17èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS

Vendredi 28 août 2015, de 17 h 30 à 19 h

 

Joachim du Bellay, poète de la Renaissance

Portrait de Joachim du Bellay âgé d'après Jean Cousin - Encre de Chine de Catherine Réault-Crosnier.

 

Lire la présentation de cette rencontre.

 

Après avoir abordé la vie et l’œuvre de Joachim du Bellay dont la publication de son manifeste La Deffense et Illustration de la Langue francoyse, continuons dans la deuxième partie de cette conférence, à cheminer sur sa route poétique à travers ses livres. Pour plus de facilité pour nommer le poète, nous dirons le plus souvent du Bellay pour Joachim du Bellay.

Au cours de cette conférence, nous citerons en rapport avec les thèmes abordés, des extraits d’un colloque sur Joachim du Bellay, à l’université d’Angers, ayant rassemblé des universitaires du monde entier en 1990.

Le public lors de la Rencontre littéraire du 28 août 2015, consacrée à la poésie de Joachim du Bellay, dans le jardin des Prébendes à Tours.

En 1549, il publie L’Olive, ouvrage raffiné, inspiré de Pétrarque (1304 – 1374), composé de cinquante sonnets, puis cent quinze sonnets dans la seconde édition (1550). Du Bellay célèbre la beauté et présente une conception platonique de l’amour. Le renouveau et le succès du sonnet en France sont certainement liés à ce recueil.

Dans le sonnet 113 de L’Olive, du Bellay aborde le thème de la fuite du temps, dans une langue française à la fois raffinée et vivante car du Bellay a l’art de nous parler en toute sincérité, partageant avec nous, ses états d’âme, son intimité, en toute franchise et spontanéité, rendant son poème plus vivant, plus vrai sans omettre d’ajouter une note philosophique sur l’emprisonnement de l’âme et notre condition périssable :

CXIII

Si nostre vie est moins qu’une journée
    En l’éternel, si l’an qui faict le tour,
    Chasse noz jours sans espoir de retour,
    Si périssable est toute chose née,
Que songes-tu, mon ame emprisonnée ?
    Pourquoy te plaist l’obscur de nostre jour,
    Si pour voler en un plus cler sejour,
    Tu as au dos l’aele bien empanée ?
La, est le bien que tout esprit desire,
    La, le repos ou tout le monde aspire,
    La, est l’amour, la le plaisir encore.
La, ô mon ame au plus hault ciel guidée !
    Tu y pourras recongnoistre l’Idée
    De la beauté, qu’en ce monde j’adore.

(L’Olive (1950), sonnet 113)

Peut-être la parution de L’Olive de Joachim du Bellay a-t-elle suscité l’envie ou le défichez Ronsard, d’aborder le même thème deux ans plus tard dans Les Amours ? Est-ce une rivalité ou simplement une proximité d’idées ? Du Bellay regrette certainement d’être moins connu que Ronsard très vite célèbre par sa poésie légère, appréciée par les gens de Cour comme dans son ode à Cassandre où il nous conseille de profiter de la vie sans attendre :

(…)
    Donc, si vous me croiés, mignonne,
Tandis que vôtre age fleuronne
En sa plus verte nouveauté :
Cueillés, cueillés vôtre jeunesse,
Comme a cette fleur, la vieillesse
Fera ternir vôtre beauté.

(Pierre de Ronsard, Le premier livre des Odes, 1555, Ode XV)

Ces deux poètes rivalisent en joutes poétiques, du Bellay de manière plus spontanée et délicate, nostalgique, Ronsard plus emphatique, plus près du concret et de la chair. (http://grac.univ-lyon2.fr/ronsard-du-bellay-dix-annees-de-rivalite-litteraire-saisie-florence-bonifay--532721.kjsp) Du Bellay n’a jamais tari d’éloges envers Ronsard qu’il cite de nombreuses fois dans ses poèmes en l’admirant. À l’inverse, Ronsard s’est exprimé de manière plus conventionnelle du vivant de son aîné et il faudra attendre la mort de du Bellay pour qu’il le loue presque à l’excès.

Au sujet de la comparaison entre Ronsard et du Bellay, Isamu Takata de l’université Meiji de Tokyo exprime ainsi leurs différences de style : « Contrairement à Du Bellay qui énumère avec constance les beautés morales et les grâces de la Belle, toujours présentées de façon immobile, statique : « Ce chaste ris, doulce beauté, cete grace gentille (…) », Ronsard fait mention des détails du corps de Cassandre, comme « ceste bouche vermeille, (…) les boutons verdeletz de ce sein, (…) » (Colloque de 1990, tome II, p. 511)

Un autre universitaire, Jerry C. Nash (Université of New Orleans), aborde le jaillissement de lumière et l’imagination amoureuse dans l’œuvre du poète. Il choisit le terme d’« épiphanie poétique » (Colloque de 1990, tome I, p. 23) pour exprimer une sorte de résurrection de la présence, devenant lumière du jour et de la nuit :

(…)
Mais il a veu la Beaulté nompareille
    De ma Deesse, ou reluyre on peult voir
    La clere Lune, et l’Aurore vermeille.

(Du Bellay, L’Olive, 1549, sonnet XVI)

De même dans le sonnet VI, la lumière près de l’amour est omniprésente à la première place et même violente d’intensité donc incontournable :

VI

Comme on ne peult d’oeil constant soustenir
    Du beau soleil la clarté violente,
    Aussi qui void vostre face excellente,
    Ne peult les yeulx assez fermes tenir.
Et si de pres il cuy de parvenir
    A contempler vostre Beauté luysante,
    Telle clarté à voir luy est nuysante
    Et si le faict aveugle devenir.
Regardez doncq’ si suffisant ie fuy,
    A vous louer, qui seulement ne puy,
    Voz grands Beautez contempler à mon gré.
(…)

(Du Bellay, L’Olive, 1549, sonnet VI)

Du Bellay sait allier la grandeur de la langue française et le respect de l’antiquité, en mettant à l’honneur la langue française. Dans le sonnet 70, l’image finale du cerf qui aggrave sa blessure en s’enfuyant du chasseur est inspiré de Pétrarque (dans Rime sparse) qui l’emprunta à Virgile (Aen IV, 69) (Daniel Russell, University of Pittsburgh, Colloque de 1990, tome I, p. 245) :

LXX

(…)
Ainsi le cerf par la plaine elancé
    Evite l’arc meurtrier, qui l’a blessé,
    Mais non le traict, qui toujours luy demeure.

(Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet LXX)

Dans le sonnet 82, la même idée est reprise :

LXXXII

Vous, qui aux bois, aux fleuves, aux campaignes,
    A cri, à cor, et à course hative
    Suyvez des cerfz la trace fugitive,
    Avec’ Diane, et les Nymphes campaignes,
(…)

(Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet LXXXII)

Le poète nous confie son amour, ses joies, ses peines avec beaucoup de fraîcheur « aux bois, aux fleuves, aux campaignes » (sonnet 82) sans oublier le temps qui passe et les regrets (sonnet 81) :

LXXXI

Celle, qui tient l’aele de mon désir,
    Par un seul ris achemine ma trace
    Au paradis de sa divine grâce,
    Divin séjour du Dieu de mon plaisir.
La les amours volent tout à loisir,
(…)
    La les beautez, qu’au ciel on peult choisir.
(…)
    La mon espoir et se fuit, et se suit,
    La meurt sans fin ma peine renaissante.

(Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet LXXXI)

Au début du sonnet 83, du Bellay nous emporte dans un élan lyrique et dans une atmosphère de rêve serein dans la nature telle celle de son pays natal :

LXXXIII

Deja la nuit en son parc amassoit
    Un grand troupeau d’etoiles vagabondes,
    Et pour entrer aux cavernes profondes,
    Fuyant le jour, ses noirs chevaulx chassoit.
Deja le ciel aux Indes rougissoit,
    Et l’Aulbe encor’ de ses tresses tant blondes
    Faisant gresler mile perlettes rondes,
    De ses thesors les prez enrichissoit.
(…)

(Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet LXXXIII)

Le Pr Charles Béné de l’université de Grenoble III souligne la foi de du Bellay dans tous ses livres par exemple « dans son recueil La Monomachie de David et de Goliath » ou dans « Hymne Chrestien. » (Colloque de 1990, tome I, p. 172), proche des épopées chrétiennes. Cette veine mystique est aussi bien présente dans L’Olive. Ce poème en témoigne :

CVIII

O seigneur Dieu, qui pour l’humaine race
    As esté seul de ton père envoyé !
    Guide les pas de ce coeur devoyé
    L’acheminant au sentier de ta grace.
Tu as premier du ciel ouvert la trace,
    Par toy la mort à son dard etuyé,
    Console donq’ cet esprit ennuyé,
    Que la douleur de mes pechez embrasse.
Vien, et le braz de ton secours apporte
    A ma raison, qui n’est pas assez forte,
    Vien cueiller ce mien esprit dormant.
D’un nouveau feu brusle moy jusq’ à l’ame,
    Tant que l’ardent de ta celeste flamme
    Face oublier de l’autre le torment.

(Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet CVIII)

Après la première édition de L’Olive, du Bellay fait paraître son Recueil de Poésies dédié à Marguerite de France (1549). Ce livre commence par une salutation à Marguerite de Navarre et au roi Henry II, et se termine sur un dialogue. Le masculin et le féminin se répondent, qu’il s’agisse des grands, de Marguerite de France, de Catherine de Médicis, du roi Henri II ou par opposition de sa Muse (…). Du Bellay n’utilise le « je » qu’indirectement, comme lors d’« une conversation avec elle ». (d’après John O’Brien, Université de Liverpool, Colloque de 1990, tome I, p. 210)

Plus des deux-tiers du Recueil de Poésie (un chant triomphal et dix-sept odes au total) correspondent à des pièces de circonstance, bien souvent banales, produites par obligation, en tant que poète de Cour, pour être bien vu des grands. Mais du Bellay sait rester sincère quand il en a l’occasion, maniant alors avec art, la satire, l’ironie.

Il aborde aussi avec facilité, les thèmes antiques comme le neveu d’Atlas au début de l’ode 14 :

Neveu d’Atlas, qui donnas le pouvoir
Au vieil Thebain (…)

(Recueil de Poésie, p. 59)

La philosophie imprègne ses écrits, reflétant son questionnement sur le temps qui passe et ses pensées profondes. Son œuvre comporte une facette sombre indéniable comme dans le final de l’ode 14 ou lorsqu’il implore notre pitié et crie son désespoir. Nous ne pouvons rester indifférents à ses cris du cœur :

O mon amy ! je ne t’occiray point.
Haste toy donq’ ta vie helas je n’ose
Tenir ici plus longuement enclose.

Soint de pesans liens
Chargez les membres miens,
Ou face que j’endure
Exil perpétuel
Le mien pere cruel,
Pour n’avoir esté dure.

Fuy de rechef, ou le vent te conduit,
Fuy ce pendant que Vénus, et la nuit
Donnent faveur à ta course hastive.
Je demouray en ta place captive.

Sur mon sepulchre au moins
Grave ces pleurs tesmoings
De mon amour extreme :
Tesmoings dor’enavant,
Que je t’ay fait vivant
Par la mort de moymesme.

(Recueil de poésie, p. 62)

Du Bellay a des accents de supplication, proches de François Villon (1431 – 1463) dans sa Ballade des pendus : « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car, si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous mercis. »

Dans le même ouvrage que L’Olive paru en 1550, se trouve La Musagnoeomachie signifiant la « Guerre des Muses et de l’Ignorance » (Au lecteur, 8ème page), c’est-à-dire contre l’esprit du Moyen-âge et ses défenseurs à la Cour.

Remarquons aussi d’autres œuvres publiées entre 1550 et 1553, avant son départ en Italie, dont cinq odes de peu d’importance littéraire, mais comportant des traductions du latin en français, prouvant son intérêt pour ce sujet. Par contre son hommage intitulé Tombeau de Marguerite de Navarre peut retenir notre attention car c’est une sorte de chant funèbre et une œuvre collective. (Joachim du Bellay, Œuvres poétiques IV, préface d’Henri Chamard, pp. V à X). Voici deux extraits montrant le respect de du Bellay pour la défunte, sa réflexion sur la finitude et sa foi en l’âme :

Tombeau de Marguerite Royne de Navarre

(…)
Le corps de terre est couvert,
L’ame est au ciel : à cette heure
A l’un & l’autre est ouvert
Le vrai lieu de sa demeure.
(…)

Si le corps est pourrissant,
Non la louenge & la gloire,
Aussi ne va perissant
La poëtique mémoire.
(…)

(Du Bellay, Œuvres poétiques IV, pp. 59 et 62)

Du Bellay a aussi traduit du latin en français, le quatrième livre de l’Eneide de Virgile, La complainte de Didon à Enée, et d’autres œuvres de « l’invention du traducteur », dont L’Adieu aux Muses de Buccanan (1552).

Il publie à son retour d’Italie, quatre livres qu’il a écrits durant son séjour et qui reflètent son état d’esprit d’alors.

 

– Les Regrets est son livre le plus lu aux XXe et XXIe siècles (Wikipedia). Ce recueil lyrique intime est composé de cent quatre-vingt-onze sonnets en alexandrins, ce qui était une nouveauté à l’époque. Du Bellay les a écrits lors de son voyage à Rome (de 1553 à 1557) et les a publiés à son retour en 1558. Ils sont d’inspiration descriptive, pittoresque, élégiaque (sonnets 6 à 49), satirique (sonnets 50 à 156) et élogieuse (sonnets 157 à 191) (Wikipedia).

Nous ne nous attarderons pas sur les poèmes de circonstance (vers la fin du livre) comme celui au « grand François » (sonnet CXC) ou au « Sire » qu’il lie à Dieu, hommage obligatoire pour montrer la grandeur du roi (sonnet CXCI). Le Pr. Philippe Desan de l’Université de Chicago, précise : « Du Bellay ne peut échapper au jeu des courtisans. Il doit très tôt, comme les autres, se livrer à la flagornerie et à l’adulation des grands. Les faveurs royales sont en dernier ressort l’objet de sa plus secrète convoitise. » (Philippe Desan, University of Chicago, Colloque de 1990, tome 2, p. 426)

À coté de ces poèmes obligatoires, se trouvent d’autres sonnets émouvants, intimistes, satiriques, où nous côtoyons le vrai du Bellay dans les limites de sa liberté d’écrire.

Du Bellay essaie de rire de lui-même ; il oscille entre gaieté et larmes, rire et fiel dès le premier poème des Regrets, dans une dédicace « A MONSIEUR D’AVANSON, Conseiller du Roy en son privé conseil » :

(…)
Et c’est pourquoy d’une doulce satyre
    Entremeslant les espines aux fleurs,
    Pour ne fascher le monde de mes pleurs,
    J’appreste icy le plus souvent à rire.
(…)

(Les Regrets, A Monsieur d’Avanson)

Son livre Les Regrets est le reflet de sa mélancolie du pays natal pendant son séjour à Rome et de sa révolte devant les mœurs dépravées. Pour rompre la solitude de l’exil, du Bellay s’adresse à ses amis lointains. Il se sent abandonné dans un univers périlleux, aux prises avec la tempête. Il crie vers eux :

(…)
Et vois ton Dubellay à la mercy du vent
Assis au gouvernail dans une nef percee.

(Les Regrets, sonnet XXXIV)

Il leur parle, les cite, Ronsard (sonnets XX, XXVI, CXLVII, CLXXXI), Morel (sonnet CXLVI), Magny (sonnet XVI), Dianet (sonnet CLIX), Panjas (sonnet XV), Dilliers (sonnet L), Maraud (sonnet LIV), Gordes (sonnet LIII) et tant d’autres. L’amitié n’est pas un vain mot pour du Bellay.

Il préfère utiliser une langue simple, sans artifice, même pour traiter de l’antiquité. Son poème le plus célèbre « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage » (sonnet XXXI), est une alliance de finesse, de minutie de description, d’expression des sentiments, un joyau. Il a traversé les siècles et fait partie de nombreuses anthologies de poésie française. Il est à lui seul, un monument de la littérature française. En opposition à la joie d’Ulysse de retour chez lui, du Bellay qui vit hors de son pays, exprime sa nostalgie de la France, de son Anjou natal et de ses amis.

De même dans le sonnet V, du Bellay présente ceux qui ont trouvé le bonheur et ils sont nombreux. Par contraste, sa misère ressort davantage. Il ne garde qu’un vers, le dernier pour l’exprimer. Nous ne devons pas oublier que du Bellay, de santé fragile, a vieilli très tôt. Sa tendance pessimiste s’accentue avec le temps. Il ne se replie pas sur lui-même et a le courage malgré tout, de parler longuement de ceux qui profitent de la vie :

V

Ceulx qui sont amoureux, leurs amours chanteront,
    Ceulx qui ayment l’honneur, chanteront de la gloire,
    Ceulx qui sont pres du Roy, publiront sa victoire,
    Ceulx qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront :
Ceulx qui ayment les arts, les sciences diront,
    Ceulx qui sont vertueux, pour tels se feront croire,
    Ceulx qui ayment le vin, deviseront de boire,
    Ceulx qui sont de loisir, de fables escriront :
Ceulx qui sont mesdisans, se plairont à mesdire,
    Ceulx qui sont moins fascheux, diront des mots pour rire,
    Ceulx qui sont plus vaillans, vanteront leur valeur :
Ceulx qui se plaisent trop, chanteront leur louange,
    Ceulx qui veulent flater, feront d’un diable un ange :
    Moy, qui suis malheureux, je plaindray mon malheur.

(Les Regrets, sonnet V)

Du Bellay exprime aussi son écœurement de la vie de la Cour à travers des exemples concrets et il déploie alors une veine satirique avec art et vivacité. Il utilise les contrastes, les oppositions. Du Bellay est le poète de l’oxymore. Pour lui, l’association des contraires n’est pas incompatible ; elle lui permet de mieux faire ressortir ses idées :

CL

Seigneur, je ne sçaurois regarder d’un bon œil
    Ces vieux Singes de court, qui ne sçavent rien faire,
    Sinon en leur marcher les Princes contrefaire,
    Et se vestir, comme eulx, d’un pompeux appareil.
Si leur maistre se mocque, ilz feront le pareil,
    S’il ment, ce ne sont eulx, qui diront du contraire,
    Plustot auront-ilz veu, à fin de luy complaire,
    La Lune en plein midi, à minuict le Soleil.
Si quelqu’un devant eulx reçoit un bon visage,
    Ilz le vont caresser, bien qu’ilz crevent de rage,
    S’il le reçoit mauvais, ilz le monstrent au doy.
Mais ce qui plus contre eulx quelquefois me despite,
    C’est quand devant le Roy, d’un visage hypocrite,
    Ilz se prennent à rire, et ne sçavent pourquoy.

(Les Regrets, CL)

Du Bellay est franc ; il n’hésite pas à montrer sa faiblesse, sa tristesse et même sa honte devant la corruption, l’oisiveté, tout en restant humble envers lui-même ce qui est une preuve de sagesse :

CXLVI

Souvent nous faisons tort nous mesme’ à nostre ouvrage,
    Encor’ que nous soyons de ceulx qui font le mieulx :
    Soit par trop quelquefois contrefaire les vieux,
    Soit par trop imiter ceulx qui sont de nostre aage.
Nous ostons bien souvent aux princes le courage
    De nous faire du bien : nous rendant odieux,
    Soit pour en demandant estre trop ennuyeux,
    Soit pour trop nous loüant aux autres faire oultrage.
Et puis nous nous plaignons de voir nostre labeur
    Veuf d’applaudissement, de grâce, et de faveur,
    Et de ce que chacun à son œuvre souhette.
Bref, loüe qui vouldra son art, et son mestier,
    Mais cestui-la (Morel) n’est pas mauvais ouvrier,
    Lequel sans estre fol, peult estre bon poëte.

(Les Regrets, sonnet CXLVI)

Grand défenseur de la langue française, il affirme sa beauté et ne dédaigne pas la louer en poésie :

CLXXIII

La Grecque poësie orgueilleuse se vante
    Du loz qu’à son Homere Alexandre donna,
    Et les vers que Cesar de Virgile sonna,
    La Latine aujourhuy les chante et les rechante.
La Françoise qui n’est tant que ces deux sçavante
    Comme qui son Homere et son Virgile n’a,
    Maintient que le Laurier qui François couronna,
    Baste seul pour la rendre à tout jamais vivante.
(…)

(Les Regrets, Sonnet CLXXIII)

Comme nous l’avons déjà remarqué dans La Deffence et Illustration de la Langue francoyse, du Bellay, ardent patriote, clame son amour pour son pays natal, la France. Malade, fatigué, il nous confie son spleen. Le Pr Jacques Bailhé de l’université de Paris-Sorbonne a d’ailleurs montré que « Le sentiment de la solitude a certainement inspiré à Du Bellay ses plus beaux vers (…) » (Colloque de 1990, tome II, p. 449) Dans le sonnet 9, très connu, « France mère des arts… », du Bellay transmet ses idées à travers l’image du loup et de l’agneau :

IX

France mere des arts, des armes, et des loix,
    Tu m’as nourry long temps du laict de ta mamelle :
    Ores, comme un aigneau qui sa nourrisse appelle,
    Je remplis de ton nom les antres et les bois.
Si tu m’as pour enfant advoué quelquefois,
    Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle ?
    France, France respons à ma triste querelle :
    Mais nul, sinon Echo, ne respond à ma voix.
Entre les loups cruels j’erre parmy la plaine,
    Je sens venir l’hyver, de qui la froide haleine
    D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.
Las, tes autres aigneaux n’ont faute de pasture,
    Ils ne craignent le loup, le vent, ny la froidure :
    Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau.

(Les Regrets, sonnet IX)

Écœuré, il compare son rêve à la réalité, et regrette le temps perdu :

(…) O beaux discours humains ! je suis venu si loing,
    Pour m’enrichir d’ennuy, de vieillesse, et de soing,
    Et perdre en voyageant le meilleur de mon aage. (…)

(Les Regrets, sonnet XXXII)

Par ailleurs, du Bellay souhaiterait une réforme ecclésiastique et déplore le manque de pauvreté évangélique et les mœurs dépravées :

LXXXI

Il fait bon voir (Paschal) un conclave serré,
    Et l’une chambre à l’autre egalement voisine,
    D’antichambre servir, de salle, et de cuisine,
    En un petit recoing de dix pieds en carré :
Il fait bon voir autour le palais emmuré,
    Et briguer là dedans ceste troppe divine,
    L’un par ambition, l’autre par bonne mine,
    Et par despit de l’un, estre l’autre adoré :
(…)
Fait bon voir, qui de l’un, qui de l’autre se vante,
    Qui met pour cestuy-cy, qui met pour cestui-la,
    Et pour moins d’un escu dix Cardinaux en vente.

(Les Regrets, sonnet LXXXI)

Dans de nombreux poèmes, du Bellay répète un mot, une phrase, créant par leur « caractère lancinant » (Madeleine Fontaine de Paris IV Sorbonne, Colloque de 1990, tome I, p. 261), un rythme bien vivant, musical et rendant sa poésie facile à mémoriser, comme ici avec le refrain « Il fait bon voir ». Du Bellay a en effet, toujours cherché à créer des effets de rythme, par des répétitions judicieuses.

Dans le sonnet 91, il peut aussi s’exclamer maintes fois « O » et « beau », sans lasser car il manie avec art, une poésie d’excellence, spontanée, véridique dans un français de qualité. Écoutons du Bellay louer le corps d’une belle avec une sensualité spontanée et délicate :

XCI

O beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
    O front crespe, et serein ! et vous, face doree !
    O beaux yeux de crystal ! ô grand’ bouche honoree,
    Qui d’un large reply retrousses tes deux bordz !
O belles dentz d’ebene ! ô precieux tresors,
    Qui faites d’un seul riz toute ame enamouree !
    O gorge damasquine en cent pliz figuree !
    Et vous beaux grands tetins, dignes d’un si beau corps !
O beaux ongles dorez ! ô main courte, et grassette !
    O cuisse delicatte ! et vous gembe grossette,
    Et ce que je ne puis honnestement nommer !
O beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !
    O divines beautez ! pardonnez moy de grace,
    Si pour estre mortel, je ne vous ose aymer.

(Les Regrets, sonnet XCI)

Nous pouvons établir une certaine proximité d’écriture entre du Bellay et un poète de son époque, Louise Labé (vers 1524 – 1566) en particulier à travers le thème de l’amour malheureux et des gémissements :

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournés !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô mille morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destinés !

Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts !
Ô luth plaintif, viole, archet et voix !
Tant de flambeaux pour ardre une femelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d’endroits d’iceux mon cœur tâtant,
N’en est sur toi volé quelque étincelle.

(Louise Labé, Œuvres poétiques, p. 110)

Ronsard aborde aussi des thèmes proches de du Bellay, le passé, l’amour, la fuite du temps comme dans « Mignonne, allons voir si la rose… » (Ode à Cassandre) qui reste dans nos mémoires. Tous deux réhabilitent le sonnet et la langue française mais Ronsard chante l’amour plus gai, plus folâtre, de manière positive, là où du Bellay garde de la nostalgie.

Le titre de son livre, Les Regrets, n’est pas un vain mot. Dans le sonnet 82, il décrit avec des accents de dégoût les mœurs dépravées de Rome. Il crée un rythme lancinant en répétant « Ici » avant chaque idée, pour insister sur son écœurement :

LXXXII

Veuls-tu sçavoir (Duthier) qu’elle chose c’est Rome ?
    Rome est de tout le monde un publique eschafault,
    Une scene, un theatre, auquel rien ne default
    De ce qui peult tomber es actions de l’homme.
Icy se void le jeu de la Fortune, et comme
    Sa main nous fait tourner ores bas, ores haut :
    Icy chascun se monstre, et ne peult, tant soit caut,
    Faire que tel qu’il est, le peuple ne le nomme.
Icy du faulx et vrai la messagere court,
    Icy les courtisans font l’amour et la court,
    Icy l’ambition, et la finesse abonde :
Icy la liberté fait l’humble audacieux,
    Icy l’oysiveté rend le bon vicieux,
    Icy le vil faquin discourt des faicts du monde.

(Les Regrets, sonnet LXXXII)

Le Pr Colette H. Winn de l’université de Washington à Saint-Louis, insiste sur « L’espace poétique (…) chez du Bellay comme ce nulle part », lieu d’errance « hors de son lieu natal, hors de lui-même, agité, par des désirs contraires. » (Colette H. Winn, Washington University in St. Louis, Colloque de 1990, tome I, p. 215) Le regret n’est-il pas une sorte de « régression puisque l’écriture ne progresse alors que par un mouvement de référence au passé. » (id., p. 216) ? Ce Professeur a bien perçu que dans la poésie de du Bellay, tout se joue dans la déchirure emplissant son recueil d’innombrables oxymores : « entre ce vide et ce plein, entre ce "je" et ce "il", entre ce "moi" et ce "toi", entre ces antagonismes qui n’ont de plénitude que dans la contestation qui les oppose ». (id., p. 222)

Pour faire la transition entre Les Regrets et Les Antiquités de Rome, citons le Pr Malcon Quainton de l’université de Lancaster qui exprime les différences entre ces deux livres : « Si Les Antiquitez de Rome sont envisagés comme une morte peinture, Les Regrets sont présentés, au contraire, comme une vivante peinture. » (Malcon Quainton, University of Lancaster, Colloque de 1990, tome I, p. 256). Là encore tout vit de contraires.

 

– Le premier livre des Antiquitez de Rome (1558) comprend trente-deux sonnets en décasyllabes et alexandrins. Du Bellay y déploie les grandeurs latines et médite sur l’histoire et le temps, la gloire de Rome dans l’antiquité, sa chute et le présent peu glorieux, imprégné de luxure, bassesse, compromission. Il élargit ce thème au passage du temps qui efface tout, détruit tout et sur la vanité de l’existence.

Du Bellay reste imprégné de culture antique, thème incontournable à son époque. Il loue aussi la langue française d’excellence mais revient régulièrement au passé ancien pour en tirer des conclusions philosophiques et morales. Il se sert des ruines de Rome pour mieux nous faire comprendre l’éphémère de toute vie, indéniablement liée à la mort.

V

Qui voudra voir tout ce qu’ont peu nature,
    L’art, et le ciel (Rome) te vienne voir :
    J’entends s’il peult ta grandeur concevoir
    Par ce qui n’est que ta morte peinture.
Rome n’est plus, et si l’architecture
    Quelque umbre encor de Rome fait revoir,
    C’est comme un corps par magique sçavoir
    Tiré de nuict hors de sa sepulture.
Le corps de Rome en cendre est dévallé,
    Et son esprit rejoindre s’est allé
    Au grand esprit de cette masse ronde.
Mais ses escripts, qui son loz le plus beau
    Malgré le temps arrachent du tumbeau,
    Font son idole errer parmy le monde.

(Le premier livre des Antiquitez de Rome, sonnet V)

Du Bellay a choisi de ne jamais nous donner de précision géographique ni historique sur la chute de Rome. Il élargit son thème pour lui donner une portée universelle. Comme le souligne le Pr Kasimierz Kupisz de l’université de Lodz en Pologne, il base son propos sur « les causes de la décadence de Rome » et insiste sur la position de du Bellay « dans les guerres civiles, les invasions des barbares, dans les mythes et dans la fatalité des choses qui veut que toute entreprise humaine ait son essor et sa chute. » (Kasimierz Kupisz, Université de Lodz, Colloque de 1990, pp. 527 et 528)

Du Bellay a l’art de se servir de métaphore telle l’image d’un chêne, pour symboliser la fin brutale, incontournable de toute puissance. Peut-être du Bellay est-il encore plus sensible à la déchéance, lui dont le corps a vieilli avant l’âge ? Pourtant étonnamment il nous montre à travers cet arbre déchu, la persistance d’une certaine dignité dans l’outrage et même après la mort :

XXVIII

Qui a veu quelquefois un grand chesne asseiché,
    Qui pour son ornement quelque trophee porte,
    Lever encor’ au ciel sa vieille teste morte,
    Dont le pied fermement n’est en terre fiché,
Mais qui dessus le champ plus qu’à demy panché
    Monstre ses bras tout nuds, et sa racine torte,
    Et sans fueille umbrageux, de son poix se supporte
    Sur son tronc noüailleux en cent lieux esbranché :
Et bien qu’au premier vent il doive sa ruine,
    Et maint jeune à l’entour ait ferme la racine,
    Du devot populaire estre seul reveré.
Qui tel chesne a peu voir, qu’il imagine encores
    Comme entre les citez, qui plus florissent ores,
    Ce vieil honneur pouldreux est le plus honnoré.

(Le premier livre des Antiquitez de Rome, sonnet XXVIII)

L’ensemble « Songe » publié à la suite du Premier livre des Antiquitez de Rome, est constitué de quinze sonnets sur arrière plan d’apocalypse, bâti sur le leitmotiv « je vis ». Imprégnons-nous de cette vision à travers ces deux extraits :

XIV

Ayant tant de malheurs gemy profondement,
    Je vis une Cité quasi semblable à celle
    Que vit le messager de la bonne nouvelle,
    Mais basty sur le sable estoit son fondement.
Il sembloit que son chef touchast au firmament,
    Et sa forme n’estoit moins superbe que belle :
    Digne, s’il en fut onc, digne d’estre immortelle,
    Si rien dessous le ciel se fondoit fermement,
J’estois esmerveillé de voir si bel ouvrage,
    Quand du costé du Nort vint le cruel orage,
    Qui souflant la fureur de son cœur despité
Sur tout ce qui s’oppose encontre sa venüe,
    Renversa sur le champ, d’une pouldreuse nüe,
    Les foibles fondemens de la grande Cité.

(Le premier livre des Antiquitez de Rome, Songe, sonnet XIV)

 

XV

(…)
Le ciel encor je luy voy guerroyer,
    Puis tout à coup je la voy fouldroyer,
    Et du grand bruit en sursault je m’esveille.

(Le premier livre des Antiquitez de Rome, Songe, sonnet XV)

Certains passages peuvent être mis en correspondance avec des scènes de l’Apocalypse de Saint-Jean dans la Bible : « il se fit un grand tremblement de terre ; un dixième de la ville s’écroula, et il périt sept mille hommes » (Ap 11, 13), « il se produisit de la grêle et du feu mêlés de sang ». (Ap 8, 7)

Par cet aspect de son œuvre, du Bellay est un poète de la finitude, de l’écroulement du monde toujours possible mais il ne tombe pas dans un pessimisme sans issue comme en témoigne la fin du poème : « Et du grand bruit en sursault je m’esveille. »

 

– Divers Jeux rustiques est un livre intimiste, témoignant de la richesse des talents du poète, dans un élan de lyrisme amoureux et dans une proximité avec la nature. Ce recueil se compose de trente-huit pièces. Les poèmes II à XIII sont adaptés de « douze vœux rustiques » du poète néo-latin Andrea Navagero (1483 – 1529) (http://www.fondation-italienne-barbier-mueller.org/le-fonds/le-catalogue/fiches/article/navagero-andrea-orationes-duae).

Légèreté, insouciance, amour de la nature, jaillissement de fleurs sont parsemés ici pour notre bonheur. La joie alentour est bien rendue dans le poème III, par la succession de sizains au rythme dynamique dans :

III

D’UN VANNEUR DE BLE, aux vents.

A VOUS troppe legere,
    Qui d’aile passagere
    Par le monde volez,
    Et d’un sifflant murmure
    L’umbrageuse verdure
    Doulcement esbranlez,
J’offre ces violettes,
    Ces lis, et ces fleurettes,
    Et ces roses icy,
    Ces vermeillettes roses,
    Tout freschement écloses,
    Et ces œilletz aussi.
De vostre doulce halaine
    Eventez ceste plaine,
    Eventez ce séjour :
    Ce pendant que j’ahanne
    A mon blé, que je vanne
    A la chaleur du jour.

(Divers Jeux rustiques, non paginé)

Du Bellay comme Ronsard sont deux grands poètes humanistes. Tous deux ont donné à la langue française, ses lettres de noblesse. Mais la poésie de Ronsard plus proche de la Cour et du roi, est centrée sur la distraction, les plaisirs, celle de du Bellay de tempérament plus maladif, est plus intime, plus vraie. Bien sûr tous deux ont écrit l’amour, les roses, la fuite du temps qui impose sa loi mais du Bellay est plus direct et nostalgique ; il se confie, se plaint. Son état maladif influence sa perception amoureuse. Souvent en final de ses poèmes, sa tristesse, reflète la marque du temps qui impose sa loi :

XXVI

SUR UN CHAPELET DE ROSES

TU m’as fait un chappeau de roses
Qui semblent tes deux lèvres closes,
Et de lis freschement cuillis,
Qui semblent tes beaux doigts polis,
Les liant d’un fil d’or ensemble,
Qui à tes blonds cheveux ressemble.
(…)
    Ces roses plus ne rougiront,
Et ces lis plus ne blanchiront :
La fleur des ans, qui peu séjourne,
S’en fuit, et jamais ne retourne,
Et le fil te monstre combien
La vie est un fragile bien.
    Pourquoy donc m’es tu si rebelle ?
Mais pourquoy t’es tu si cruelle ?
Si tu n’as point pitié de moy,
Ayes au moins pitié de toy.

(Divers Jeux rustiques, non paginé)

Avec Joachim du Bellay, l’ambiance est grave. Dans « Métamorphose d’une rose », la connotation d’un poème est funèbre avec les mots « veuve », « triste », « tristesse » en opposition avec la note gaie finale quand le poète se transforme en rosier pour mieux cueillir la rose c’est-à-dire séduire sa belle :

XXXVII

METAMORPHOSE D’UNE ROSE.

COMME sur l’arbre sec la veufve tourterelle
    Regrette ses amours d’une triste querelle,
    Ainsi de mon mary le trespas gemissant,
    En pleurs je consumois mon aage languissant,
Quand pour chasser de moy ceste tristesse enclose,
    Mon destin consentit que je devinse Rose,
    Qui d’un poignant hallier se herisse à l’entour,
    Pour faire resistance aux assaults de l’Amour.
Je suis, comme j’estois, d’odeur naïve et franche,
    Mes bras sont transformez en épineuse branche,
    Mes piedz en tige verd, et tout le demeurant
    De mon corps est changé en Rosier bien fleurant.
(…)
La plus longue frescheur des roses est bornee
    Par le cours naturel d’une seule journee :
    Mais cette gayeté qu’on voit en moy fleurir,
    Par l’injure du temps ne pourra deperir.
(…)

(Divers Jeux rustiques, non paginé)

Cette veine légère le rapproche de Ronsard de même que son intérêt pour la culture ancienne et la beauté de la femme comme dans son poème « A Vénus » où il privilégie la mythologie romaine en célébrant Vénus, déesse de l’amour. Cependant du Bellay est moins érotique, associant les boutons vermeillets des roses aux lèvres closes de sa belle, lui envoyant beaucoup de fleurs : « Je t’offre ces beaux oeillets, / Vénus, je t’offre ces roses, ». De plus, il introduit la Loire, idéal de vie pour lui : « Un Myrte je dedieray / Dessus les rives de Loyre, ». (Divers Jeux rustiques, non paginé)

Dans un autre style d’idées, il compose un ensemble de trois longs poèmes interdépendants : « La courtisanne repentie, du latin de P. Gillebert » puis « La contre-repentie, du mesme Gillebert » puis « La vieille courtisanne ». La longueur de cette dernière pièce est étonnante, cinq cent quatre-vingt-dix vers ! Le Pr Barbara L. Welch, de l’Université de Géorgie remarque que du Bellay décrit une « "femme du métier" élégante, sélective et instruite » (Colloque de 1990, tome II, page 559). Ce thème était très prisé à l’époque et très hardi. Nous pouvons nous étonner que du Bellay ait décrit une courtisane intelligente, hors des lois de la bienséance. L’attrait d’une sensualité qui lui était refusée par sa nature maladive et son vieillissement précoce, en est peut-être l’explication.

La première partie de cette trilogie débute par son souhait d’en finir avec une vie dissolue :

RETIREZ vous, amoureuses pensees
Des faulx plaisirs de Venus offensees,
(…)

(Divers Jeux rustiques, La courtisanne repentie)

La seconde commence par l’expression de son repentir :

SI mon esprit, qui peult sortir dehors
De ce qui n’est que prison de son corps,
Suyvant tousjours sa trace coustumiere
Recherche encor’ la liberté premiere,
(….)
Pourquoy, helas, d’un nœu si rigoreux
Ay-je lié mes ans plus vigoreux,
Et pourquoy s’est la doulceur de ma vie
Dessoubs un joug si pesant asservie ?
(…)

(Divers Jeux rustiques, La contre-repentie)

Ce deuxième poème se termine par le reniement du repentir et le retour à la vie de courtisane :

(…)
    Je ne veulx plus nature decevoir
(…)
Je ne veulx plus contr’imiter la flamme
(…)
Je laisse là ces plaisirs contrefaicts,
Je veulx sentir les naturelz effects,
Et m’en retourne aux têtes plus heureuses
Gaigner la solde aux guerres amoureuses.
(…)

(Divers Jeux rustiques, La contre-repentie)

Du Bellay a volontairement multiplié les paradoxes. Nous sommes étonnés par la volte-face de la courtisane, par « la rapide corruption de conventions morales et religieuses effectuées au moment où elle revient aux vices de son passé. » (Barbara L. Welch de l’université de Géorgie, Colloque de 1990, tome II, p. 559) Dans la dernière partie, « On assiste finalement à son inévitable déclin qui mène à la prostitution, la pauvreté et les maladies vénériennes » comme l’analyse le Pr. Barbara Welch (id., p. 559).

Pourquoi du Bellay, a-t-il mis tant d’ardeur à décrire la déchéance de cette femme abandonnée de tous jusqu’à souhaiter la mort ? Peut-être pour insister sur la difficulté d’un choix de vie pour elle et par ricochet, pour lui. De plus, cette déchéance, cette misère, cette souffrance, lui rappellent d’une certaine manière, la sienne.

(…)
Sur un baston marchant à pas comptez,
Dame Vieillesse aux cheveux argentez :
Qui ravissant d’une main larronnesse
Ce qui restoit encor de ma jeunesse,
Ne m’a laissé que la gravelle aux reins,
La goutte aux pieds, et les galles aux mains,
La toux aux flancs, la micraine à la teste,
Et à l’oreille une sourde tempeste.
(…)
Le sens me fault, et l’esprit qui me laisse,
Plus que le corps se sent de la vieillesse.
(…)
J’ay oublié tous mes bons mots pour rire,
Je ne scay plus que me plaindre et mesdire,
(…)
Fascher autruy, et d’autruy me fascher
(…)
(…) le mal qui plus me fasche,
Et qui me faict cent fois le jour perir,
C’est de vouloir et ne pouvoir mourir.
(…)

(Divers Jeux rustiques, La vieille courtisanne)

Du Bellay n’hésite pas à détailler le drame final qui entre indirectement en résonance avec la pitié qu’il a de sa vie, de son désespoir, de son corps malade :

(…)
    Je n’en puis plus, et mes pleurs qui s’espandent
A grands ruisseaux, le parler me defendent :
(….)
Je feray fin : que peusse-je aussi bien,
Pour n’estre plus à ces maulx asservie,
Comme à mes pleurs, mettre fin à ma vie.

(Divers Jeux rustiques, La vieille courtisanne)

Le Pr Barbara Welch justifie le choix du poète : « Paradoxalement, le poète atteint à l’inviolabilité tant désirée par la courtisane dans sa médiation et manipulation de sous-textes et de genres. » (Colloque de 1990, tome II, p. 566)

Dans un autre registre, du Bellay peut aussi nous charmer de manière étonnante par exemple dans un poème succulent de deux cent deux vers, épitaphe dynamique où il pleure, crie son amour, la mort de l’être aimé, irremplaçable. Il ne peut s’empêcher au passage de donner avec humour, un coup de griffe à un docteur de la Sorbonne. Nous pourrions supposer qu’il parle de l’amour de sa belle, qu’il chante sa beauté, sa présence rassurante à ses côtés, au lit, la nuit, si le titre ne nous donnait pas déjà la réponse :

XXVIII

EPITAPHE D’UN CHAT.

MAINTENANT le vivre me fasche :
Et à fin Magny, que tu sçaiche,
Pourquoy je suis tant esperdu,
Ce n’est pas pour avoir perdu
Mes anneaux, mon argent, ma bourse :
Et pourquoy est-ce donques ? pource
Que j’ay perdu depuis trois jours
Mon bien, mon plaisir, mes amours :
Et quoy ? ô souvenance greve !
A peu que le cueur ne me creve
Quand j’en parle ou quand j’en escris :
C’est Belaud mon petit chat gris,
Belaud qui fut paravanture
Le plus bel œuvre que nature
Feit onc en matière de chats :
C’estoit Belaud la mort aux rats
Belaud, dont la beauté fut telle,
Qu’elle est digne d’estre immortelle.
(…)
    Petit museau, petites dents
Yeux qui n’estoient point trop ardents,
Mais desquelz la prunelle perse
Imitoit la couleur diverse
Qu’on void en cest arc pluvieux,
Qui se courbe au travers des cieux.
    La teste à la taille pareille,
Le col grasset, courte l’oreille,
Et dessous un nez ebenin
Un petit mufle lyonnin,
(…)
O quel malheur ! ô quelle perte,
(…)
O quel dueil mon ame en reçoit !
(…)
Et maintenant ma triste vie
Ne hayroit de vivre l’envie.
(…)
Soit qu’il sautast, soit qu’il gratast
Soit qu’il tournast ou voltigeast
(…)
S’en donnast mille passetemps.
(…)
Quel plaisir, quand sa teste sotte
Suyvant sa queuë en mille tours,
D’un rouët imitoit le cours !
Ou quand assis sur le derriere
Il s’en faisoit une jartiere,
Et monstrant l’estomac velu
De panne blanche crespelu,
Sembloit, tant sa trongne estoit bonne,
Quelque docteur de la Sorbonne !
(…)
    Belaud (que j’aye souvenance)
Ne me feit onq’ plus grand’ offense
Que de me reveiller la nuict,
Quand il entr’oyoit quelque bruit
De rats qui rongeoient ma paillasse :
Car lors il leur donnait la chasse,
Et si dextrement les happoit,
Que jamais un n’en eschappoit.
    Mais, las, depuis que ceste fiere
Tua de sa dextre meurtriere
La seure garde de mon corps,
Plus en seureté je ne dors,
Et or’, ô douleurs nompareilles !
Les rats me mangent les oreilles :
Mesmes tous les vers que j’escris,
Sont rongez de rats et souris.
(…)

(Divers Jeux rustiques, non paginé)

Du Bellay a l’art de nous entraîner dans la vie quotidienne de son temps près de son chat familier et aimé. Lorsqu’il se lamente, s’écrie avec des accents poignants de sincérité « ô souvenance greve », « ô douleurs nompareilles », c’est un drame de la même veine que celle de Corneille dans Le Cid comme avec ces paroles : « O Rage, ô désespoir : ô vieillesse ennemie ! » (Le Cid, Acte 1, scène V). Oui, pour du Bellay, la perte de son chat est une tragédie.

 

Conclusion :

Joachim du Bellay nous emporte avec la même aisance, dans l’antiquité et dans la vie de son temps. Créateur de génie, il invente des rythmes dynamiques, des trouvailles en français. Il manie avec talent, l’art de la répétition, des oppositions et du questionnement rendant le discours plus animé. Philosophe de la déchéance, de l’éphémère, de la vaine puissance, du temps qui emporte tout, il transmet son message sans emphase, avec beaucoup d’humilité et d’émotion. Jamais il ne néglige la langue française car il cherche l’élégance et l’excellence. Jamais il ne nous lasse car il sait animer les dialogues, ciseler ses vers, créer un rythme, nous questionner. Sa sincérité, son spleen sont émouvants. Encore étonnamment proche de nous au XXIe siècle, Joachim du Bellay mérite bien de ne pas être oublié.

 

De septembre 2014 à avril 2015

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie :

Livres de Joachim du Bellay en téléchargement sur Gallica utilisés pour les citations :

– Joachim du Bellay, L’Olive et quelques autres oeuvres poeticques, Imprimé à Paris pour Arnoul L’Angelier, 1549, 80 pages (non paginé)
– Joachim du Bellay, L’Olive augmentée depuis la premiere edition, La Musagnoeomachie & aultres oeuvres poëtiques, à Paris, chez Gilles Corrozet & Arnoul L’Angelier, 1550, 112 pages (non paginé)
– Joachim du Bellay, Recueil de poésie présenté à tresillustre princesse Madame Marguerite seur unique du Roy, et mis en lumière par le commandement de madicte Dame, à Paris, chez Guillaume Cavellat, 1549, 98 pages
– Joachim du Bellay, Le quatriesme livre de l’Eneide de Vergile, traduict en vers Françoys – La complaincte de Didon à Enée, prinse d’Ovide – Autres oeuvres de l’invention du translateur, à Paris, Vincent Certenas libraire, 1552, 199 pages
– Joachim du Bellay, Les Regrets et autres oeuvres poetiques, à Paris, de l’imprimerie de Federic Morel, 1558, 103 pages (non paginé)
– Joachim du Bellay, Le premier livre des Antiquitez de Rome (…) plus un Songe (…), à Paris, de l’imprimerie de Federic Morel, 1558, 27 pages (non paginé)
– Joachim du Bellay, Divers Jeux rustiques, et autres oeuvres poetiques, à Paris, de l’imprimerie de Federic Morel, 1560, 147 pages (non paginé)

Autres livres de Joachim du Bellay utilisés :

– Joachim du Bellay, La Deffence et Illustration de la Langue francoyse, édition critique publiée par Henri Chamard, Société des textes français modernes, Paris, librairie Marcel Didier, 1966, 206 pages
– Joachim du Bellay, Œuvres poétiques IV, Recueils lyriques, édition critique publiée par Henri Chamard, Société des textes français modernes, Paris, librairie E. Droz, 1934, 227 pages
– Joachim du Bellay, Divers Jeux rustiques, édition critique publiée par Henri Chamard, Société des textes français modernes, librairie Marcel Didier, Paris, 1947, 200 pages
– Joachim du Bellay, Les Regrets, Les Antiquités de Rome, Collection des Cent chefs-d’œuvre, Paris, Robert Laffont, 1958, 251 pages

Autres livres :

– Henri Chamard, Joachim Du Bellay, Thèse, Lille, Le Bigot Frères, 1900, 545 pages
– Louise Labé, Œuvres poétiques, Édition de Françoise Charpentier, Poésie/Gallimard, Paris, 2001, 188 pages
– Pierre de Ronsard, Les quatre premiers livres des Odes de P. de Ronsard Vandomois, chez la Veuve Maurice de La Porte, Paris, 1555, 270 pages
– La Bible, Édition du Club France Loisirs, Paris, 1999, 1165 pages
– DU BELLAY, Actes du Colloque International d’Angers du 26 au 29 mai 1990, textes réunis par Georges Cesbron, Presses de l’Université d’Angers, 1990, tome 1, 341 pages et tome 2, pages 351 à 757

Sur Internet :

– http://grac.univ-lyon2.fr/ronsard-du-bellay-dix-annees-de-rivalite-litteraire-saisie-florence-bonifay--532721.kjsp
– http://www.fondation-italienne-barbier-mueller.org/le-fonds/le-catalogue/fiches/article/navagero-andrea-orationes-duae
– https://fr.wikipedia.org/wiki/Joachim_Du_Bellay
et de nombreux autres sites.