Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Gil Blas

20 février 1892

Page 1

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

MAURICE ROLLINAT

 

Je n’ai à rendre compte ici ni de la soirée de poésie et de musique de dimanche dernier au Théâtre d’Application, ni du livre de La Nature qui a paru hier. C’est Maurice Rollinat que je voudrais essayer de faire apparaître, l’homme qu’il est, ou plutôt l’esprit qui est en lui, puisque c’est là le résumé de l’individu, sa vraie signification, la seule preuve qu’il puisse laisser de son passage à travers l’existence.

Chez celui-ci, l’accord est absolu entre la vie et l’art. Tous ceux qui le connaissent peuvent en certifier, et ceux qui lisent ont pu le deviner en scrutant ces confidences invisibles et muettes, et qui pourtant existent entre les lignes imprimées, et se révèlent aux oreilles fines et aux yeux attentifs. Il n’est pas besoin, en effet, d’avoir vu le poète autrefois à Paris, dans son logis de la tranquille et provinciale rue Oudinot, au milieu des jardins par-dessus lesquels luisait si doucement, le soir, le dôme doré des Invalides. Il n’est pas nécessaire, non plus, d’avoir vécu près de lui des jours de vie campagnarde, dans le village de la Creuse où il habite depuis bientôt dix ans. Non, à lire ses livres et à déchiffrer sa musique, on peut facilement apprendre l’intime vérité, savoir la dominante de son être.

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Cette dominante, c’est un goût invincible de nature, un amour inné du visage de la solitude, des aspects permanents de tout ce qui est élément à travers l’espace, de tout ce qui existe en dehors de l’homme, de ce qui était avant lui, de ce qui sera après lui, de ce qui l’enveloppe d’énigme, l’assaille de mystère : le vent, le ciel, la mer, la chaleur, le froid, la pluie, la neige, la voix de l’eau.

Pour bien l’apercevoir, ce Rollinat parfois méconnu, pour le juger sans injustice, il faut arriver à cette opinion que c’est l’être le plus étranger à la civilisation de grandes villes où nous vivons inscrits et catalogués depuis la naissance jusqu’au dernier soupir. Malgré l’éducation classique qu’il est venu chercher, les emplois qu’il a dû tenir, les costumes à la mode d’une année quelconque qu’il a dû endosser, malgré tout cela, Rollinat n’est pas un personnage social, un monsieur assoupli aux conventions urbaines, heureux d’aller dans le monde, d’occuper un fauteuil aux premières représentations, dressé à la promenade du Boulevard.

Il a fait tout cela, il le refera de temps à autre, ou plutôt il a mimé et mimera tout cela, parce qu’on y est toujours plus ou moins forcé, – mais c’est, chez lui, sans conviction aucune. Le sentiment qu’il a de plus en plus éprouvé s’est trouvé double, très ému par le remuement et le bruit de champ de bataille d’une telle agglomération humaine déferlant par les rues, entre les hautes maisons, et très amusé aussi par le défilé saccadé des marionnettes humaines. Le prodigieux comique de la redingote et du chapeau haut-de-forme est loin de lui avoir échappé.

Aussi, avec cet état d’esprit instinctivement opposé au sérieux bourgeois et à l’activité de la finance, et malgré les facultés exceptionnelles qu’il exerce tout naturellement, causeur d’une originalité rare, musicien d’un pouvoir de séduction incomparable, malgré tout cela, il n’a pas été compris tout de suite comme il devait l’être. Evénement singulier ! Dans une société où tout le monde est en scène, ce fut lui, le charmant naïf, qui fut accusé de cabotinage. Pauvre cher ami ! On ne vit pas qu’il ne jouait aucun rôle, qu’il se donnait tel qu’il était, qu’il passait à travers les milieux les plus différents de Paris comme à travers les brandes et les chemins creux de son pays. On lui demandait de dire des vers, il en disait. On le suppliait de se mettre au piano et de chanter, il s’installait et chantait. Il apportait avec lui sa passion native, sa nervosité exaltée, – il faisait entendre la voix des choses.

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C’est cette voix qui est en lui. Rollinat, avec la nature d’artiste la plus fine, est avant tout un rustique imprégné de toutes les influences de force et de douceur de la campagne, des musiques de l’air et de l’eau, des aromes de la terre et des végétaux.

Quand il promettait, aux premiers jours de sa jeunesse, en publiant ses vers de début, d’avoir son cabinet d’étude « dans les clairières des forêts », lui-même ne savait pas avoir si complètement raison et fournir si exactement le pronostic de son existence future. C’est ainsi pourtant que l’a ordonné la logique secrète qui était en lui et à laquelle il a heureusement obéi.

Il est parti, après les Névroses, il est retourné au sol où il est né. Il a vu Paris au loin avec ses yeux clairs de poète ; il a fait, dans sa solitude, l’inventaire des sentiments et des intérêts humains, et c’est alors qu’il a écrit l’Abîme qui est un livre admirable, d’une beauté noire, d’une profondeur de songerie, auxquelles on rendra un jour justice. C’est, en des vers concis comme des maximes, un extrait supérieur d’observation, tout le significatif du geste, de la parole, du visage humains, une exploration d’âme autrement savante et définitive que certaines fantaisies macabres des Névroses. C’est le livre où le poète a enclos son expérience acquise chez les hommes, où il a exprimé sa belle tristesse d’intellectuel et de fataliste devant la destinée, au milieu du mystérieux infini de la matière. Et le dernier vers écrit, le livre éloquent et amer terminé, c’est cet univers qui est si beau, si apaisant, si tendre, qu’il se mit à définitivement aimer.

Sans cesse hors de chez lui, c’est pendant les longues marches aux flancs des collines, aux creux des ravins, pendant les heures de pêche, au bord de l’eau lumineuse, qu’il sentit avec un sens nouveau cette âme éparse qui allait lui inspirer ses nouveaux poèmes. Que de fois alors, vous, ses amis, qui avez vécu auprès de lui, vous avez eu la nette perception que cet être de bonté et de charme, si intelligent, si gai, si amusant, était vraiment le compagnon de ces arbres, l’interlocuteur de ces eaux chuchotteuses, le véritable feu-follet de ces marécages ! Combien de fois ne vous est-il pas apparu comme le solitaire-né de cette solitude, destiné à expliquer et à glorifier tout ce qui l’entourait, à porter la parole pour les humbles et les silencieux, pour les êtres rencontrés, silhouettes des champs et des routes, pour les animaux aux yeux expressifs, pour les végétaux fragiles, pour les lourdes pierres, pour les nuages fugitifs.

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Cette affinité particulière, c’est le caractère essentiel de la poésie et de la musique de Maurice Rollinat. Dans les descriptions véridiques, dans l’éloquence rythmée de ses vers, dans les cris, les sanglots et les soupirs d’extase de sa musique, les sérénités des matins, les ardeurs des midis, les mélancolies des soirs se réfléchissent, – les appels de l’espace, les bruits d’épouvante, les plaintes des nuits d’orage et de bourrasque se répercutent. Et toujours apparaît la maison de solitude entre les deux Creuse, la maison basse, juchée haut, sa fenêtre ouverte sur l’étendue. Tout ce qui passe par la route, chaque bruit qui vient des champs, chaque état du ciel, est un événement pour le sensitif désireux de l’isolement possible et des infinies occupations de la vie agreste. Le mot qu’il écrit sur la page blanche s’aperçoit donc avec toute son intensité, comme l’être qui surgit dans la plaine. La mélodie de douleur ou de sérénité qui vient à ses lèvres est entendue comme un chant de passant sur une grande route, comme la roulade de pur cristal d’un oiseau perdu dans la nuit.

Maurice Rollinat, aujourd’hui, après les Névroses et l’Abîme, avec ses hautes préoccupations de la vanité de l’homme et du mystère de la nature, sa tendresse pour toutes les formes de l’existence qui va des bêtes familières, couchées devant l’âtre, jusqu’aux bêtes furtives, glissants reptiles, oiseaux de nuit au vol ouaté, menus insectes courant dans l’herbe, – Maurice Rollinat est un poète de la campagne, songeur et attentif à la façon d’un La Fontaine tragique.

 

GUSTAVE GEFFROY.