16èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES, À TOURS
Vendredi 1er août 2014, de 17 h 30 à 19 h
René Boylesve et Le Bonheur à cinq sous |
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1ère partie : René Boylesve, sa vie son œuvre
2ème partie : Le Bonheur à cinq sous de René Boylesve
3ème partie : Intervention de M. Dominique Ragot, secrétaire de l’association des Amis de René Boylesve
1ère partie : René Boylesve, sa vie son œuvre
René Boylesve (1867-1926) aimait les parcs. Il nous le dit à sa manière : « Je songe à nos parcs de France, à mes beaux jardins de Touraine élégants et fleuris ; ce sont des badinages et des caresses légères ; ce sont des rêves aimables, de douces songeries d’amour. » (René Boylesve, Sainte-Marie-des-Fleurs, p. 78)
Le bonheur sera le fil conducteur des quatre séances des rencontres littéraires en 2014. Présentons René Boylesve avant d’aborder un de ces livres, Le Bonheur à cinq sous.
Il est né René Tardiveau, le 14 avril 1867 à La Haye-Descartes (actuellement Descartes), au sud de la Touraine, à la limite du Poitou, dans la même rue que René Descartes, l’ancienne rue Saint Lazare. Il a fait l’éloge de la Touraine dans plusieurs de ses livres.
Son père Auguste Tardiveau, descendait d’une lignée de petits cultivateurs beaucerons. Il était notaire à La Haye-Descartes et avait épousé une jeune fille pauvre mais jolie, instruite et de bonne famille, Marie Sophie Boislesve. René a quatre ans quand elle meurt en mettant au monde un enfant qui ne lui survit pas. René est alors élevé par sa tante Clémence Janneau, dans sa propriété « La Barbotinière », à quatre kilomètres de Descartes. Entourée par sa tante et des personnes de sa famille, il a une enfance heureuse malgré tout.
Dix huit mois plus tard, son père se remarie avec Marie de Montgazon et installe René dans son nouveau foyer à La Haye. Puis son père achète « la maison à la balustrade » située actuellement rue Mouton à Descartes. René Boylesve intitule l’un de ses romans L’enfant à la balustrade, en rapport avec cet endroit. Il y passe une enfance rêveuse et solitaire qui lui laissera une trace indélébile : « Comme un malade qui sent ses jours comptés, j’ai éprouvé le besoin de revoir le pays où je suis né, où j’ai vécu ma première jeunesse, et que j’ai quitté depuis plus de vingt ans. » (René Boylesve, Mon amour, p. 135)
De dix à quinze ans, il est interne à Poitiers et s’ennuie. À partir d’octobre 1882, il est externe au lycée Descartes de Tours et habite chez ses grands-parents maternels, au 8 rue de la Bourde (près des Halles) ; il se plaît à Tours : « Tours me paraît une ville inspirée par le génie de la Loire. Épandue tout à plat sur un vaste champ, entre son fleuve et ses magnifiques boulevards qu’elle déborde pour ne se laisser arrêter que par les collines qui délimitent l’ancien lit du fleuve, elle a le goût des perspectives sans fin. (…) Elle a le goût de la ligne sobre, et n’admet l’opulence que dans les frondaisons de ses magnifiques arbres ; » (René Boylesve, La Touraine, p. 18)
Son père est alors installé à Tours comme avocat mais il est peu à peu ruiné. Sa maison de Descartes est vendue ; il doit céder son étude de notaire à son implacable adversaire. Poussé à bout, il se suicide.
René Boylesve passe son baccalauréat en août 1885 puis va à Paris, en faculté de lettres puis de droit. Il fréquente le quartier latin, les milieux littéraires.
Il choisit son pseudonyme « René Boylesve » enhommage à sa mère à laquelle il voue une dévotion profonde.
Il écrit son premier roman en 1896 Le médecin des dames de Néans puis Les bains de Bade ; il tire aussi deux romans de ses voyages en Italie : Sainte Marie-des-Fleurs (1897), Le parfum des îles Borromées (1898).
Son livre Mademoiselle Cloque paru en 1899, a pour cadre, la ville de Tours. Il y décrit les mœurs provinciales en particulier, la terrible querelle de la reconstruction de la basilique Saint Martin et les avis très partagés : « les journalistes se battaient à coups de plume et à coups d’épée. Tous les républicains soutenaient le projet de la petite église, et les conservateurs étaient divisés (…). En quelque endroit que l’on allât, on n’osait plus lever les yeux à cause du sentiment pénible qu’il y a à rencontrer dans un ami de la veille un adversaire armé jusqu’aux dents. Il n’était plus question que de la Basilique ou du Chalet républicain. » (René Boylesve, Mademoiselle Cloque, p. 74) « C’est d’un mastoc ! (…) En somme ce n’est pas plus grand que l’église de la Celle-Saint-Avant… (…). Tiens ! ça ressemble à ces réductions en plâtre qu’on fait des grands monuments. C’est prétentieux, et c’est mesquin. » (id., p. 233)
René Boylesve se marie en 1901 avec Alice Mors (nièce du mari de sa sœur), de la famille de premiers constructeurs d’automobiles. Il n’est pas étonnant qu’il nous confie ses impressions devant un certain progrès : « En automobile, on ne parle pas, on ne pense pas davantage : on est préoccupé de la vitesse, des accidents possibles, de la poussière. On fait seulement remarquer que l’on a dépassé telle voiture, ou que « ces brutes » vont plus vite que vous. Quand on s’arrête, on est tout heureux de reprendre haleine. On parle des gens qu’on a rencontrés, ou plutôt de la trompe, du boulet de canon informe qui vous a croisés. On se félicite d’être sains et saufs. On se lave au retour. On discute où l’on ira demain. C’est le plaisir. » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 82)
C’est ensuite la période de ses meilleurs romans. En 1901, paraît La becquée qui s’est d’abord intitulé Les bonnets de dentelle ; il décrit très bien son enfance, sa tante Clémence qu’il nomme Félicie et la vie de son temps dans les détails de tous les jours comme la coiffe d’une fillette de quatorze ans :
« Elle portait le petit bonnet gracieux des Tourangelles, en tulle tuyauté à la paille fine, au-dessus des bandeaux de cheveux noirs soigneusement lissés, et retombant en arrière jusque sur la nuque en forme de filet transparent orné d’une rosace de broderies. » (René Boylesve, Les bonnets de dentelle, p. 41)
En 1902, il fait paraître La leçon d’amour dans un parc où il montre son sens de l’humour et de la fantaisie puis un autre livre en 1903, L’enfant à la balustrade qui est un peu autobiographique et décrit de manière vivante et savoureuse, les us et coutumes de la bourgeoisie terrienne comme à travers la cohue des jours de marché : « On attaquait cette foule par les bords, en longeant les maisons (…) ; encore butait-on dans les colliers de cuir de l’étalage du bourrelier, dans les seaux de fer-blanc ou les sacs de graines, gras, bondés, boursouflés, fermés étroitement par une cravate de chanvre qui gaufre la toile en forme de nombril d’andouillette. (…) Mais ma grand-mère disait (…) : « Gare les puces ! » et j’évitais avec soin les contacts rustiques. » (René Boylesve, L’enfant à la balustrade, p. 35)
Il aime observer les femmes qui s’émancipent, curieux de leur manière de vivre et des nouvelles modes :
« Des femmes plus hardies sont vêtues du maillot noir, fortement décolleté, terminé à mi-cuisse, découvrant complètement les bras et l’aisselle, –le maillot d’homme. – Comme celles qui osent ces costumes de bain sont dignes de les porter, leur exhibition dans l’eau est de l’effet le plus élégant, le plus gracieux, et il faut dire nettement : le plus beau.
Ces torses de femmes, émergeant de la mer, noirs et luisants comme des otaries, et révélant sans aucune pudeur des seins superbes, dressés, provocants de la pointe ; ces beaux bras, ces dos, ces ventres, et, au sortir de l’eau, ces fines hanches mouvantes et ces jambes qui marchent si bien, avec une si noble lenteur, dans l’eau qui les entrave ; et ces mouvements charmants de la natation, et la montée à l’échelle du canot, le geste de s’y asseoir, l’attitude de ces femmes vraiment nues, assises le torse droit, dans une attitude de déesse, en cette barque, en face du vieux matelot qui pagaye doucement ; et leur lente retombée dans la mer, c’est un des plus jolis spectacles que notre vie, si chiche de beauté plastique, puisse offrir. » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 178)
Il devient un auteur célèbre. Il continue d’écrire : Le bel avenir (1905), Mon amour (1908), Le meilleur ami (1909), Le jardin détruit (1909), Madeleine jeune femme (1912).
Il est à Deauville lorsque la guerre éclate. Il assure bénévolement le secrétariat de l’hôpital tandis que sa femme devient infirmière et le couple se défait. En 1917, il publie Tu n’es plus rien qui est un constat d’échec face à sa vie de couple déchiré. Il est élu à l’Académie française en 1918. Les Tourangeaux se cotisent pour lui offrir son épée. Son dernier roman est admiré par Marcel Proust ce qui n’est pas étonnant puisque ces deux écrivains sont proches par l’acuité de leurs analyses, ayant tous les deux l’intuition des blessures qui marquent l’âme, recherchant le temps passé, les lieux perdus pour les retrouver par l’écriture.
De 1919 à 1922, il correspond avec Marcel Proust ; il publie encore un certain nombre d’ouvrages avant de mourir, terrassé par la maladie, le 14 janvier 1926, à Paris, dans sa cinquante-neuvième année.
Les Tourangeaux ont voulu perpétuer la mémoire de cet écrivain. En 1951, un buste est érigé dans le jardin public de sa ville natale (La Haye Descartes). Cette même année, est créée l’association des Amis de René Boylesve qui entretient son souvenir (contacts et correspondance au secrétariat : ARB, La Guennerie, 37600 Mouzay. Président : Dr Rousseau, secrétaire : Dominique Ragot). Un petit musée est consacré à ce romancier dans la Maison du Patrimoine à Descartes, avec du mobilier dont le bureau de l’écrivain, son épée d’académicien, des manuscrits et des livres de René Boylesve (pour la visite, s’adresser à l’office du tourisme ou à l’association).
En 1968, son nom est donné au jardin situé dans le quartier Lakanal-Strasbourg (jouxtant la place de Strasbourg), à Tours. Lors de l’inauguration, une stèle a été dressée. Volée, elle a été remplacée par trois plaques, œuvre d’un artiste contemporain, Jean-François Wiard. Elles sont posées au sol, sur le gazon, près du boulevard Jean Royer.
Monument à René Boylesve dans la jardin René Boylesve à Tours - Photographies prises par Régis Crosnier le 29 septembre 2009.
En 1976, Monsieur l’abbé Marchais a fait don à la Bibliothèque de Tours, d’un fonds documentaire René Boylesve. En 1990, une exposition rétrospective sur l’auteur eut lieu au centre social Giraudeau à Tours. En 1991, une anthologie illustrée était présentée à la bibliothèque de Tours, dans le cadre d’une exposition, pour redécouvrir cet auteur.
Toutes ces manifestations tendent à prouver que cet écrivain ne sombre pas dans l’oubli (bien que son nom ait été retiré du Petit Larousse en 1990) et que les Tourangeaux souhaitent garder sa mémoire. Il est vrai que René Boylesve n’a jamais tari d’éloges pour la Touraine qui avait conquis son cœur. Pour terminer, voici quelques-unes de ces descriptions de la Loire humanisée, majestueuse et poétique :
« La Loire basse, déchirée en lambeaux par ses sables et ses îles, ressemblait de loin à ces traces argentées que laissent les limaçons dans les allées des jardins ; le calme était immense, l’air frais ; des parfums d’héliotropes et de fruits mûrs montaient, s’évaporaient et se recomposaient, comme de petites nuées pesantes et tangibles ; (...) la plupart du temps la tranquillité était telle, qu’à huit cent mètres, j’entendais un poisson sauter hors de l’eau. » (René Boylesve, Le meilleur ami, p. 123)
« Une lune d’octobre, qui semblait courir comme une folle à travers de gros nuages floconneux, argentait par endroits la Loire et ses saulaies ; » (id., pp. 103 et 104)
« La Loire est sortie un peu aujourd’hui de son impassibilité. Le vent qui la caresse légèrement, l’irise, comme si elle avait des frissons ; elle a la chair de poule. » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 31)
Jeune homme, lycéen, il aime le grouillement de la ville de Tours dont l’actuelle rue Nationale : « C’est rue Royale que sont situés tous les cafés, les cercles, les coiffeurs, les modistes, les libraires, les marchands de musique ainsi que les dentistes et les pâtissiers, renommée de la ville. Des tramways la parcourent d’un bout à l’autre ; on y voit à certaines heures des équipages assez brillants, des charrettes élégantes conduites par un officier, voire même des mails poudreux venus des châteaux des environs. » (René Boylesve, Mademoiselle Cloque, p. 98)
Quelle description précise et animée, nous offre René Boylesve qui nous transmet son ressenti ! Sa spontanéité transparaît encore dans cette boutade qu’il nous confie : « Je ne suis pas observateur. Je n’observe jamais rien. Je suis ému. (…) Mon émotion, c’est la réalité convertie en poésie (…). » (René Boylesve, Feuilles tombées, p. 312)
Puissions-nous, nous aussi écrire avec notre intériorité !
Premier texte écrit en 1998, remanié en mai 2014.
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Bibliographie :
Boylesve René, Le meilleur ami, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1911, 256 pages
Boylesve René, Sainte-Marie-des-Fleurs, N° 108 de la Nouvelle collection illustrée, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 191?, 126 pages
Boylesve René, Mon amour, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1926, 234 pages
La Touraine par René Boylesve, Portrait de la France, Éditions Émile-Paul Frères, Paris, 1926, 115 pages
Boylesve René, Feuilles tombées, Éditions Dumas, Paris Saint-Étienne, 1947, 345 pages
Boylesve René, Les bonnets de dentelle, Édition du Centenaire, Imprimerie Gibert-Clarey, Tours, 1967, 215 pages
Boylesve René, Mademoiselle Cloque, Éditions CLD, Chambray-lès-Tours, 1985, 265 pages
Boylesve René, L’enfant à la balustrade, 10-18, Union générale d’Éditions, Paris, 1988, 286 pages
2ème partie : Le Bonheur à cinq sous de René Boylesve
René Boylesve a écrit de nombreux livres dont Le Bonheur à cinq sous. Parler de bonheur tandis que la guerre fait rage, paraît une gageure. C’est pourtant la démarche de René Boylesve dans ce livre édité en 1917. Ce romancier réunit ici des nouvelles au premier abord disparates mais qui ont toutes trait au bonheur, un maigre bonheur, certes, un bonheur fait d’illusions, de déceptions. Nous pourrions parler de miettes de bonheur en ce temps où la famine rongeait les corps, où les tueries faisaient rage, où les affamés se jetaient sur les pauvres restes sans hésiter. Même si les petits bonheurs sont fugaces, presque irréels, René Boylesve choisit de leur donner la première place. Quel est son but ? Il nous dit : « procurer aux pauvres hommes, durant cinq minutes, l’illusion qu’il en existe encore un autre. » (dédicace)
Dans ces récits, Boylesve a volontairement juste esquissé la conclusion, nous laissant le soin de l’imaginer. À la fin de chaque récit, je vous propose donc mes commentaires comme des pistes de réflexion sur le bonheur.
Dans le premier récit Le Bonheur à cinq sous (p. 1), René Boylesve décrit un jeune couple de la province qui travaille à Paris, habite dans « un tout petit appartement » et rêve d’avoir une maison à la campagne. Ils veulent donner l’impression d’avoir un bon niveau de vie (p. 3) et sont prêts à des sacrifices. Ils regardent les locations dans les agences. Sur un coup de tête, ils louent une maison dans un village, « avec un jardin ombragé descendant jusqu’à la rivière », profitant de « l’aubaine » (p. 5). Le Bonheur à cinq sous est le titre d’un magazine dont le directeur engage le mari Jérôme pour écrire un roman (p. 6) en deux mois, pour la rentrée. Comme dans « Perrette et le pot au lait », Jérôme s’imagine déjà célèbre et sa femme le pousse à accepter. Il signe. Ils peuvent ainsi vivre une lune de miel et sont enchantés de cette maison du Loiret, « un paradis » (p. 12). Le seul ennui est que Jérôme dans la félicité de sa vie de farniente, n’arrive pas à écrire une ligne… Sa femme clame partout le talent de son mari. Plus le temps passe, plus le mari pense « je n’ai pas de talent » (p. 21), plus sa femme s’acharne à prouver partout, qu’il est un grand romancier. Jérôme est dubitatif mais sa femme s’en moque. C’est le bonheur : « Et les jours s’écoulaient, en mangeant d’excellentes fritures et en s’adonnant à mille occupations si agréables (….) que l’on n’avait pas le temps de penser seulement au roman. » (pp. 24 et 25) Il n’a écrit aucune ligne. Sa femme néglige de se tracasser et vante les mérites imaginaires de son mari : « il ne s’agit plus désormais de notre agrément. Vous l’avez vu : la carrière est ouverte ; mon cher mari se doit tout entier à son nom… » (p. 42).
La nouvelle se termine ainsi. Ces piètres miettes d’un bonheur bâti sur de pauvres illusions, sur un échafaudage de rêves, peuvent s’écrouler n’importe quand, comme une maison sans fondation. Ce bonheur à cinq sous, est-il le vrai bonheur ? Non, puisqu’il est fondé sur l’envie de possession, l’argent, l’apparence, la volonté du toujours plus qui ne comble jamais celui qui l’a et l’entraîne dans une spirale de dépendance qui ne lui donne jamais la vraie joie. Ce bonheur-là est si peu.
Dans Les deux aveugles (p. 45), un fils d’agriculteurs part à la guerre. Le père étant devenu aveugle, les parents sont tous les deux soucieux : « Qu’est-ce qui ferait la vendange ? » (p. 47). Une infirmière écrit pour le fils à ses parents les informant qu’il est à l’hôpital. Les parents en concluent que leur fils n’a plus de bras droit. Puis ils reçoivent plusieurs cartes où il est noté « état satisfaisant ». Ils sont ensuite informés qu’il est décoré de « la Médaille militaire » (p. 49). Ils s’inquiètent : « Qu’est-ce qu’il avait bien pu faire, pour décrocher ça ? » (p. 49) Il revient « conduit à la main par un gamin du village » (p. 50). Sa mère le voit arriver de loin et est heureuse mais elle s’étonne : « Mais comment n’enjambait-il pas le fossé ? Comment ne criait-il pas : "M’man, c’est moué !..." » (p. 50) Son bonheur de le retrouver est de courte durée quand elle comprend qu’il est aveugle. Qui fera les travaux des champs ?
Dans « On peut lui dire… » (p. 55), une femme quitte son mari pour un autre qui la trompe aussi, mais même devant l’évidence, elle crie : « Ça, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! (…) Je me moque des témoins et des faits. Je vous dis que c’est faux, archi-faux ! » (p. 61) et quelqu’un murmure une évidence : « Il est celui qu’elle aime ! » (p. 61)
Je dirai que ce piètre bonheur est la dernière bouée de secours de cette femme humiliée. Elle se raccroche à ce qui lui reste, même si c’est un leurre. La vérité serait trop dure.
Dans Le Pt’tiot (p. 63), l’homme refuse d’être décoré pour avoir « coupiller du fil de fer barbelé sous l’nez des Boches ». Il dit à ses trois copains « j’suis pas un brave, mais un salaud » (p. 64). Sur le champ de bataille il confie sa honte. Dans un village, une bonne dame l’a hébergé (p. 64) et il a couché avec une fille, même si elle ne demandait rien car elle était honnête. Il a alors promis à cette femme que si elle avait un gosse, il l’épouserait et elle en attend un. Il sort une photo de cette femme enceinte de huit mois et il dit : « Ce n’est pas tant elle, pardi ! mais c’est le p’tiot. L’est de moi ; j’le renierait point ; j’épouserai. » (p. 66). Ses copains ne la trouvent pas jolie mais lui, leur montre un papier avec le nom et l’adresse de cette femme. Peu de temps après, il reçoit trois balles et a encore la force de dire à ses copains : « C’est l’pauv’ p’tiot !… » (p. 67) Les trois célibataires sont alors prêts à épouser cette femme. L’officier est ému en voyant la photo de « ce ventre énorme, cette chétive tête ». Il ressent « pitié » et « admiration » (p. 68). Les trois copains jouent à pile ou face et celui qui est choisi, se réjouit : « C’est pas tant pour elle, mon lieutenant ; mais c’est rapport au pauv’ p’tiot… » (p. 69).
Ce bonheur inattendu est un vrai bonheur dans le sens où il est dénué de tout intérêt mercantile ou financier. Il est un don, une offrande pour aider une femme et un enfant en souvenir d’un copain bien aimé qui a fait une bêtise et a eu le courage de s’en repentir avant de mourir.
Dans « Cherchez ! » (p. 71), René Boylesve nous décrit des relations mondaines. Un peintre refuse de voir une dame à qui il avait commencé de faire le portrait. Elle lui demande pourquoi. Il répond : « Cherchez ! ». Elle lui donne de nombreuses raisons douteuses qui ne sont jamais les bonnes. Il finit son portrait en lui mettant « un œil de vipère » (p. 78) et il lui annonce joyeusement « je ne savais pas le premier mot de toutes les petites histoires que vous m’avez racontées » (p. 78). En fait, il avait boudé pour une vétille et sa vengeance le rend heureux.
En répondant au commérage par la vengeance, a-t-il atteint le bonheur ? Non. Il ressent simplement le plaisir de gagner comme on gagne une partie au jeu, dans la joie de la vanité, bonheur qui sera vite évanoui.
Dans Le rayon de soleil (p. 79), le fils de famille, Jacques, est tué à la guerre à vingt-et-un ans (p. 79). Sa mère meurt aussi. Son père s’assombrit puis fait une attaque. Leur fille aînée, Louise, a la charge des deux plus jeunes. Elle garde la nostalgie des temps heureux (p. 81). On demande à Louise d’être la marraine d’un « pauvre poilu » (p. 81) blessé trois fois. Elle lui écrit. Il lui répond « j’ai reçu de vous la plus jolie lettre qui me soit parvenue de ma vie » (p. 84). Il est heureux et lui transmet les paroles de la religieuse qui le soigne : « Dieu permet qu’il y ait des petits coins de paradis sur terre ». Pour lui, Louise est « un rayon de soleil. » (p. 85)
Après l’horreur de la guerre, le charme attentif de cette jeune fille dévouée, redonne goût à la vie, au soldat par le don délicat d’un peu d’amour, discrète trace d’un vrai bonheur.
Dans Le coup d’Adrienne (p. 87), Martine a vingt-cinq ans. Elle a refusé plus de vingt demandes en mariage, de très beaux partis (p. 89). En face de sa famille qui s’acharne à vouloir lui trouver un mari, elle s’écrie : « J’épouserai un amputé des deux jambes, comme cela je serai sûre qu’il ne courra pas !... » (p. 89). Le 14 juillet, la famille décide d’aller voir défiler les troupes, du balcon de l’oncle Olivier. Adrienne, la bonne de celui-ci, en son absence, a invité de nombreuses personnes sans prévenir ses maîtres. Dans la cohue, Martine furieuse de cette mise en scène, recherche Adrienne sans succès ; elle est introuvable. Malgré elle, elle fait la connaissance d’un blessé de Verdun, « un grand monsieur, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, le bras gauche en écharpe, les rubans des décorations militaires à la boutonnière » (pp. 91 et 92). On cause ; elle ne voit pas le temps passer. À la surprise de la mère de Martine, sa fille ne souhaite plus qu’Adrienne soit punie car elle pressent que celui dont elle vient de faire la connaissance par hasard, pourrait bien être son mari.
Le bonheur n’est pas toujours là où on l’attend, ni dans la facilité, ni dans la beauté apparente.
Dans Un miracle (p. 95), un soldat qui a « la médaille militaire, la Croix de guerre, vingt mois de présence au front » (p. 96), est soigné dans un hôpital. Il a gagné vingt francs en fabriquant des figurines. Une religieuse veut qu’il dépose cet argent à la Caisse, mais il les a donnés à une prostituée, Mademoiselle Irma. La Sœur y va (p. 101). Mademoiselle Irma qui garde le respect de Dieu, lui redonne le billet. À son retour, elle dit au soldat : « vos vingt francs sont déposés. » (p. 102). Il croit au miracle, vu l’usage qu’il en avait fait la veille…
La joie de la Sœur qui veille discrètement sur lui, passe presque inaperçu ; pourtant elle porte trace d’un vrai bonheur.
Dans Ce Monsieur ou l’excès de zèle (p. 103), une grand-mère part en cure avec sa famille. Sa charmante petite fille joue au tennis avec un champion. La maman sursaute en apprenant que ce joueur passe pour un don Juan (p. 105) ; les commérages vont bon train. Comme toute la famille dit à Édith de faire attention, elle pense à lui ce qu’elle ne faisait pas auparavant. Elle en rêve alors la famille quitte précipitamment la cure. Elle le rencontre à nouveau. La famille empêche qu’ils se retrouvent. On lui reproche de penser à lui. Elle s’écrie : « Quand je jouais avec lui, moi non plus, je ne pensais à rien d’autre qu’à jouer… Ah ! pourquoi s’est-on mis à me dire tant de mal de lui !… » (p. 114)
Cette jeune fille a quitté un bonheur innocent et perdu sa tranquillité à cause des papotages et racontars. Maintenant elle pense à cet amour impossible. À en faire trop, la famille a créé le contraire de ce qu’elle voulait. Où est le bonheur ? dans l’ignorance ? dans l’insouciance ?
Dans L’homme jeune (p. 115), René Boylesve nous présente un capitaine ; sa maman l’appelle toujours son « bébé », pourtant c’est un brave : il a été blessé deux fois, il a la Légion d’honneur, la médaille au ruban jaune, la Croix de guerre. L’horreur des tueries est gravée dans sa mémoire (p. 117). Il raconte d’une voix grave, crûment et sans vantardise, des scènes d’horreur, « des choses épouvantables » (p. 119). Aucun de ses mots ne fait partie de la futilité car pour lui « Celui qui a dû défendre sa peau attaquée de tous les côtés, ou qui a seulement été enterré vif une ou deux fois dans l’entonnoir, comme il entend à déblayer les questions ! » (p. 118). Sa mère le trouve cruel et essaie de changer de conversation. Elle lui parle comme à l’enfant qu’il était avant (p. 118). Lui, il résume ainsi Verdun : « J’ai fait, j’ai vu. » (p. 122). Alors sa mère veut chasser ce présent qui la gêne et elle conclut en parlant de la rougeole de celui qu’elle considère toujours comme un gamin et non un héros.
Le bonheur, est-il dans l’acte de grandeur fait presque naturellement ? Dans l’oubli de soi ? Dans les retrouvailles ? Persiste-il quand règne l’incompréhension ?
Dans « Comme je ne te cache rien » (p. 123), Albert a confiance en sa petite amie Isabelle car elle lui raconte tout ce qu’elle fait et lui répète à chaque fois qu’elle ne lui cache rien. L’ennui est qu’elle a toujours une bonne raison pour rater son rendez-vous avec lui. Lorsqu’elle lui confie qu’elle aime Jean-Claude qui était en permission… Il tombe de haut. Elle lui réplique comme s’il était en tort : « Ah ! ça, voyons ! oui ou non, m’as-tu demandé de ne te rien cacher ? » (p. 129)
Le bonheur est-il dans la confiance naïve, dans le mensonge, dans l’insouciance de sa bien-aimée ? Le bonheur est si fragile, si vite parti.
Dans Les pommes de terre (p. 131), la mère a tout perdu pendant la guerre : son fils aîné a été tué, le jeune porté disparu. Elle est en train de semer des pommes de terre quand sa maison bombardée s’écroule. Les survivants logent dans la cave (p. 136). Une autre bombe arrive et emporte sa petite fille, son chien ; les Allemands ont bu tout le vin de la cave alors son mari devient « ivre » de malheur (p. 134) et se laisse mourir. Elle rejoint sa fille à Paris et garde une idée fixe : « le carré de pommes de terre, y a pas une marmite qui l’ait seulement fourragé » ! (p. 132). C’est un miracle qu’elle soit en vie : « Votre fille (….) vous aura tiré de l’enfer !… » (p. 137), lui dit-on. Mais la mère confie qu’elle retourne là-bas et explique : « Eh bien ! et les pommes de terre ? Qui est-ce qui s’en occupera si je n’y suis point ? » (p. 137)
Le bonheur, est-il dans les lieux sans danger et sans souvenirs ou près des morts quitte à risquer sa vie ou à mourir de faim ?
Dans « Ah ! le beau chien » (p. 139), un avorton de chien pitoyable est traîné dans la rue, au bout d’une ficelle pour être noyé, mais une femme de chambre s’en apitoie puis la demoiselle de la maison (p. 140). Comme les parents de la demoiselle n’en veulent pas, il est nettoyé, nourri en cachette. Il est laid et « conservait l’attitude rampante et lamentable (…). » (p. 141). Découvert par la maîtresse de maison, il est jeté à la rue. Par un concours de circonstances, « le pauv’ petit cabot » (p. 145) finit par devenir le chien officiel et peu à peu conquiert le salon, est dorloté mais il garde « la mine incurablement désolée des pessimistes gonflés de bien-être » (p. 148). Le gendre pour retrouver les bonnes grâces de sa belle-mère, vante le chien et le résultat est là « Ton mari, mon enfant, a un cœur d’or ; aime-le. » (p. 151)
Le chien, est-il heureux de commander, d’avoir du confort ? Le gendre rusé, l’est-il en s’assurant de l’appui de sa belle-mère pour mieux garder sa femme ? Tout n’est-il pas utopie ?
Dans Le prisonnier (p 153), des enfants jouent avec sérieux à la guerre. L’aîné des enfants se transforme en commandant et distribue les rôles. Il fait creuser des tranchées. Le plus petit qui est récalcitrant, est nommé pour représenter les Boches puis est fait prisonnier, est ligoté et plus tard libéré par les parents étonnés de le trouver ficelé, roulé dans un paillasson.
Le bonheur, est-il dans la joie de ces enfants qui ont transformé le plus contestataire en souffre-douleur pour leur plaisir ?
Dans L’obstacle (p. 167), Laure, une femme mariée, montre ses jambes à Pierron, l’ami de son mari qui devient amoureux d’elle mais Pierron n’est pas heureux car il est tiraillé entre son amitié pour le mari et son amour pour cette femme. Il a des remords de conscience mais pas elle. Elle fait tout pour brouiller les deux amis qui s’entendaient si bien, puis elle vient pour vivre avec son amant, riant de sa gêne, de son trouble.
Le bonheur est-il dans cet amour égoïste au détriment de l’autre ?
Dans « Ça me rappelle quelque chose !… » (p. 181), un « homme quatre fois blessé, amputé d’une jambe » (p. 185) va voir avec sa femme au cinéma, un film suivi d’images de guerre. Il retrouve son bataillon ; il se voit : « il exultait à retrouver une des mémorables tortures de sa vie. » (p. 188) Il est « embourbé, chargé de son fourniment et s’extirpant avec une agilité endiablée de la terre affamée qui attire et engloutit avec voracité les hommes. » (p. 188). Il avançait difficilement. Sa femme pleure sur sa jambe perdue et lui, s’exclame : « Un peu que je l’ai, ma jambe, et que je m’en sers ! Elle était bonne !... » (p. 189) L’homme enfiévré de s’être revu entier, exulte alors qu’elle a « les yeux cernés par la douleur (…) ». « L’amputé lui parlait avec un espèce d’exaltation où il avait le mot pour rire. C’était elle qui pleurait. » (p. 189)
Le bonheur pour cet amputé, est-il d’avoir une épouse dévouée ou est-il enfoui dans la boue de la guerre ?
Dans Amélie ou une humeur de guerre (p. 191), une servante Amélie pleure sur le sort de son oncle et de sa tante habitant Vouziers, ville occupée par les Allemands. Son oncle et sa tante sont rapatriés à Évian. Auparavant elle ne se souciait guère de cette « portion de sa famille qu’elle n’avait pour ainsi dire jamais vue » (p. 192) ; maintenant elle se lamente : « deux pauvres vieux de soixante-dix à soixante-quinze ans qui ne sont jamais sortis de leur village. » (p. 194) Sa patronne les aide à venir à Paris. Amélie s’en occupe mais elle pleure, n’est pas contente car ils rabâchent sans cesse leur misère même quand elle veut les distraire. Ils restent désespérément tristes quoiqu’on fasse pour eux (p. 196), même en leur offrant « billets de cinéma, de music-halls, de conférences ou matinées patriotiques » (pp. 196 et 197). La patronne relativise leur malheur par rapport à ceux qui ont perdu un fils à la guerre, ont des parents prisonniers (p. 193) mais rien n’y fait. Amélie gémit toujours et eux aussi. Amélie ne souhaite plus qu’une chose... qu’on reprenne Vouziers aux allemands.
Le bonheur n’est pas dans le confort matériel ni dans la sécurité. Ces deux réfugiés, ne gardent-ils pas des miettes de bonheur en gémissant sur leur vie ? Amélie ne voit qu’une seule manière de les combler, c’est de reprendre Vouziers aux Allemands pour leur faire retrouver leur village natal mais nous pouvons nous poser la question : ces deux personnes âgées y seraient-elles heureuses maintenant puisque tout a changé ? Car pour certains, la consolation se trouve dans la plainte.
Dans Les six jours (p. 199), le commandant est « heureux à ne pas croire son bonheur » (p. 199) car après onze mois de bombardement, il a une permission de six jours. Il arrive dans sa petite ville et rend visite à sa femme, à sa famille, aux amis de sa famille (p. 199). Quel changement de vie ! Tout le monde veut le voir pour lui poser des questions, le féliciter. Il n’a pas « un franc quart d’heure de grâce » (p. 200). Il doit toujours et à tous, raconter sa vie de soldat. Il est « totalement fourbu » (p. 200) et désolé de ne pas avoir eu un seul tête-à-tête avec sa femme. Ils décident de partir en cachette pour Paris. Elle a juste prévenu sa tante qu’ils arriveront pour dîner et ne veulent voir personne d’autre ; la tante est d’accord. Au dessert, les invités arrivent et il ne peut partir sans faire mauvais effet. Ce serait un affront. Avec humour, René Boylesve nous dit que « le commandant, surpris sans armes, était cerné par l’ennemi. » (p. 204) Tout le monde l’accapare. « À une heure du matin » (p. 206), il prend congé, exténué. Les gens disent : « Quelle singulière sensation ce doit être de quitter la vie civile, paisible, pour celle de la tranchée !... Avez-vous au moins un peu à parler, là-bas, mon commandant ? » (p. 206) et lui, de répondre : « Il y a le canon, madame ; il est même quelquefois bavard ; mais ce butor ne parle que de choses essentielles… » (p. 207)
Le bonheur est-il dans la vie de tranchée, dans l’espoir des retrouvailles, dans les conversations frivoles de salon qui empêchent d’être avec ceux qu’on aime ?
Dans Le conseil de famille (p. 209), deux inconnus sonnent. Les deux enfants qui jouaient dans le jardin, ouvrent la porte. Ils voient un paysan « aux yeux déjà assez bizarres » (p. 210). Il a une charrette attelée et à côté, un autre homme plus jeune, « embarrassé » est debout (p. 210). La petite fille va chercher le domestique qui leur parle bas et puis il envoie les enfants jouer loin, au fond du jardin. Intrigués, ils écoutent. La famille sort de la maison et ces deux hommes pénètrent dans le jardin, avec la charrette, en silence. Ils entrent dans la maison ; deux hommes ressortent portant avec beaucoup d’attention, « un paquet blanc d’aspect lourd » (p. 217). « C’était solennel et impressionnant » (p. 217). Les deux inconnus sortent à leur tour, portant « un autre objet enveloppé aussi de linge blanc et qui semblait plus léger. » (p. 218) Les enfants voient le cabriolet repartir puis « sur la route, deux gendarmes à cheval » (p. 220). Au dîner, tout le monde semble plus détendu, presque heureux mais la grand-mère accuse les autres d’avoir tué l’oncle qui « faisait de la banque » et dilapidait une partie de l’argent de la famille (p. 221). La grand-mère affolée crie : « C’est vous qui l’avait tué !... Vous êtes des assassins !... » (p. 224) Les chiens hurlent. Une odeur de sucre brûlé (p. 223) emplit la maison. On raconte que le train aurait coupé l’oncle en morceaux.
Mais où est le bonheur ? Dans l’argent gaspillé par l’oncle rusé ? Dans la joie de ceux qui ont réussi à s’en débarrasser ? Ce bonheur est faux car dans les deux cas, il annihile l’autre.
Dans Le permissionnaire (p. 233), un « poilu » a la Croix de guerre. Après « quinze mois de guerre atroce » (p. 235), il obtient une permission et c’est pour lui, « une joie qui le rendit méconnaissable. Six jours ! » (p. 235). Il était libre et il avait l’impression que « ces six jours seraient une éternité » (p. 235) mais il n’a plus où aller car il n’a plus de foyer. Il choisit Paris et revoit son patron qui a perdu un « fils mort, lui, au champ d’honneur » (p. 237) et est jaloux de le voir en bonne santé. (p. 237) Le poilu se sent, « seul dans le vaste monde » (p. 237). Il suffoque car il ne s’attendait pas à cette différence de vie, aux loisirs ici alors que là-bas, il y a « la boue, les marmites, le boucan infernal du canon, les nuits glacées, le sang, (…) » (p. 238). Les gens semblent jalouser qu’il soit entier, pas abîmé. Il lui reste quatre jours de permission. Incompris, malheureux, « ayant perdu son pays, sa maison, tous les siens » (p. 240), il est soulagé de retourner avec quatre jours d’avance, dans sa tranchée, son monde familier : « J’aime mieux, "là-bas" ». (p. 241)
Le bonheur tant attendu, espéré par cette permission, a un goût de fiel car le soldat réalise sa solitude, la jalousie qui l’entoure, non compensée par un peu d’amour.
Dans Maternité (p. 243), la mère Vavin, pauvre, illettrée, a plus de soixante-dix ans. Son fils instituteur est « sa fierté, son honneur » (p. 244). Il est à la guerre mais elle garde courage. Comme elle ne sait ni lire ni écrire, elle fait écrire ses lettres. Puis elle essaie d’apprendre seule, enfermée dans le grenier (p. 246). Elle croit avoir enfin réussi au bout de « neuf ou dix mois » (p. 248) et écrit elle-même, dans un « effort surhumain » (p. 250), une lettre non conventionnelle, à son fils. Elle est heureuse de son exploit et attend impatiemment sa réponse. Celui-ci lui répond vite car il est angoissé et ne comprend pas ce « galimatias » illisible. Il la croit malade, il parle de « gribouillage » ; il s’étonne et se demande qui a pu écrire ça (p. 251).
Pour la mère âgée, le bonheur a existé dans l’effort et l’espoir d’écrire elle-même à son fils. Elle n’est récompensée ni par la réussite ni par la reconnaissance de son fils.
Dans Monsieur Quilibet (p. 253), ce monsieur qui ne peut vivre de ses compositions musicales à cause de la guerre, est heureux de trouver par hasard, un emploi bien rémunéré : donner tous les jours, « dimanches et fêtes exceptés » (p. 256), des cours de musique et de piano aux trois fillettes d’une comtesse car leur professeur « venait d’être mobilisé » (p. 256). La comtesse est « une femme un peu hautaine, puritaine aussi, résolue en tous ses actes, et au parler net et prompt » (p. 256). Parfois Monsieur Quilibet ose jouer sans penser à mal, les notes de ses propres compositions ou de refrains grivois ou guerriers qu’il a joués dans son passé. Les jeunes filles apprécient et reprennent facilement ses airs. Après de nombreux mois d’une existence « paradisiaque » (p. 258), le fils de la maison revient. Les trois filles jouent des airs de Mendelsohn puis elles enchaînent avec une musique scandée que leur professeur de musique leur avait innocemment apprise. Le fils en permission la reconnaît pour l’avoir entendu dans les bars et chante les paroles un peu grivoises. Le professeur de musique est licencié sur le champ.
Où est le bonheur ? Dans une vie cachée ? Dans la tranquillité paisible des jours qui se suivent ? Comme le bonheur est fragile ! Il peut s’arrêter brutalement ! Il n’est jamais dans l’euphorie d’une réussite qui peut tourner au désastre.
Dans Le bouillon de poulet (p. 261), le concierge avait un coq. René Boylesve nous dit avec son humour discret et délicieux qu’il était « le dernier vestige d’une basse-cour dont toutes les poules avaient servi depuis longtemps à faire le pot-au-feu » (p. 262). Il dépérissait dans la cave, n’ayant que rarement à manger et avait perdu des plumes. Il était en piteux état mais il chantait et enchantait tout le voisinage qui était dans la misère profonde (p. 264). Cependant les voisins convoitaient le coq pour en faire « du bouillon de poulet » (p. 264). On avait plusieurs fois proposé au concierge de l’argent mais il répondait « Le pauvre cher ami !… » (p. 264) et il avait la larme à l’œil. Un jour, on accuse le concierge de complot et de se servir de son coq comme signal en le faisant chanter (p. 265). Il doit se cacher. Triste, il doit céder son coq pour « vingt francs » (p. 265) et aussi car il a faim… En échange, il est caché dans un sous-sol (p. 265). Dès que le bouillon de poulet est prêt, tout le voisinage accourt, chacun décrivant ses malheurs et la voisine apitoyée, en donna, en donna du bouillon : « J’allongeais avec de l’eau, pardi. Aux derniers servis, c’était de l’illusion, à la tasse (…). Il n’en est pas resté pour moi. » (p. 267)
Le chant du coq dans la misère, n’était-il pas une goutte de bonheur, un avant-goût de viande rêvée, effaçant la misère, un chant d’espoir, de joie, de victoire ? Le bonheur de donner, n’était-il pas meilleur que celui de voler ? Le bonheur imaginé a un goût d’espoir mais après sa réalisation, que reste-t-il ?
Dans Leur cœur (p. 269), un blessé se réjouit d’être dans un lit, à l’hôpital, après les bombardements, « quel silence ! quelle douceur !… » (p. 271). L’infirmière le déshabille. Il a honte. Puis elle lui lave le corps mécaniquement comme pour tous les autres. Les jours suivants, « il vivait du plaisir de la voir » (p. 285). Elle lui offre une rose qu’il avait demandée comme à d’autres, de menus objets. Elle essayait de soulager un peu la misère humaine et faisait un métier très dur. Il lui écrit une lettre « malhabile et d’une niaiserie ingénue » mais qu’il trouve « magnifique » (p. 287) ; il lui donne. Quand elle la lit, elle en rit. (p. 288) Les racontars vont bon train. Peu à peu il la compromet sans s’en rendre compte et malgré elle. On apprend qu’elle est divorcée (p. 292). On l’accuse. Le blessé est jaloux. Puis il est sortant. Des bruits courent sur l’infirmière. On dit qu’il est allé la voir à son domicile. C’est vrai mais elle ne l’a pas reçu. À cause de cet engrenage vicieux, l’infirmière est renvoyée, même si elle n’est pas responsable. Le soldat, reparti dans les tranchées, lui écrit encore son amour et son désir de mourir puisqu’elle ne l’aime pas. (p. 310)
L’infirmière approchait-elle du bonheur dans son dévouement aux blessés ? Oui, certes mais le bonheur a basculé très vite. Ce soldat en voulant être trop démonstratif, n’a-t-il pas fait perdre travail, honneur et bonheur à cette femme dévouée aux autres ? Aimer, est-ce cela ? Le soldat est fier de se sacrifier par amour sans se rendre compte qu’il est égoïste. Où est le bonheur ?
Dans Le prince Bel-Avenir et le chien Parlant (p. 311), « un Roi et une Reine » comme dans les contes de fées, ont beaucoup d’enfants mais ne sont pas heureux. Une fée leur annonce qu’ils auront un enfant qui sera « le bonheur d’un chacun » (p. 312). Ils croient qu’elle s’est moquée d’eux lorsqu’ils ont un garçon contrefait et laid. La fée annonce qu’elle lui a donné un don, « le plus beau des dons qu’aucun homme eût jamais reçu » (p. 313) mais personne ne remarque rien de particulier pendant longtemps. Cependant la sagesse des paroles de l’enfant étonne car il avait l’art de l’ingéniosité, de la gaieté et de la compréhension des autres (p. 316). Le roi remarqua qu’il y avait moins d’émeutes et que les gens se plaignaient de moins en moins. Par contre, personne ne voulait se marier avec Bel-Avenir et le petit prince en souffrait fort. Une princesse de bon cœur, Alice, lui offre un petit chien blanc nommé « Parlant » (p. 318) pour atténuer son refus. Ce chien surprend par sa sagesse et son don de parole. Il réconforte le petit prince en lui disant qu’il a donné le bonheur autour de lui. Pour diminuer sa tristesse de ne pas être marié, le chien l’emmène près de la fontaine et lui dit de boire. Le jeune prince compose un poème que tout le monde apprend avec joie. Puis, sur les recommandations du chien, il retourne boire à la fontaine, devient beau et épouse la princesse au petit chien.
Ce bonheur acquis si difficilement, n’est il pas plus intense après les épreuves traversées ?
Dans toutes ces nouvelles, René Boylesve présente des miettes de bonheur qui apportent un rayon de soleil dans nos vies. Il a l’art de la mise en scène dans la simplicité de la vie quotidienne et celle de la chute finale. Le bonheur nous paraît alors à la fois tout près de nous et si fugace. Sa trace reste malgré tout présente dans le dévouement, le rêve et le don à l’autre.
Terminons en lisant deux poèmes de jeunesse, emplis de délicatesse de René Tardiveau dit René Boylesve. Il signe alors René-Marie. Dans « Songerie », le rêve et l’amour nous emportent dans un univers de bonheur alors que dans le poème suivant, nous côtoyons la mort d’un père puis la maladie du fils qui est alité tout l’hiver, perd sa joie et son teint rosé ; le bonheur réapparaît dans le cœur de la mère quand l’enfant revient à la vie avec l’arrivée du printemps. À travers ces deux poèmes, nous pouvons apprécier la sensibilité et la délicatesse de René Boylesve qui garde trace d’un bonheur fragile, basé sur l’amour.
SONGERIE
Comme toi, je repense à nos endroits aimés,
Ma Faunesse ! à la mer sans bornes, aux rivages,
Où, dans nos longs loisirs, j’ai chanté ton image ;
Aux sables que ton pied et le mien ont foulés ;
À la barque échouée ; à la hutte de planches ;
Au grand vent enivrant ; à notre bois de pins ;
À la dune sauvage ; à chacun des ravins
D’où le couchant de pourpre et les mouettes blanches
Exaltaient le bonheur de nous trouver tous deux ;
§
Le père est mort, la veuve et son frêle enfant rose,
Après avoir pleuré longtemps sur le cercueil,
Restèrent mornes, froids ; une terrible
chose :
La tristesse sans larme, accompagna le deuil.
L’enfant qui, chaque jour, voyait souffrir sa mère
– L’enfant qui vit de jeux, d’amour, de joyeux
cris –
Devint pâle, maigrit, puis sa fine paupière,
Brûlante, retomba sur ses yeux alourdis.
Au chevet du lit blanc, nuit et jour éveillée,
La veuve demeura longtemps agenouillée,
Vers l’ange qui calma son cœur endolori.
Et un matin de mai, que les fleurs étaient belles,
Que des milliers d’oiseaux chantaient sous les
tonnelles
La mère eut un sourire, et l’enfant fut guéri.
Paru en 1888 sous la signature de René-Marie
Avril 2014
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Bibliographie :
Boylesve René, Le bonheur à cinq sous, Calmann-Lévy éditeurs, Paris, 1917, 334 pages
3ème partie : Intervention de M. Dominique Ragot, secrétaire de l’association des Amis de René Boylesve
Ne croyez pas que ce soit par sympathie particulière envers Catherine Réault-Crosnier que je suis ici maintenant, j’y suis par curiosité car je pensais que René Boylesve et le Bonheur n’étaient pas de la même famille et je voulais savoir comment Catherine Réault-Crosnier les avait apparentés.
Je savais Boylesve enfant admiratif de Beauté mais Boylesve bâtard de Bonheur, non pas. En effet, voyez sa vie :
- né en 1867, à quatre ans en 1971, les Prussiens à quelques kilomètres de chez lui, sa mère meurt en mettant au monde un petit frère qui mourra aussi ;
- recueilli par sa grand’tante, celle-ci meurt à son tour en 1876 ; le futur René Boylesve n’a que neuf ans ;
- six mois plus tard, toujours en 1876, le mari de ladite grand’tante, est tué par son fusil de chasse maladroitement ou volontairement dirigé. À neuf ans, donc, ayant toute sa raison, il a vu disparaitre trois personnes très, très proches ;
- entre neuf et quinze ans, il lui semble comprendre que son père notaire à La Haye-Descartes, qui s’est remarié et a eu des enfants de ce second mariage, ne fait pas de très bonnes affaires puisqu’il vend son étude de notaire et vient s’installer avocat à Tours, dans l’avenue de la Tranchée ;
- et à seize ans, en juin 1883, on lui apprend un matin que son père vient de suicider ; en pleine adolescence le jeune René en est à son quatrième décès tragique.
Depuis dix ans, face aux malheurs, il s’est renfermé sur lui-même, en notant sur de petits papiers ou carnets ce qui lui passe par la tête. Et ces notes éparses l’inspireront plus tard pour écrire la quarantaine de livres qui lui ouvriront les portes de l’Académie française.
Je ne vais pas plus loin dans la vie de Boylesve qui sera courte, puisqu’il meurt à moins de cinquante-neuf ans à Paris, en janvier 1926.
Si vous voulez connaître plus complètement Boylesve et son œuvre, sachez qu’il existe de par le monde une seule association* qui s’appelle Les Amis de René Boylesve, dont je suis provisoirement depuis quinze ans le secrétaire-général, qui fait visiter les lieux boylesviens de Touraine, de Paris, de Normandie et même d’Italie, qui a aménagé un musée dans la ville de Descartes et publie une belle revue.
Et en attendant la joie de vous recevoir dans le musée, à moins de quarante-cinq minutes de route de Tours, j’affirme que ce fut et cela reste Bonheur d’être avec vous en cette première soirée d’août 2014.
Dominique RAGOT
* déclarée à la Préfecture d’Indre et Loire, dont le siège est à la mairie de Descartes.
Pour tous contacts s’adresser aux ARB, la Guennerie, 37600 Mouzay, tél. : 06 32 12 71 44 ou courriel : amisdereneboylesve@orange.fr.
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