Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Gil Blas

Lundi 29 juin 1896

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

La Vie littéraire

Les Apparitions, par Maurice Rollinat

Des yeux clairs à éclat métallique, le front comme martelé par des coups de pouce de statuaire génial, de grands cheveux auréolant la tête, noirs ainsi que la moustache, tout l’être nerveux, un sensitif exacerbé par de subtiles impressions de nature, Allan-Edgard Poë devenu villageois dans le Berry.

Rollinat – regrette Paris parfois : « Quand je rentre dans certains crépuscules, j’ai de la nostalgie, je voudrais qu’en ouvrant une fenêtre il m’arrivât une bouffée de boulevard, seulement pendant cinq minutes. »

Poète et musicien, les deux ne faisant qu’un, sachant noter l’harmonie des choses et combiner le rythme des mots, connaissant les mille onomatopées éparses sur la terre, il est bien l’aède rustique qui va chantant ses vers en toute la sincérité et la conviction de son âme. Sa Muse est une sphinge à la crinière de couleuvres et de vipères, aux regards profonds d’ombre, aux lèvres terribles de vampire, à la croupe rude et annelée du squelette.

Le rêveur des grands bois, le campagnard de là-bas, le solitaire des brandes, familier aux bruits de la nature, aux « aboiements des chiens dans la nuit », est l’auteur né d’un art théâtral unique, d’une mélodramatique mimique effroyablement suggestive ; Rollinat se met au piano, plaque de ses doigts nerveux des accords répétés, se penche sur l’instrument comme pour l’étreindre, rejette sa tête ainsi qu’en un recul d’épouvante, et d’une voix tour à tour caverneuse, vibrante, douce ou formidable, chante la mélopée du « fou », et l’on est saisi alors malgré soi d’un trouble – même pénible – d’admiration, des frissons vous courent dans les moelles, la jouissance artistique confine au malaise, c’est tenaillant et douloureux, c’est superbe !

Cette façon de Baudelaire, pour lequel on peut rééditer le mot de Victor Hugo : « Il a créé un frisson nouveau », publie aujourd’hui son cinquième volume de vers. Après les Névroses, Dans les Brandes, l’Abîme, la Nature, voici les Apparitions.

Au lendemain d’une fête donnée pour lui chez Sarah Bernhardt, avenue de Villiers, Rollinat fut de suite connu ; tout le monde voulut l’entendre chanter ; ce fut un succès instantané dont l’exagération était vraiment permise. Du poète à cette époque, je retrouve un croquis amusant en une lettre d’ami commun :

« … Vaguant des Ternes à Ménilmontant, et de là au cabanon de Rollinat à la place Maub’, avec, comme décors, la rue des Anglais, le père Lunette, et comme toile de fond, une échappée sur l’aérienne abside contrefortée de Notre-Dame ; arrivant n’importe à quelle heure de nuit pour effaroucher son petit moineau de femme, et la river tremblante, minable, au piano crécellant ; puis lui, l’employé aux pompes funèbres, avec une tête d’halluciné et des gestes louffocs, trompette de sa voix de sonnaille de fer ses derniers nés, en faisant sautailler d’une danse de Saint-Guy les fleurs d’oranger sous globe, les gros souliers a lacets, et le vase en bleu cruel gagné au tourniquet de la dernière foire. Puis, dans le vague, dans l’épaisse buée des pipes, les amis, abrutis par cette musique qui leur vrille l’oreille, plaignant son bout de femme toussottante, peinant à l’épinette désaccordée, et lui, toujours lui, infatigable, brâillant à jet continu des choses macabres, ou bien quelques vieux airs en mineur, pincés sur des fonds d’assiette. »

La musique traduit mes larmes
Et répercute mes sanglots,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Et c’est en elle que j’engouffre
L’inexprimable de mon cœur…

Et il dit encore :

Toutes les notes sont des âmes,
Des paroles et des frissons…

Et il appelle le piano :

Cher interlocuteur au langage mystique,
Intime confident du vrai musicien..,

Un jour, on apprit que le merveilleux hochet d’art du Tout-Paris d’alors, s’en était retourné au pays de sa bonne fée George Sand, que ce boulevardier d’un instant était redevenu un rustique, et qu’il « végétait ses jours » dans une maisonnette de paysan, en voisinant avec son cure :

Mon âme devient bucolique
Dans les chardons et les genêts,
Et la brande mélancolique
Est un asile où je renais
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Barde assoiffé de solitude
Et bohémien des guérêts,
J’aurai mon cabinet d’étude
Dans les clairières des forêts.

Là, dans cette quiétude, il subit les hantises des spectres, des vieux cadres, des portraits fanés, il s’attarde à rêver sur la Mort, sur des bêtes empaillées, sur des meubles anciens, il voit les moindres détails de l’entour, en note les plus subtils aspects, décrit la pluie « qui grillage l’atmosphère », dit de la rivière lutinée par le vent :

Ce liquide clavier sous ces doigts invisibles.

un vers qui rappelle la joaillerie d’images de Rodenbach.

Les frissons, les reflets, les parfums, les yeux, les serpents, tels sont les motifs de sa poésie, et les mots soulignés par la musique étrange dont il les accompagne, que lui seul peut chanter, prennent une intensité farouche ; on se rappelle ce nocturne :

L’aboiment des chiens dans la nuit
Fait songer les âmes qui pleurent,
Qui frissonnent et qui se meurent,
A bout de souffrance et d’ennui.

Ils ne comprennent pas ce bruit
Ceux-là que les chagrins effleurent !
L’aboiment des chiens dans la nuit
Fait songer les âmes qui pleurent !

Mais, hélas ! quand l’espoir s’enfuit,
Et que, seuls, les regrets demeurent,
Quand tous les sentiments nous leurrent,
Alors on écoute et l’on suit
L’aboiment des chiens dans la nuit.

Dans ce même recueil des névroses, se trouvait cette fameuse « Vache au taureau » dédiée à Cladel, ayant bien la vigueur rude, l’éloquence âpre du brave maître quercynois, cette pièce de vers, belle comme un Millet, d’un rendu impeccable :

A l’aube, à l’heure exquise où l’âme du sureau
Baise au bord des marais la tristesse du saule,
Jeanne, pieds et bras nus, l’aiguillon sur l’épaule,
Conduit par le chemin la génisse au taureau.

Tout serait à citer :

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Ils ont l’air de comprendre, avec le libre instinct,
Qu’ils vont se donner là, sous l’œil blanc du Matin,
Le grand baiser d’Amour qui peuple la Nature…

Dans les Apparitions, un peu de la verve du début s’est éteint, le poète, moins chevelu, assagi, prend plaisir aux mille incidents de sa vie rustique, sait l’animalité du paysage d’entour par le menu, s’attarde à des visions minimes, mais conserve quand même sa puissance de regard, sa grande allure d’écrivain, ainsi ce sonnet dont le vers final est d’un dessin magnifique :

le vieux pauvre

Dans ce pays lugubre, épineux et mauvais,
Parsemé d’étangs noirs, masqué de bois épais,
Où le murmure errant s’étouffait comme un râle,
Le soir allait bientôt filer sa toile pâle.

Le soleil écroulé sur les hauteurs chenues
Réduisant ses rayons toujours plus rapprochés,
Vermillonnait les airs, les feuilles, les rochers,
Saignait, liquéfié, sa pourpre au bas des nues.

Tout à coup descendant la colline, effrayant
D’âge et de majesté, surgit un mendiant !
Et mon regard, montant des profondeurs blafardes

Au sommet de ces bois écrasés de sommeil,
Vit en ce grand vieillard dont rougeoyaient les hardes
Le Temps qui cheminait dans le sang du Soleil.

La note baudelairienne revient encore cependant dans, par exemple, la métamorphose.

La bestialité des amants qui s’étreignent,
En moutonnant gonflés du même impur désir,
Change, quand, au frisson surhumain du plaisir,
Tout l’être soutiré monte aux yeux qui s’éteignent.

A l’instant où l’éclair de la volupté passe,
Exaspérant la plainte et figeant les baisers,
Ils sont soudainement spiritualisés,
Nagent dans l’infini du temps et de l’espace.

Le plus mystique des accords
Tient ravis ces cœurs et ces corps

Sous le poids du bonheur si plein qui les écrase :
La mort les surprendrait savourant son oubli,

Béatifiés sur ce lit
Devenu leur tombeau d’extase !

Voilà donc un poète qui, comme Richepin, est dégagé des ambiances du jour, et rime sans la préoccupation de Leconte de Lisle ou de Heredia, un poète qui a son domaine à lui, dédaigne d’être le reflet de tel ou tel, et continue d’exister le personnage étrange que nous avons admiré jadis, et que Goncourt a crayonné ainsi dans une page de son journal : « Des cheveux annelés, un peu à la façon des cheveux-serpents d’une tête de Gorgone, l’œil à l’enchâssement mystérieusement profond, des yeux ombreux d’une sibylle dans une peinture de Michel-Ange, une beauté de lignes grecques dans un visage à la chair nerveuse, tourmentée, comme mâchonnée, et sous cette chair une cervelle qu’on sent hantée par des pensées biscornues, perverses, macabres, ingénues, enfin un mélange de paysan, de comédien, d’enfant : c’est l’homme ; un être compliqué, mais d’où se dégage incontestablement un charme – quand ce ne serait que celui de cette musique littéraire de son invention. »

C’est le Rollinat des salons, aspect déjà lointain, le paysan berrichon est tout autre, dont la misanthropie se délecte là-bas, en une philosophique résignation exprimée dans les deux derniers vers de son récent livre :

… Simple d’âme, enfant d’esprit,
Vis ! pour le seul bonheur de vivre !

MAURICE GUILLEMOT.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Maurice Guillemot, né le 28 novembre 1859 et décédé le 12 juillet 1931 à Neuilly-sur-Seine, est un journaliste et un écrivain. De décembre 1886 à mai 1888, il a été directeur de publication du journal Le Globe illustré (Paris), publication pour la famille (1886-1888). Il est le premier rédacteur en chef du journal Le Parisien dont le premier numéro est paru le 21 mars 1888.

– 2 – Les quatre premiers paragraphes sont la reprise de l’article « Ne bougeons plus !… – IV. – Rollinat. » paru dans Le Pierrot du 31 août 1888, page 4, signé Collodio.

– 3 – L’expression « Cette façon de Baudelaire, pour lequel on peut rééditer le mot de Victor Hugo : "Il a créé un frisson nouveau" » fait référence à la lettre de Victor Hugo à Charles Baudelaire datée du 6 octobre 1859, publiée en tête de l’ouvrage Théophile Gautier par Charles Baudelaire (Poulet-Malassis libraires-éditeurs, Paris, 1859, III + 68 pages). Cette expression est située dans le paragraphe suivant : « Que faites-vous quand vous écrivez ces vers saisissants : Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles, que vous me dédiez, et dont je vous remercie ? Que faites-vous ? Vous marchez. Vous allez en avant. Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un frisson nouveau. »

– 4 – Le paragraphe « … Vaguant des Ternes à Ménilmontant, (…) pincés sur des fonds d’assiette. » est repris de l’article de Maurice Guillemot « Fait du jour – Un poète rustique » paru dans La Patrie du 25 février 1892, page 2.

– 5 – Maurice Rollinat n’a jamais été « employé aux pompes funèbres », mais au service de l’état-civil de la mairie du septième arrondissement.

– 6 – Les vers « La musique traduit mes larmes (…) L’inexprimable de mon cœur. » et « Toutes les notes sont des âmes, / Des paroles et des frissons. » sont extraits du poème « la Musique » (Les Névroses, pages 49 et 50).

– 7 – Les deux vers « Cher interlocuteur au langage mystique » et « Intime confident du vrai musicien » proviennent de la première et de la quatrième strophe du poème « Le Piano » (Les Névroses, page 51).

– 8 – Les vers « Mon âme devient bucolique (…) Est un asile où je renais. » correspondent à la quatorzième strophe du poème « Fuyons Paris » (Dans les Brandes, pages 3 à 9) et les vers « Barde assoiffé de solitude (…) Dans les clairières des forêts. » à la deuxième strophe du poème « A travers champs » (Dans les Brandes, pages 10 à 16).

– 9 – Quand l’auteur dit que Maurice Rollinat « décrit la pluie "qui grillage l’atmosphère" », il ne reprend pas une expression exacte d’un poème. Nous pensons qu’il fait référence au vers : « Car, son grillagement de l’atmosphère a lieu » dans « Les deux Pluies » (Les Apparitions, pages 172 à 174).

– 10 – Le vers « Ce liquide clavier sous ces doigts invisibles. » est le dernier du poème « Effet de vent » (Les Apparitions, pages 177 et 178).

– 11 – Maurice Guillemot évoque Georges Rodenbach. Celui-ci, comme Maurice Rollinat, a fréquenté Les Hydropathes et Le Chat Noir. Les deux poètes se sont aussi rencontrés chez Alphonse Daudet (par exemple Edmond de Goncourt, dans son Journal, écrit à la date du jeudi 18 février 1892 : « Dîner chez Daudet avec les ménages Rodenbach, Jeanniot, Frédéric Masson, Rollinat, et Scholl. »). Georges Rodenbach était présent à la soirée du 14 février 1892 au Théâtre d’Application, consacrée aux œuvres de Maurice Rollinat.

 Quand Maurice Guillemot parle de « la joaillerie d’images de Rodenbach », nous ne savons pas à quels poèmes il pense. Mais voici deux extraits, un par rapport à la pluie et l’autre par rapport à la rivière, qui montrent le style de Georges Rodenbach :
– « Et revoici la pluie imbibant les fumées / Qui sur les toits ont l’air de partir pour l’exil. » (« Au Fil de l’Ame », page 178 du livre Le Règne du Silence (Bibliothèque Charpentier, Paris, 1891, 239 pages)) ;
– « Les arbres, les passants, des ponts, une rivière / Où cheminent de grands nuages de lumière, » (« Du Silence », page 183 du livre Le Règne du Silence).

– 12 – Le poème « Nocturne » se situe dans le livre Les Névroses, page 20.

– 13 – Maurice Guillemot écrit à propos du poème « La Vache au Taureau » (et non « Vache au taureau ») (Les Névroses, pages 170 à 174) : « cette pièce de vers, belle comme un Millet, d’un rendu impeccable ». Il n’est pas le premier à avoir fait le rapprochement avec ce peintre ; citons par exemple : Théodore de Banville (Le National, du 19 juin 1877, page 3, présentation du livre Dans les Brandes) ; Gustave Geffroy (La Justice du 1er mars 1883, pages 1 et 2, présentation du livre Les Névroses) ; A. Nebo, pseudonyme utilisé par Séraphin Péladan (L’Artiste, avril 1884, page 268, article « Un poète de la décadence latine – Maurice Rollinat ») ; Frantz Jourdain (La Vie moderne du 14 janvier 1888, page 23 « L’œuvre nouvelle de Rollinat ».

– 14 – Le poème « Le vieux pauvre » se situe pages 224 et 225 du livre Les Apparitions, et le poème « La métamorphose », pages 274 et 275.

– 15 – La citation d'Edmond de Goncourt figure dans son Journal à la date du 18 mars 1886.

– 16 – Les vers « Simple d’âme, enfant d’esprit, / Vis ! pour le seul bonheur de vivre ! » sont les deux derniers du poème « La nature et l’art », page 302 à 305.