se reprendra à sa nouvelle œuvre, qui est prête.

Maurice Rollinat a en effet, prêt pour l’impression, un nouveau volume de poésies qui est intitulé : L’Abîme Humain. Cet ouvrage est une moisson des passions, des vices, des misères qui torturent l’humanité. Vous verrez quel beau tapage il va produire.

Maurice Rollinat a encore dans ses cartons des traductions en vers d’Edgar Poë, le grand poète américain qu’il aime tant avec Baudelaire.

Un autre manuscrit de poésies est également dans les tiroirs de Rollinat ; mais celui-là dont il m’a prié de ne pas divulguer le titre, il ne le publiera pas de sitôt. Je connais plusieurs pièces de cette œuvre, elles sont admirables.

Voici la manière de composer de Rollinat : Un coup qu’il a conçu un sujet, il en fait mentalement les vers, tout en prisant, fumant ou pêchant ou cuisinant et en gesticulant ; il en fait les vers tout doucement, bien doucement, s’appliquant scrupuleusement à n’employer que le mot qui rend exactement sa pensée ; puis, quand il voit qu’il ne manque rien à son sujet, qu’il l’a nourri comme une femme nourrit pendant neuf mois son enfant, alors il en écrit les vers, ou mieux il en accouche.

Sa devise est : Peu, mais bien, et nouveau ou étrange.

Toutes les pièces de Rollinat ont une origine réelle. Ainsi le Châtaignier rond existe non loin d’Argenton ; l’Idiot est un pauvre garçon qui habite aussi par là.

L’auteur des Refuges aime extraordinairement les légendes, les contes, les vieilles histoires que l’on raconte encore dans notre vieux Berry ; aussi, la compagnie des paysans lui est chère.

Pour moi, Maurice Rollinat, parmi les poètes contemporains, me fait l’effet d’un corbeau seul au milieu d’une bande d’autres oiseaux, ou d’un mouton noir au milieu d’un troupeau de moutons blancs ; je dirai plus : Maurice Rollinat me représente Satan. Il y a en effet pas mal d’infernal dans son œuvre et Barbey d’Aurevilly, un de ses meilleurs amis, a-t-il écrit sur un exemplaire de ses Diaboliques qu’il a dédié à Rollinat : Ces Diaboliques au diabolique Rollinat.

Demandant un jour à Maurice Rollinat quel était le poète contemporain qu’il préférait le plus, il me répondit : Tristan Corbières. Tristan Corbières était ou est (je ne sais s’il existe ou n’existe plus) un poète fou ; c’est l’auteur des Amours Jaunes, dont plusieurs pièces sont datées de maisons telles que Bicêtre.

Maurice Rollinat n’est pas seulement un grand poète, c’est un musicien et un grand ; il est autant musicien que poète, et sa musique a la même étrangeté que sa poésie. C’est là plus que jamais que l’on se dit quand on l’entend devant son piano : Rollinat n’est pas de ce monde ; car sa musique est si extraordinaire, si étrange que l’on ne peut pas se figurer où il a pu découvrir de tels sons, de tels accords. C’est tantôt la compassion, comme dans la Mort des Pauvres, paroles de Baudelaire ; c’est tantôt la peur, comme dans les Chauves-souris ; c’est le froid du couteau dans le Guillotiné ; c’est le charme dans la Fille aux Pieds nus ; ailleurs, c’est le frétillement du plaisir. Si j’étais seul pour parler ainsi de la musique de Rollinat, je pourrais dire que je m’abuse ; mais il n’y a pas que moi qui en parle ainsi de sa musique, il y a tous ceux qui l’ont entendue, artistes connus ou inconnus. Mais si la musique de Rollinat est extraordinairement belle, elle est pour ainsi dire ininterprétable ; car il faut une âme de Rollinat pour la chanter, il faut être comme lui un pâle voyant.

Ce grand musicien est encore un diseur de premier ordre. Dans plusieurs salons de Paris, maints acteurs qui l’ont entendu se sont esquivés furtivement et pâles ; eux qui se croyaient capables de rendre comme personne, ils se sentaient surpassés. Aussi, Maurice Rollinat a (page 355) a été plusieurs fois demandé par des directeurs de théâtre, mais il a toujours refusé ; son talent de diseur n’est pas pour le public, il est pour ses amis et souvent pour d’obscurs paysans.

A l’exemple de La Fontaine, qu’il considère comme un grand poète, et de son illustre amie George Sand, Maurice Rollinat n’a aucun scrupule à employer un mot patois ou même à en créer un quand le mot français qui devrait rendre sa pensée n’existe pas, et je trouve qu’il a raison ; mais il ne faudrait pas, à cause de cela, que certains jeunes poètes se crussent dispensés d’étudier la langue française et se mettent à forger des mots plus qu’un évêque pourrait en bénir ; les mots nouveaux, tout à l’heure, poussent comme les champignons en temps de pluie du mois de septembre ; il y a là un abus à réprimer.

Mais je reviens à Rollinat. Au risque de me faire appeler flatteur ou aduleur, je déclare pour terminer, que l’auteur des Névroses est pour moi le plus grand de tous les poètes contemporains, et je défie de me prouver le contraire.

Alphonse Ponroy

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Alphonse Ponroy a très bien connu Maurice Rollinat, il était instituteur à Chantôme, c’est lui qui lui a trouvé la maison de Puy-Guillon et l’a aidé à s’installer.

– 2 – Cet article a été utilisé par Émile Vinchon pour son livre Maurice Rollinat, Étude biographique et littéraire dans lequel nous pouvons trouver plusieurs emprunts ou similitudes ; en particulier, deux parties de ce texte, correspondant à l’hallucination vécue à Bel-Air, et aux talents de cuisinier de Maurice Rollinat, ont été reprises aux pages 22 et 23, et 116. Émile Vinchon indique que l’article d’A. Ponroy a été publié dans « l’Hirondelle de Melle ».

– 3 – Alphonse Ponroy indique que Maurice Rollinat a « été reçu bachelier à 16 ans ». Or, Régis Miannay (dans Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, page 60) écrit : « Maurice, admis en 1865 à Poitiers au grade de bachelier ès lettres, (…) ». Comme Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846, il a donc été reçu bachelier à dix-huit ans.

– 4 – Bel-Air n’est pas la propriété de Maurice Rollinat. Bel-Air, après le décès de François Rollinat, est resté la propriété d’Isaure Rollinat, la mère de Maurice.

– 5 – Le chat de Maurice Rollinat, appelé dans cet article « Tigheto », est dénommé « Tigreteau » par Maurice Rollinat (par exemple dans sa lettre à Claude Monet, datée du 25 mai 1889).

– 6 – Alphonse Ponroy indique que « Maurice Rollinat fait des vers depuis l’âge de 18 ans ». En réalité Maurice Rollinat a écrit des poèmes dès son enfance ; le premier poème connu est daté du 19 septembre 1856, comme Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846, il avait alors neuf ans et demie (collection particulière).

– 7 – Les Névroses n’ont été publiées en 1882, mais à la mi-février 1883.

– 8 – Alphonse Ponroy nous informe qu’ « Un autre manuscrit de poésies est également dans les tiroirs de Rollinat ». Il est vraisemblable que les poésies auxquelles Alphonse Ponroy fait allusion, sont les poésies à caractère érotique qui à ce jour sont toujours restées inédites (voir Émile Vinchon, Maurice Rollinat, Étude biographique et littéraire, page 25).

– 9 – Jules Barbey d’Aurevilly n’a pas dédié Les Diaboliques à Maurice Rollinat ; sur les différentes éditions de ce livre, il a marqué « A qui dédier cela ?… » ; le texte cité est une dédicace personnelle.