Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Écho de Paris

Dimanche 28 juin 1896

Pages 1 et 2

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

(page 1)

 

MAURICE ROLLINAT

PAR LUCIEN DESCAVES

 

Combien d’écrivains, d’artistes sincères, sentant leur existence dévorée, leur travail compromis, leur pensée falsifiée, leur santé ébranlée par des années et des années encore de tourmente parisienne, font le beau projet de rompre leurs chaînes et d’aller mener une vie laborieuse, calme et retirée, dans une campagne quelconque dont les visites, les journaux, les théâtres, les soirées mondaines et le facteur huit fois par jour, ne troublent pas la paix délicieuse et féconde !

Ce ne sont pas seulement la vieille cocotte, l’actrice sur le retour, le capitaine retraité, l’employé fourbu et le commerçant parvenu à une modeste aisance qui rêvent la petite maison aux volets verts, au perron caressé de roses, en juin, à la façade toujours rajeunie par l’expansive gaieté de la vigne…

 L’homme de lettres le désire aussi passionnément, ce refuge… Mais les uns n’ont pas assez de courage, et les autres ont trop de servitude ou de besoins pour rompre avec Paris, s’arracher à tout ce qui les y retient. Et ils continuent de ruer dans les brancards, au passage des express, et de hennir, le soir, quand le vent leur apporte une odeur d’herbe fraiche.

Ce courage, dont les plus probes, les plus fiers et les meilleurs sont, hélas ! incapables, Maurice Rollinat l’a eu, à trente-cinq ans, en plein succès, au lendemain des Névroses, et sa résolution semble d’autant plus louable qu’il était l’homme alors de qui on devait le moins l’attendre.

Imaginez, pour un garçon jeune et pauvre, la récompense, l’aubaine du triomphe, avant même la publication du volume de vers sur lequel un critique influent (il y avait encore, en ce temps-là, des critiques influents) fonde en partie sa recommandation enthousiaste et communicative. Le volume paraît (les Névroses) et le public, se rangeant à l’avis du chroniqueur important, adopte ce poète étrange, houleux, halluciné, et comme à jamais haletant d’avoir étreint, parmi les fantômes qui le hantent, ceux de ses maîtres vénérés : Edgar Poe et Baudelaire.

(page 2)

Rien ne manque à sa gloire ; quelques pièces du recueil ont le privilège de remettre à la mode les vieux flacons de sels dont s’aidait autrefois le lecteur indigné pour supporter, dans les Fleurs du mal, « La charogne ».

Rollinat, le veille encore connu seulement des employés de mairie, ses collègues, et des habitués du salon de Nina de Villard chez qui la démence et le génie, chaque soir, fraternisaient, Rollinat est célèbre. Il peut renoncer à son existence décousue, dîner moins problématiquement qu’à la table de Nina et affranchir son inspiration de la contrainte quotidienne que lui inflige la rédaction des actes de l’état-civil.

J’entends bien : on s’étonne que le succès, même prodigieux, d’un volume de poésies, procure de tels avantages matériels à un écrivain qui n’a point l’intention de vivre subsidiairement de sa prose ou du théâtre en vers.

En effet. Mais Rollinat avait d’autres ressources, inestimables, celles-là, irrésistibles et qu’Albert Wolf avait dites.

Rollinat chantait, et chantait incomparablement, la musique dont il couronnait les vers de Baudelaire ou les siens, comme on répand sur des fleurs artificielles des essences appropriées. Excepté les compositeurs qui jugeaient Rollinat sur une succession de quintes et refusaient de prendre au sérieux un homme manifestement brouillé avec les mathématiques de la fugue et du contre-point, il n’était personne que Rollinat, au piano, ne subjuguât. Quiconque l’a entendu interpréter de Baudelaire : le Jet d’eau, Madrigal triste, l’Invitation au voyage, Chanson d’après-midi, ou telle pièce des Névroses et de la Nature, emporte un souvenir ineffaçable de ce talent exaspéré, agreste et charmeur, corrosif et balsamique à la fois, qui râpe les nerfs, vrille le cerveau, glace le cœur et panse ensuite les blessures qu’il a faites, en évoquant le champ de colzas, les pêchers roses, la perdrix grise dans le sillon, des paysages de qualité et d’apaisement.

Avec ses dons extraordinaires, il ne tenait qu’à Rollinat de gagner cinquante mille francs par an dans les salons où sa vogue eût été rapide et durable, car il se renouvelait incessamment. Mais de deux choses l’une, alors : ou bien il continuait de se donner tout entier, de ne point ménager ses forces, d’être le bel artiste intransigeant et sincère que nous connaissons ; et c’était, au bout de deux ans de flambée, Charenton, la morphine ou les villes d’eaux à perpétuité. Ou bien, habile, prévoyant, édulcoré, il amassait, en quelques années, la petite fortune qui permet aujourd’hui à un Kam-Hill de se retirer des soirées et de consacrer à un autre commerce, de placer dans l’industrie, les cachets récoltés à la sueur de son corps.

Ce bas trafic, cette vile dépense de soi, l’éparpillement de l’amuseur assoupli aux simagrées mondaines et aux exigences des mauvais estomacs, écœuraient trop Rollinat pour qu’il consentît à ces exhibitions déshonorantes. Il prit donc un parti héroïque, le mot n’est pas trop fort, car la surprise, certes, fut grande, quand on vit ce garçon fêté, choyé, flatté, convoité, laisser aux griffes d’or des salons, comme Joseph aux mains de la femme Putiphar, le manteau, tissu de caresses, de promesses et de louanges, par lequel on s’efforçait de le retenir.

Et, pour triompher des tentations de retour, il ne s’exila pas hypocritement aux portes de Paris, dans une villa de cabot ; il alla se terrer au fond de la Creuse, dans une maison de paysan, glorieuse seulement du prestige des décors environnants.

Et il est là depuis treize ans, et c’est de là que sont datés, c’est là que furent composés ces trois volumes décisifs : la Nature, qu’il donna il y a quatre ans, les Apparitions, qu’il vient de publier, Paysages et paysans, enfin, sous presse. Et si je ne parle pas en outre, d’une production musicale considérable, c’est parce qu’il me faudrait un article à part pour en dire les mérites, en même temps que pour m’élever contre la suspicion dont elle reste l’objet. C’est, évidemment, la revanche des salons. Rollinat n’est plus là pour se défendre ; il n’a jamais su organiser sa réclame ; et la perfidie s’allie à la stupidité pour affirmer «  que ces compositions, sans doute originales dans la bouche de l’auteur, perdent leur saveur en changeant d’interprète ». Mauvaise défaite de mauvais chanteurs.

Entre le Rollinat des Névroses et le Rollinat de la Nature et des Apparitions, je ne cache point mes préférences pour les derniers livres du poète. Deux passions se partagent toujours son inspiration : le réel et le fantastique. Incompatibles à première vue, elles se concilient, au fond, aisément, lorsqu’on accepte la définition de la vie qu’a donnée Pascal : un cauchemar entre deux néants. Qui sait si ce n’est pas pour l’avoir admise que Rollinat s’est vite attaché au pays merveilleux et sauvage qu’il avait élu pour retraite ?

Les formes naturelles, tourmentées encore, mais précises, les impressions du noir dans les ravins et les chemins creux emplis de silence ou de pluie, les glas dans la campagne d’hiver, la silhouette inquiétante des arbres, au bord de la route, la nuit, ainsi que de formidables mendiants infirmes et menaçants, le gémissement des grottes où l’eau pleure, l’orage en forêt, tout cela contentait son besoin de mystère et d’étrangeté. La nature a absorbé ses imaginations, comme l’air pur boit les petites fumées qui montent des toits. Rollinat a écouté les conseils du ruisseau, de l’herbe, du ciel, des êtres simples et des bêtes. Il se rappelle avec délices des jours où un vagabond sur la route déserte lui a été un ami imprévu consolant sa misanthropie ; et des jours encore où l’aboiement d’un chien, le passage d’un troupeau, un mur vêtu de lierre, et ces fleurs qui sont pour lui « l’âme des prairies », ont comblé le vide affreux de l’heure…

Ne le dit-il pas lui-même, d’ailleurs, dans les Apparitions :

La routine de la nature
Sa bonne résignation
M’ont guéri de l’obsession
De la funèbre pourriture.
A force de remplir mes yeux.
Les plaines, les lointains, les cieux
M’ont infusé leur paix profonde ;
Et je ne fais pas autrement
Que de pratiquer en l’aimant
L’ennui des arbres et de l’onde.

Et toute la philosophie du livre est résumée dans le dernier vers :

Vis ! pour le seul bonheur de vivre !

conclusion qui m’agrée d’autant plus qu’elle s’appuie sur une belle pièce à la gloire de la souveraine bonté.

J’ai vu Rollinat chez lui, il y a deux ou trois ans ; je l’ai vu entre ses chiens et sa pêche du jour, entre sa fenêtre ouverte aux bruits du dehors et son piano ouvert aux appels de son âme. Il avait toujours cette voix stridente, inoubliable, qui semble jeter une sonde dans l’Invisible et se quereller avec des fantômes.

Quand il eut fini de chanter, il se leva, prit son attirail de pêche et m’entraîna…

 Et j’admirais cet homme, qui avait trouvé le sens de la vie, en se réfugiant dans la nature non plus comme un vieillard dans un hôpital ou comme un désespéré dans la prière, mais en apportant à cette noble et fidèle compagne, pour l’honorer comme il convient, la santé, la vigueur et tous les soins d’un jeune amour.

LUCIEN DESCAVES.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Au cinquième paragraphe, le « chroniqueur important » est Albert Wolff ; son article est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, et est intitulé Courrier de Paris.

– 2 – Au neuvième paragraphe, « Albert Wolf » s’écrit avec deux « f ».