2èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES
Vendredi 18 août 2000, de 17 h 30 à 19 h
Georges COURTELINE (1858 - 1929) et ses comédies |
Georges Victor Marcel MOINAUX dit Georges COURTELINE, est né à Tours, le 25 juin 1858 chez sa grand-mère maternelle, dans une maison fort étroite et modeste qui existe toujours, 49 rue Georges COURTELINE, anciennement rue de Lariche. Sa mère s’appelait Victorine-Françoise PERRUCHOT épouse MOINAUX*. Son père, Jules MOINAUX, né à Tours en 1815, était sténographe, humoriste, chroniqueur à la Gazette des Tribunaux et auteur dramatique. Il est intéressant de remarquer que son père, lui aussi né à Tours, aimait écrire : il était journaliste caricaturiste. Il soulignait d’un trait acéré l’aspect burlesque des petites scènes de prétoire comme dans "Tribunaux comiques", et il composa quelques vaudevilles avec succès. Son talent comique fut remarqué par OFFENBACH aussi Jules MOINAUX écrivit pour lui, "Les deux aveugles", premier spectacle à être joué aux Bouffes-Parisiens, théâtre ouvert à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855. L’hebdomadaire parisien "Le Hanneton" décrit ainsi le père de Georges COURTELINE : "Petit, sec, l’air d’un officier bourgeois, des moustaches de chat en colère, les gestes d’un fantoche mû par des ficelles."
*(L'orthographe du nom de cet écrivain peut être MOINEAU selon l'état civil de Tours ou MOINAUX d'après le registre paroissial de Notre-Dame-La-Riche).
Nous pouvons comparer la morphologie du père avec celle du fils, par exemple en citant un extrait du journal d’Edmond de GONCOURT (du 12 janvier 1894) qui brosse ainsi le portrait de Georges COURTELINE :
"Un petit homme de la race des chats maigres, perdu, flottant dans son ample et longue redingote, les cheveux en baguettes de tambour plaqués sur le front, rejetés derrière les oreilles, de petits yeux noirs comme des pépins de poire dans une figure pâlotte. Ce petit homme, un gesticulateur ayant dans le sac de sa redingote des soubresauts de pantin cassé, et cela dans des conversations debout, où piété sur les talons, sa parole a la verve comique à froid de ses articles …"
Père et fils devaient avoir des ressemblances si ce n’est pas par les traits, tout au moins dans leurs attitudes comme ces deux analyses en témoignent.
Georges COURTELINE passe ses premières années entre la Touraine et Paris. C’est un garçon aux belles boucles blondes et qui rêve d’être comédien. À Tours, il habite soit rue de Lariche où il est né (son grand-père paternel était ébéniste), soit chez son grand-père maternel, séparé de sa femme, et qui tient un bureau de tabac. À Paris, il habite l'été sur la butte Montmartre où il est comme à la campagne car y vaquaient alors poules, vaches, moutons égarés ; il se plaît à chasser les papillons ou tourmenter les volailles du voisin. La nuit, il apprécie de retrouver au lit, avec lui, le minet, compagnon chéri de son enfance.
Pendant la Commune, ses parents se réfugient à Iverny près de Meaux où il passe six tristes années d’internat, au collège de Meaux, dans une institution austère, dans le cadre terne d’un ancien couvent. Il évoquera ces moments dans "Les Petites Nouvelles" :
"Les journées, les semaines, les années de bahut croulant les unes sur les autres épouvantablement vides et nulles marquant l’âme tendre de l’enfant comme un fer rouge, d’une mélancolique tristesse dont les grosses douleurs de plus tard et la lourde tâche de la vie n’effacent point les cicatrices."
Par exemple, le maître de français qui le prend en grippe, l’accable de punitions. Une fois, il doit passer tout son dimanche à copier mille vers. Son travail remis au maître, il s’entend dire : "J’avais dit mille vers latins. Vous recommencerez cela, mon garçon !". Il passe le dimanche suivant à recopier mille vers latins et remettant sa copie le lundi matin, il s’entend dire : "J’avais dit mille vers latins différents, monsieur, … Vous recommencerez cela…".
Il poursuit donc une scolarité médiocre de cancre obstiné. Pourtant son professeur de rhétorique s’attache à lui et entrevoit son talent. Georges MOINAUX compose des poésies qui ont leur charme comme dans "Chanson d’hiver" qui se termine ainsi :
"Las ! Qu’ils sont partis dès longtemps
Les premiers beaux jours de printemps
Où tu te mirais, peu farouche,
À cette fontaine où, souvent,
Tu trouvas, coquette, en buvant
Un prétexte à baiser ta bouche…"
En 1870, la guerre franco-allemande éclate. Pendant ce temps, aux Folies Dramatiques, triomphe une comédie de son père, "Le canard à trois becs".
La passion poétique de Georges COURTELINE sera couronnée puisqu’il obtiendra à 18 ans, le premier accessit de narration française et le deuxième prix de récitation. Contre toute attente, il réussit son baccalauréat et décide de faire sa philosophie au collège Rollin à Paris mais il échoue. Il veut devenir homme de lettres mais son père qui ne croit pas en ses dons littéraires, n’est pas d’accord. Il lui trouve une place de fonctionnaire au service des fiches.
Georges COURTELINE fait ensuite son service militaire. La durée de l'enrôlement est soumise au tirage au sort. Il tire la période la plus longue, cinq ans mais étant petit et malingre, il obtiendra un congé de convalescence puis arrivera ensuite à être réformé définitivement.
À vingt-trois ans, il se trouve à Paris et veut être poète. Il crée avec Jacques MADELEINE, un camarade de collège, une revue de poésie "Paris moderne", soutenue par Catulle MENDÈS, le maître reconnu du Parnasse. Paul VERLAINE est aussi publié dans cette revue ; d’ailleurs celui-ci reconnaissant du succès obtenu par cette revue, dédiera à Georges COURTELINE, "Langueur", l’un des plus beaux sonnets de "Jadis et naguère" :
LANGUEUR
À Georges Courteline
Je suis l’Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse.
L’âme seulette a mal au cœur d’un ennui dense.
Là-bas on dit qu’il est de longs combats sanglants.
Ô n’y pouvoir, étant si faible aux vœux si lents,
Ô n’y vouloir fleurir un peu cette existence !
Ô n’y vouloir, ô n’y pouvoir mourir un peu !
Ah ! tout est bu ! Bathylle*, as-tu fini de rire ?
Ah ! tout est bu, tout est mangé ! Plus rien à dire !
Seul, un poème un peu niais qu’on jette au feu,
Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul, un ennui d'on ne sait quoi vous afflige !
(*Nom latin)
Après ces instants de gloire, la revue créée par Georges COURTELINE, sombre vite dans l’oubli.
En 1880, son père le case dans un emploi au Ministère de l’Intérieur où il restera jusqu’en 1894 : il y effectue le travail d'expéditionnaire à la Direction Générale des Cultes. En 1881, il prend le pseudonyme de Georges COURTELINE, en se référant au roman de Renard, choisissant le nom du moineau qui s'appelle Courteline. De sa petite vie terne et tranquille, il tirera le sujet de ses contes à partir de ses années de collège, de son service militaire et de ses années de fonctionnaire, comme par exemple dans "Monsieur BADIN" que nous allons vous jouer (trois personnages) :
Le directeur : - C’est vous, Ovide ?
Ovide : - Oui, monsieur le directeur.
Le directeur : - Est-ce que M Badin est venu ?
Ovide : - Oui, monsieur le directeur.
Le directeur (stupéfait) : - M Badin est là ?
Ovide : - Parfaitement.
Le directeur : - Réfléchissez à ce que vous dites. Je vous demande si monsieur Badin, l’expéditionnaire du troisième bureau, est à son poste, oui ou non.
Ovide : - Monsieur le directeur, il y est !
Le directeur (soupçonneux) : - Ovide, vous avez bu.
Ovide (désespéré) : - Moi !…
Le directeur : - Allons ! avouez la vérité ; je ne vous dirai rien pour cette fois.
Ovide (des larmes dans la voix) : - Monsieur le directeur, je vous jure !… J’ai bu qu’un verre de coco.
Le directeur (à lui-même) : - La présence de monsieur Badin au ministère constitue un tel phénomène, une telle anomalie !… Enfin, nous allons bien le voir. Allez me chercher monsieur Badin.
Ovide : - Bien, monsieur le directeur.
(Il sort. Le directeur s’est remis à la besogne. Long silence. Enfin, à la porte trois petits coups.)
Le directeur : - Entrez !
(Apparition de M Badin)
Monsieur Badin (saluant jusqu’à terre) : - Monsieur le directeur…
Le directeur (toujours plongé dans ses signatures) : - Bonjour, monsieur Badin. Entrez donc, monsieur Badin, et prenez un siège, je vous en prie.
Monsieur Badin : - Je suis confus…
Le directeur : - Du tout, du tout. Dites-moi, monsieur Badin, voilà près de quinze jours que vous n’avez pas mis le pied à l’Administration.
Monsieur Badin (humble) : - Ne m’en parlez pas !…
Le directeur : - Permettez ! C’est justement pour vous en parler, que je vous ai fait prier de passer à mon cabinet. Voilà, dis-je, près de quinze jours que vous n’avez pas mis le pied à l’Administration. Tenu au courant de votre absence par votre chef de bureau, et inquiet pour votre santé, j’ai envoyé six fois le médecin du ministère prendre chez vous de vos nouvelles. On lui a répondu six fois que vous étiez à la brasserie.
Monsieur Badin : - Monsieur, on lui a menti. Mon concierge est un imposteur que je ferai mettre à la porte par le propriétaire.
Le directeur : - Fort bien, monsieur Badin, fort bien : ne vous excitez pas ainsi.
Monsieur Badin : - Monsieur, je vais vous expliquer. J’ai été retenu chez moi par des affaires de famille. J’ai perdu mon beau-frère…
Le directeur : - Encore !
Monsieur Badin : - Monsieur…
Le directeur : - Ah çà ! monsieur Badin, est-ce que vous vous fichez de moi ?
Monsieur Badin: - Oh !…
Le directeur : - À cette heure, vous avez perdu votre beau-frère, comme déjà, il y a trois semaines, vous aviez perdu votre tante, comme vous aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère à Pâques ! Sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines, et autres parents éloignés que vous n’avez cessé de mettre en terre à raison d’au moins un la semaine. Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idée d’une boucherie pareille !… Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande qui accouche tous les trois mois. Eh bien ! monsieur, en voilà assez. Que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vous donne deux mille quatre cent francs pour que vous passiez votre vie à marier les uns, à enterrer les autres, ou à tenir sur les fonts baptismaux, vous vous mettez le doigt dans l’œil !
Monsieur Badin : - Monsieur le directeur…
Le directeur : - Taisez-vous ! Vous parlerez quand j’aurai fini ! Vous êtes ici trois employés attachés à l’expédition : vous, M Soupe et M Fairbatu. M Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année de service et il n’y a plus rien à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne volonté. Quant à M Fairbatu, c’est bien simple : il place des huiles en province !… Alors quoi ? Car voilà pourtant où nous en sommes, il est inouï de penser que sur trois expéditionnaires, l'un soit gâteux, le second voyageur de commerce et le troisième à l'enterrement depuis le jour de l'An jusqu'à la Saint Sylvestre !… Et naïvement vous vous êtes fait à l’idée que les choses pouvaient continuer de ce train ?… Non, monsieur Badin ; cent fois, non ! J’en suis las, moi, des enterrements, et des mariages, et des baptêmes !… Désormais, c’est de deux choses l’une : la présence ou la démission ! Choisissez ! Si c’est la démission, je l’accepte. Je l’accepte à cet instant même. Est-ce clair ? Si c’est le contraire, vous me ferez le plaisir d’être ici chaque jour sur le coup de dix heures, et ceci à partir de demain. Est-ce clair ? J’ajoute que le jour où la fatalité, cette fatalité odieuse qui vous poursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter, viendra vous frapper de nouveau dans vos affections de famille, je vous balancerai, moi ! Est-ce clair ?
Monsieur Badin : - Ah ! vous me faites bien de la peine, monsieur le directeur ! À la façon dont vous me parlez, je vois bien que vous n’êtes pas content.
Le directeur : - Allons donc ! Mais vous vous trompez ; je suis fort satisfait au contraire !
Monsieur Badin : - Vous raillez.
Le directeur : - Moi !… monsieur Badin ?… que j’eusse une âme si traîtresse !… qu’un si lâche dessein…
Monsieur Badin : - Si, monsieur ; vous raillez. Vous, êtes comme tous ces imbéciles qui trouvent plaisant de me taper sur le ventre et de m’appeler employé pour rire. Pour rire !… Dieu, vous garde, monsieur, de vivre jamais un quart d’heure de ma vie d’employé pour rire !
Le directeur (étonné) : - Pourquoi cela ?
Monsieur Badin : - Écoutez, monsieur. Avez-vous jamais réfléchi au sort du pauvre fonctionnaire qui, systématiquement, opiniâtrement, ne veut pas aller au bureau, et que la peur d’être mis à la porte hante, poursuit, torture, martyrise, d’un bout de la journée à l’autre ?
Le directeur : - Ma foi non.
Monsieur Badin : - Eh bien ! monsieur, c’est une chose épouvantable, et c’est là ma vie, cependant. Tous les matins, je me raisonne, je me dis : " Va au bureau, Badin ; voilà plus de huit jours que tu n’y es allé ! " Je m’habille, alors, et je pars ; je me dirige vers le bureau. Mais ouitche ! j’entre à la brasserie ; je prends un bock…, deux bocks…, trois bocks ! Je regarde marcher l’horloge, pensant : " Quand elle marquera l’heure, je me rendrai à mon ministère. " Malheureusement, quand elle a marqué l’heure, j’attends qu’elle marque le quart ; quand elle a marqué le quart, j’attends qu’elle marque la demie…
Le directeur : - Quand elle a marqué la demie, vous vous donnez un quart d’heure de grâce…
Monsieur Badin : - Parfaitement ! Après quoi je me dis : " Il est trop tard. J’aurais l’air de me moquer du monde. Ce sera pour une autre fois ! " Quelle existence ! Quelle existence ! Moi qui avais un si bon estomac, un si bon sommeil, une si belle gaieté, je ne prends plus plaisir à rien, tout ce que je mange me semble amer comme du fiel ! Si je sors, je longe les murs comme un voleur, l’œil aux aguets, avec la peur incessante de rencontrer un de mes chefs ! Si je rentre, c’est avec l’idée que je vais trouver chez le concierge mon arrêté de révocation ! Je vis sous la crainte du renvoi comme un patient sous le couperet !… Ah ! Dieu !…
Le directeur : - Une question, monsieur Badin. Est-ce que vous parlez sérieusement ?
Monsieur Badin : - J’ai bien le cœur à la plaisanterie !… Mais réfléchissez donc, monsieur le directeur. Les trois mille francs qu’on me donne ici, je n’ai que cela pour vivre, moi ! Que deviendrais-je, le jour, inévitable, hélas ! où on ne me les donnera plus ? Car, enfin, je ne me fais aucune illusion : j’ai trente-cinq ans, âge terrible où le malheureux qui a laissé échapper son pain doit renoncer à l’espoir de le retrouver jamais !… Oui, ah ! Ce n’est pas gai, tout cela ! Aussi, je me fais un sang ! Monsieur, j’ai maigri de vingt livres, depuis que je ne suis jamais au ministère ! (Il relève son pantalon). Regardez plutôt mes mollets, si on ne dirait pas des bougies. Et si vous pouviez voir mes reins ! des vrais reins de chat écorché ; c’est lamentable. Tenez, monsieur (nous sommes entre hommes, nous pouvons bien nous dire cela), ce matin, j’ai eu la curiosité de regarder mon derrière dans la glace. Eh bien ! j’en suis encore malade, rien que d’y penser. Quel spectacle ! Un pauvre petit derrière de rien du tout, gros à peine comme les deux poings !… Je n’ai plus de fesses, elles ont fondu ! Le chagrin, naturellement ; les angoisses continuelles, les affres !… Avec ça, je tousse la nuit, j’ai des transpirations ; je me lève des cinq et six fois pour aller boire au pot à eau !… (Hochant la tête) Ah ! ça finira mal, tout cela ; ça me jouera un mauvais tour.
Le directeur (ému) : - Eh bien ! Mais, venez au bureau, monsieur Badin.
Monsieur Badin : - Impossible, monsieur le directeur.
Le directeur : - Pourquoi ?
Monsieur Badin : - Je ne peux pas … Ça m’embête.
Le directeur : - Si tous vos collègues tenaient ce langage…
Monsieur Badin (un peu sec) : - Je vous ferai remarquer, monsieur le directeur, avec tout le respect que je vous dois, qu’il n’y a pas de comparaison à établir entre moi et mes collègues. Mes collègues ne donnent au bureau que leur zèle, leur activité, leur intelligence et leur temps : moi, c’est ma vie que je sacrifie ! (Désespéré.) Ah ! tenez, monsieur, ce n’est plus tenable !
Le directeur (se levant) : - C’est assez mon avis.
Monsieur Badin (se levant également) : - N’est-ce pas ?
Le directeur : - Absolument. Remettez-moi votre démission ; je la transmettrai au ministre.
Monsieur Badin (étonné) : - Ma démission ? Mais, Monsieur, je ne songe pas à démissionner ! je demande seulement une augmentation.
Le directeur : - Comment, une augmentation !
Monsieur Badin (sur le seuil de la porte) : - Dame, monsieur, il faut être juste. Je ne peux pourtant pas me tuer pour deux cent francs par mois.
Dans cette saynète, Georges Courteline met en scène le petit monde des fonctionnaires et employés avec un esprit satirique, une ironie gouailleuse et débridée qui font le charme de ses écrits. Il tire des souvenirs de la caserne, à Bar-le-Duc et du bureau, des anecdotes prises sur le vif et succulentes.
En 1883, il entre comme chroniqueur aux "Petites Nouvelles quotidiennes" puis édite un ouvrage "Les Chroniques de Georges COURTELINE" qui a un vif succès en particulier "La Soupe" (Deux soldats, la Guillaumette, le colonel, le lecteur.) :
" Le régiment, depuis une semaine, était abruti de punitions : après les deux jours du brigadier, les quatre jours du maréchal des logis, puis la huitaine du sous-lieutenant, et comme ça jusqu’au major. Le colonel, le dimanche suivant, passait la revue dans les chambres, et cet événement considérable a généralement pour effet de faire tomber les jours de boîte sur l’escadron comme la pauvreté sur le monde. Si bien que, du matin au soir, c’était un concert continu de jurements, de vociférations, d’invectives de toutes couleurs, de menaces faites et réalisées.
Or, un soir, comme, en leurs chambres respectives, les hommes procédaient à l’épluchage des pommes de terre, rangés en cercle autour d’un baquet à demi plein déjà et où les pommes tombaient de leurs doigts, une à une, avec le bruit sec d’une grêle, Faës dit tout à coup, avec un petit rire malin :
Faës : - Eh bé ! dis donc, La Guillaumette, toi qui r’nâcles tant sur la soupe, v’là l’coup pour et’ plaindre au colon.
Toute la chambre ricana. La Guillaumette qui s’était mis au lit, et qui, les deux mains sous la nuque, suivait le travail des camarades, dit tranquillement :
La Guillaumette : - Pourquoi que j’y dirais pas ? C’est t’y toi qui m’en empêcheras ?
L’un des cavaliers : - De fait, que la soupe ne vaut pas un clou. J’sais pas ce qu’ils fichent dedans, mais ça doit pour sûr être quéqu’chose comme les vieilles basanes du brig-four.
Faës : - Quien, pardi ! je n’n’ ai cor trouvé un morceau à c’matin.
Et tous les hommes firent chorus pour déclarer la gamelle impossible et jurer contre le fricoteur de cuisinier qu’il faudrait, profitant de la revue, dénoncer au colonel.
La Guillaumette : - Quand j’vous dis que j’y dirai.
Mais Faës haussa les épaules :
Faës : - T’y diras peaudezébie, v’là tout c’ que t’y diras.
La Guillaumette : - J’y dirai peaudezébie ! (cria La Guillaumette furieux et en se soulevant sur ses mains). Et pourquoi donc j’y dirai peaudezébie ? Est-ce que tu me prends pour un sale chouan comme toi ? Je suis de La Villetous, mon vieux, tu sauras ça.
Faës : - Tu crois q’ça me touche !
La Guillaumette : - Que ça te touche ou non, c’est kif-kif, entends-tu ? Maintenant, quand j’ai dit une chose, je la fais ! Pour lors que j’ferai du foin dimanche, et que l’colon n’y coupera pas. D’abord quoi, il n’est pas mauvais bougre, l’ colon.
Plusieurs soldats : - Ça, c’est vrai ; dis-y, La Guillaumette, dis-y !
La Guillaumette : - Certainement q’j’y dirai.
Et, subitement calmé, il exposa son plan, expliqua qu’étant sûr de parler le premier, vu sa place près de la porte, il dévoilerait le pot aux roses, la qualité de la gamelle, les tripotages du fourrier et du brigadier d’ordinaire avec les marchands de la ville, etc., etc., laissant seulement aux autres le soin de le soutenir. Les hommes, pour mieux écouter, s’étaient groupés autour du lit, en bras de chemise, les mains noires, les basanes retroussées au-dessus des sabots.
Tout à coup, une clameur s’éleva :
Les cavaliers : - As pas peur, va, La Guillaumette, on te soutiendra, nom de nom ! En v’là assez comme ça, de la viande pourrie. On nous prend trop pour des cochons ! Dis-y, La Guillaumette, dis-y.
Et la mélancolique extinction des feux parvint seule à remettre un peu de calme dans l’enthousiasme bruyant de la chambrée.
Le jour de la revue arriva.
Depuis quatre heures du matin, les hommes lavaient le plancher à grande eau, grattaient la planche à pain du bout de leurs couteaux, enduisaient de cirage les pieds de lit, et récuraient au tripoli les gourmettes des shakos et les coquilles de sabre. Toutes les cinq minutes, dans un vacarme de portes qui battent et retombent, des sous-officiers entraient, suant, hurlant, jurant des " sacré nom de Dieu " et accablant de jours de boîte le malheureux homme de chambre qui, ne sachant plus auquel entendre, galopait comme un affolé, dans les criailleries continuelles de : " L’homme de chambre, à l’eau ! L’homme de chambre, au cirage ! L’homme de chambre, au coup de balai ! "
Bref, à midi, tout était achevé, et les cavaliers en veste d’écurie, les basanes claires comme des glaces, attendaient debout au pied de leurs lits. À deux heures, le brigadier, en sentinelle sur le seuil de la porte, cria enfin :
Le Brigadier : - À vos rangs ! Fixe !
Il se fit un silence profond, tandis que, d’un seul mouvement, tous les hommes se découvraient. Le colonel parut, escorté d’une ribambelle d’officiers chamarrés de croix et de galons.
Il inspecta d’abord toute la salle d’un coup d’œil, puis, apparemment satisfait de la tenue de ses cavaliers, il s’approcha de La Guillaumette. Il commença par lui tirailler un à un tous les boutons de sa veste bleue pour se convaincre de leur solidité, s’assura ensuite de visu que le pantalon qu’il portait était bien maintenu à l’aide de bretelles, et, ceci fait, lui fit sur un ton jovial :
Le colonel : - Eh bien, mon brave, vous plaisez-vous au régiment ? Avez-vous une réclamation à m’adresser ?
La Guillaumette (simplement) : - Mon colonel, j’ai à vous dire que la soupe ne vaut rien.
Le colonel (s’exclamant) : - La soupe ne vaut rien !
La Guillaumette : - Non, mon colonel, rien du tout, y a que du déchet, du suif et de l’os. Le cuisinier est un fricoteur. Voilà tout ce que j’ai à vous dire.
Les hommes, toujours immobiles, l’œil fixe, les bras tombants, semblaient n’avoir pas entendu.
Le colonel : - Ah ! vraiment.
Le colonel (se tournant vers le fourrier) : - Eh bien, vous entendez, voilà un homme qui se plaint. La nourriture n’est pas bonne, paraît-il ?
Le fourrier changea de couleur et hasarda :
Le fourrier : - Mon colonel…
Le colonel (criant) : - C’est bon, nous viderons cette question tout à l’heure.
Le colonel : - Quant à vous, mon garçon (et il frappa amicalement sur l’épaule de La Guillaumette), vous avez bien fait de me prévenir. À partir de demain, la soupe sera meilleure ; vous pouvez y compter, c’est moi qui vous le dis.
Il était remonté de quelques pas, silencieux, mordillant du bout de ses dents brûlées le retour de ses longues moustaches couleur de foin. Brusquement, il exécuta un quart de cercle et se planta droit devant Faës.
Le colonel (d’une voix brève) : - Comme ça, la soupe ne vaut rien, ici ?
L’homme bouleversé, devint blanc comme un linge, et l’œil fixé sur le plancher, d’une voix à peine perceptible, répondit :
Faës : - Si, mon colonel.
Le colonel tressauta :
Le colonel : - Comment, si ? Mais voilà votre camarade qui prétend justement le contraire !
Faës se tut.
Le colonel : - Voyons, ne vous troublez pas ; qu’est-ce que vous pensez de la gamelle ?
Faës : - Elle est bonne, mon colonel.
Le colonel : - Bon. Et vous ?
Celui auquel s’adressait cette question eut un moment d’hésitation, puis balbutia :
Un soldat : - Mais… elle est… bonne.
Le colonel : - Parfait. Et vous là-bas, le gros rouge ?
Le gros rouge, qui depuis longtemps convoitait les galons de cavalier de première classe, répondit immédiatement :
Le gros rouge : - Mon colonel, la soupe est excellente.
Le colonel, cette fois, se tut ; mais revenant vers La Guillaumette :
Le colonel : - Ah ça ! qu’est-ce que vous me chantez, vous ?
La Guillaumette : - Mon colonel…
Le colonel : - Quoi ? Qu’est-ce que c’est ! Vous répliquez maintenant !
La Guillaumette : - Mais…
Le colonel : - Voulez-vous bien me foutre la paix ! Vous êtes une forte tête, à ce que je vois ; vous voulez faire de la rouspétance. Vous tombez bien. Mar’chal d’logis de semaine vous me fourrez quinze jours de boîte à cet homme-là !
Et voilà comment, au 15e chasseurs, la gamelle qui ne valait rien valut pourtant quinze jours de prison au complaisant La Guillaumette
En 1884, il publie dans un quotidien "Les Petites Nouvelles", une chronique drolatique qui remporte du succès. Sommé de produire des textes plus longs, il se récuse d'abord en disant :
"Je n'ai pas d'imagination."
Puis il persévère avec une galerie de portraits qui se succèdent.
En 1886, il publie ses écrits et souvenirs de caserne dans "Les Gaîtés de l’Escadron" puis en 1888, "Le train de 8 h 47", en 1891, "Lidoire"…
Employé de l’administration des cultes, il arrive souvent en retard et rencontre ceux qui partent en avance ! Il voit la ruse, la paresse par absence de sanctions et il trouve là de nouveaux sujets d’observation et publie en 1893, "Messieurs les Ronds de cuir". On y découvre un écrivain caricaturiste, d’un humour caustique et souvent amer qui reflète l’image de sa vie quotidienne de petit fonctionnaire désabusé par son travail. Il peint les gens tels qu’ils sont. Voici quelques extraits de "Messieurs les Ronds de cuir" qui en témoignent :
"En moyenne, il (l'employé) faisait le mort une fois la semaine sans que l'Administration, bonne bête, eût l'air de s'en apercevoir ; mais la question était de savoir jusqu'à quel point tiendrait, devant l'abus, une tolérance faite, en partie, d'inertie et d'habitude prise. Surtout que, depuis quelques temps, M. de la Hourmerie, son chef, changeait d'allures à son égard, affectait ses lendemains d'absence, une raideur sèche et mécontente, s'enfermait en un de ces mutismes qui désapprouvent, sécrètent perfidement autour d'eux la gêne des situations fausses point éclaircies. Et c'est pourquoi, convaincu encore que navré, il s'était pourtant décidé à régler sa consommation et, lentement, s'était acheminé vers son poste par la place des Pyramides et les Tuileries."
À l'opposé, Monsieur Van der Hogen, était un travailleur infatigable :
"Libre de nager, de patauger, de s'ébattre, en une pleine mer de documents officiels, de débats jurisprudentiels, de rapports administratifs accumulés les uns sur les autres depuis les premiers âges de la Direction, il passait d'exquises journées à galoper de son cabinet aux archives, où il s'éternisait inexplicablement et d'où il revenait blanc de poussière, pressant sur son plastron, de ses mains de charbonnier, des dossiers que visiblement il avait dû aller chercher à plat ventre sous les arêtes aiguës des toits, embroussaillées de toiles d'araignée. Il avait apporté une échelle double, du haut de laquelle, souriant et âpre, il fouillait les recoins de sa pièce, sondant de coups de poing le plafond et les murs, avec l'espérance que, peut-être, d'autres documents en jailliraient encore !…"
Par habitude, cet employé vole un document. Georges COURTELINE a l'art de le dire :
"Une fois qu'il passait devant la porte ouverte du rédacteur Chavarax, il aperçut le bureau vide, et, sur la table, un dossier gigantesque, de la hauteur d'une cage à serins.
Le legs Quibolle!…
Sauter dessus, s'en emparer comme d’une proie et l'emporter en son repaire, fut pour lui l'affaire d'un instant. Accomplie à l'insu de tous, l'opération réussit à merveille, et une heure après, - pas deux ; une ! - la question était tranchée. Entre les deux mains secouées de zèle du terrible Van der Hogen, une à une les pièces du dossier s'en étaient allées Dieu sait où, voir si le printemps s'avançait ; celles-ci lâchées sur la province à fin de compléments d'instruction, celles-là emmêlées par erreur à des pièces d'autres dossiers. D'où un micmac de paperasses à défier un cochon d'y retrouver ses petits et l'immobilisation définitive d'une affaire devenue insoluble."
Georges COURTELINE décrit très bien l'art de savoir berner l'autre, en lui laissant l'espoir :
"- Ça marche, votre affaire.
- Oui ? questionna le pâle Sainthomme.
- Tout à fait ; oh mais, tout à fait !… J’ai vu notre homme hier soir.
- Eh bien ?
- Eh bien ! l'affaire est dans le sac. Il a longuement parlé de vous au Président de la République, qui s'est montré fort attentif et aussi bien intentionné que possible à votre égard. Ce sera pour le 14 juillet.
- Sûr ?
- Ou pour le 1er janvier. Pour cette année, enfin… ou l'autre. C'est imminent, en tout cas.
Il parlait, et les yeux de Sainthomme flambaient verts, tels les yeux en bouchon de carafe de ces gigantesques poupées qu'anime O'Kill le ventriloque, cependant qu'à Grenelle, rue de l'Exposition :
- Quand on pense, criait la femme devant le vide sinistre du buffet, quand on pense que, depuis sept ans, on ne l'a pas augmenté d'un sou !… Deux cent francs seulement, mon Dieu ; une augmentation de deux cent francs, et ce serait le loyer payé !…"
Après ces extraits, regardons quels noms, Georges COURTELINE choisit pour ses héros : Flick, Landhouille, Barbemolle, Desrillettes, le père Soupe et bien d'autres noms succulents qui font la joie du lecteur déjà avant d'avoir commencé à lire l'histoire.
Depuis 1892, il vit avec Suzanne BERTY, une actrice de vingt-trois ans, dans une petite maison de la Butte Montmartre : là, les poules du voisinage viennent picorer sur la table et les chats ronronnent au coin du feu. La vie y est plutôt mouvementée : "Au naturel, avec des assiettes qui se brisaient réellement et des biftecks trop cuits qu’on se jetait à la figure …" (Roland DORGELÈS, extrait de son livre : "Quand j’étais montmartrois"). Catulle MENDÈS, un jour invité à déjeuner chez eux, eut la surprise de découvrir un drap pour nappe, une taie d'oreiller pour serviette car Suzanne avait pris sur le dessus de la pile de linge ! C'était la vie de bohème.
Son père, bourgeois, n’apprécie pas les critiques acerbes de son fils sur les institutions mais Georges COURTELINE veut être l’ennemi de toutes les tyrannies, de tous les fanatismes par sa plume.
Il fait jouer de courtes comédies comme "Boubouroche" (1893) qui est saluée comme un chef d’œuvre par la presse ; c’est une fantaisie originale et burlesque qui force le rire et d’un sens rare de la vérité. C'est l'histoire d'une femme qui trompe un homme depuis huit ans déjà, sans qu'il s'en aperçoive. Il l'entretient, lui obéit et même en face de l'amant, il finit par croire son mensonge évident et, comble du cocasse, à lui demander pardon. Je ne peux pas m'empêcher de vous en faire partager quelques extraits :
Potasse : "(…) Tu es heureux ?"
Boubouroche : "Infiniment. Que me manquerait-il pour l’être ? Je suis un homme sans appétits ; je puis me lever à mon heure et me coucher quand ça me convient ; mes moyens me permettent de manger à ma faim, de me désaltérer à ma soif, de fumer à ma suffisance et de prêter cent sous, quand l'occasion s'en présente, à un camarade gêné. J'ai, en plus, la liaison bourgeoise qui convenait à un homme comme moi ; une petite compagne sensée et économe, que j'aime, qui me le rend bien, et dont la fidélité ne saurait faire question une seule minute. Alors quoi ? Oui, je suis heureux autant qu'il est possible à un homme de l'être ; et c'est ce qui me permet, vois-tu, vieux, d'être indulgent aux pauvres diables qui aiment mieux gagner que perdre au noble jeu de la manille et préfèrent mon tabac au leur, parce qu'il est meilleur marché."
Boubouroche rencontre un monsieur qui, croyant bien faire, lui dit :
Le Monsieur : "Eh bien! monsieur, elle vous trompe".
Alors le doute s'insinue dans son esprit et il découvre en effet, l'amant chez son amie. Sa colère monte et il s’énerve :
Boubouroche : "Je vais faire un malheur !"
Après une explication orageuse, Adèle qui le connaît bien se fait suppliante :
Adèle : "Ne pleure pas, je t'en prie. Je n'ai déjà pas trop de courage !… Car enfin, je ne me faisais pas trop d'illusions et je savais bien que notre liaison ne pouvait pas être éternelle… mais je croyais pouvoir compter encore sur quelques années de bonheur."
Boubouroche : "Jure de ne plus recommencer, au moins. Je t'ai dit que ma tendresse pour toi pouvait aller jusqu'au pardon. (…) Je ne peux pas te quitter. C'est plus fort que moi." (…)
Adèle : "Réponds mieux que ça. Tu me pardonnes ?"
Boubouroche (d'une voix étranglée) : "Oui."
Adèle : "Tu me pardonnes de tout ton cœur ?"
Boubouroche : "Je te pardonne de tout mon cœur."
Adèle : "Et tu ne reparleras jamais de cette abominable soirée ?"
Boubouroche : "Jamais"
Adèle : "Tu me le jures ?"
Boubouroche : "Je te le jure."
Adèle : "Bon. Eh bien ! Je ne t'ai pas trompé. Tu me croiras peut-être, à présent que je n'ai plus d’intérêt à mentir. (S’emparant de ses deux mains.) Regarde-moi dans les yeux. Ai-je l'air, oui ou non, d'une femme qui dit la vérité ?… Ah ! le nigaud, qui gâche sa vie (…) ! N'ai-je pas été pour toi la plus douce des maîtresses ? La plus patiente et… - il faut bien le dire ! -… la plus désintéressée ?"
Boubouroche : "Si."
(…)
Boubouroche : "Ah ! chameau !!!"
Adèle (terrifiée) : "Moi ?"
Boubouroche (tendrement ému) : "Mon chat ! Comment peux-tu croire ?… Non, je pense à un vieil imbécile auquel, d'ailleurs, je vais aller dire deux mots."
Il se lève, va prendre son chapeau, s’en coiffe et se dirige vers le fond.
Adèle (étonnée) : "Qu'est-ce que tu fais ?"
Boubouroche : "Un compte à régler. Ne t'inquiète pas. Je ne fais qu'aller et revenir."
Il sort, laissant ouverte la porte qui donne accès sur le vestibule, en sorte qu’on le voit ouvrir la porte de l’escalier. À cet instant, passe, regagnant son domicile, le vieux monsieur du premier acte.
Boubouroche : "Ça tombe bien ; j'allais chez vous."
Il dit, l'empoigne à la cravate et l'amène rudement en scène.
Le monsieur (ahuri) : "Hein ! Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a ?"
Boubouroche : "Et si je vous cassais la figure, maintenant ?… Si je vous la cassais, la figure ?"
Le Monsieur : "Voulez-vous me lâcher !"
Boubouroche : "Ah ! Adèle est une petite gueuse ! Ah ! Adèle est une petite gueuse ! Vous êtes un vieux daim et une poire."
Georges COURTELINE précise au sujet de cette pièce : "Sur une donnée mille fois exploitée déjà, j'ai tenté de broder des arabesques nouvelles, des intentions d'observation et - oserais-je le confesser ? - des volontés de littérature !" (L'Europe du 28.04.1893). A-t-il réussi ? À vous de juger. Pour moi, je trouve que son comique est proche de celui de Molière. D'autres écrivains de son époque l'ont aussi pensé mais cela mettait Georges COURTELINE très en colère.
Puis paraît "Un client sérieux" (1897), "Le gendarme est sans pitié" (1899), "Le commissaire est bon enfant" (1899). Il est nommé chevalier de la Légion d’Honneur. Il continue d’écrire et publie "L’article 330" (1900), "La Paix chez soi" (1903), "La conversion d’Alceste" (1905), pièce commandée par l'Académie française.
En 1900, il n’a pas changé d’allure et voici comment Jules RENARD le décrit dans son journal : "Courteline avec une serviette pleine de vieille littérature, et ses mèches de cheveux toujours collés comme des pinceaux, gueule contre ce malfaiteur, ce cochon de Boileau qui n’a fait qu’emmerder Corneille, contre la société des auteurs qui touche onze pour cent sur nos droits en province et étend la province jusqu’au boulevard des Capucines …"
Il ne veut pas se prendre au sérieux et, lorsqu’un journaliste d’une grande revue lui demande : "Quel est le rêve de votre existence ?", il répond simplement : "Imperatoria brevitas", "Qu’on me foute la paix !". La vie simple lui plaît, boire dans un petit café "plutôt trop de bon vin qu'un peu de mauvais" et jouer aux cartes, sa passion, en particulier à la manille.
Il continue d’écrire des saynètes, des contes, des nouvelles en grand nombre, toujours dans le même état d’esprit. Son travail routinier de fonctionnaire lui donne un regard désabusé sur la vie.
Georges COURTELINE s’est marié une première fois avec Suzanne BERTY en 1902, charmante actrice mais insouciante, dont j’ai déjà parlé plus haut. Après sa mort, il se remariera avec Mademoiselle Marie-Jeanne BRÉCOURT, interprète des "joyeuses Commères". Elle sera pour lui, une tendre compagne. Ils resteront ensemble vingt-deux ans, jusqu’à la mort de l’écrivain.
En 1912, il est nommé Officier de la Légion d’Honneur. Après cinquante-quatre ans, il écrira peu, doutant de lui-même, étant sans ambition et sans vanité puis il décide de voyager en Afrique du Nord, en Italie, en Hollande, en Norvège, en Afrique, en Europe. Pendant la guerre mondiale, il vivra à Tours avec sa femme et finira sa vie à Noizay puis Rochecorbon pour revenir à Tours.
En 1916, il retrouve Anatole FRANCE qui est à Saint-Cyr-sur-Loire, à La Bechellerie ainsi que Lucien GUITRY. Il a l’amertume du sage et publie chez Flammarion, "La Philosophie de Georges COURTELINE".
L'écrivain était agacé des interviews et avait fait imprimer une belle lettre de refus :
"Monsieur et cher confrère, en réponse à votre lettre du … par laquelle vous voulez bien me demander mon avis à propos de … J'ai l'honneur de vous informer que je m'en fous complètement. Dans l'espoir que la présente vous trouvera de même, je vous prie d'agréer, Monsieur et cher Confrère, l'assurance de mes sentiments dévoués."
En 1921, il est nommé Commandeur de la Légion d’Honneur. En 1926, l’Académie française lui décerne son grand prix. La même année, il est nommé membre de l’Académie Goncourt. Il accepte car il y a "ni uniforme, ni concours."
Amputé de sa première jambe en 1925, puis de l’autre en 1929, il demande à voir un prêtre et reçoit les derniers sacrements. Il meurt en 1929 à soixante et onze ans, le jour de sa naissance c’est-à-dire le 25 juin. Il repose au cimetière du Père-Lachaise. Après sa mort, Georges COURTELINE n'est pas tombé dans l'oubli. Roland DORGELÈS en 1930, fonde un prix Georges COURTELINE, à la mémoire de son ami. Roger CAQUET relancera ce prix qui est toujours décerné chaque année.
Parfait nouvelliste mais romancier occasionnel, il a décrit le bureaucrate, le collégien et le soldat avec une verve inventive jamais démentie, sachant analyser le cocasse de la vie quotidienne. D'ailleurs, le terme "courtelinesque" décrit un problème qu'un homme seul aurait pu résoudre mais que la cohorte des fonctionnaires transforme en un embrouillamini inextricable. Puissions-nous vivre de sa philosophie de la vie, comme lui ne pas se prendre trop au sérieux, haïr l’hypocrisie, l’orgueil, la méchanceté, pourchasser la bêtise, estimer les êtres selon leur âme et leur caractère et non pas selon leurs parures !
Catherine RÉAULT-CROSNIER
BIBLIOGRAPHIE :
BOURIN André, COURTELINE Georges, Magazine de la Touraine n° 6, avril 1983.
COURTELINE Georges, "Messieurs les Ronds-de-cuir", éditions Flammarion, Paris, 1966.
COURTELINE Georges, "Théâtre, contes, romans et nouvelles, philosophie, écrits divers et fragments retrouvés", éditions Robert Laffont, Paris, 1999.
DORGELÈS Roland, Georges COURTELINE, enfant de Tours, moineau de Montmartre. Gravures de Ferdinand DUBREUIL, édition personnelle de l'artiste, 1958, Paris et Tours.
DUBEUX Albert, "La curieuse vie de Georges COURTELINE", éditions Pierre MORAY, Paris VI, 1958.
LEPROHON P et MARINIE. A, "Hommes et cités du Val de Loire", éditions du Sud et Albin Michel, 1966, Lausanne.
PÉCHINOT Jean-Luc, COURTELINE Georges, Magazine de la Touraine n° 53, janvier 1995.
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