2èmes RENCONTRES LITTÉRAIRES
DANS LE JARDIN DES PRÉBENDES

Vendredi 4 août 2000, de 17 h 30 à 19 h

 Anatole FRANCE

(1844 - 1924)

et ses écrits en Touraine

Portrait d'Anatole FRANCE, dessiné par Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Anatole FRANCE a soixante-dix ans en 1914 quand il se retire à La Béchellerie, aux environs de Tours, à Saint-Cyr-sur-Loire exactement et il y restera dix ans jusqu’à sa mort. On ne peut pas à proprement parler d’un tourangeau cependant il a écrit deux livres en Touraine :

- "Le petit Pierre" en 1918, qui est un recueil des souvenirs du temps disparu ;

- "La vie en fleur" en 1922.

Cette même année, il reçut le prix Nobel de littérature et atteint une gloire nationale.

Il est mort le 12 octobre 1924 à La Béchellerie où il a terminé sa vie. Sa propriété a ensuite été occupée par son petit-fils écrivain, Lucien PSICHARI qui est aussi l'arrière petit-fils de RENAN. Monsieur Rodolphe MARCHAIS y vit actuellement et a rénové La Béchellerie qui est une demeure privée et donc ne se visite pas.

Tout près de lui, s’installera BERGSON en 1937. Anatole FRANCE disait de la Touraine :

"Bien chers amis, cette Touraine, où je voudrais tant vous voir, est vraiment une terre de délices. L'air y a une douceur qui dépasse cette douceur angevine, vantée par un poète. (Extrait d'une lettre du 20 avril 1915) (…) Je n’ai pas trouvé d’endroit qui convînt mieux au climat de mon cœur (…)".

Voilà ce qui suffit déjà à ce que l’on s’intéresse à cet écrivain.

 

Sa biographie :

Il est né le 16 avril 1844, à Paris. Son père, François Noël THIBAULT était issu d’une famille pauvre d’Anjou. Il fut soldat puis bouquiniste quai Voltaire à Paris.

Il adorait sa mère, Antoinette GALLAS qui était beauceronne, née de père inconnu. Cependant il la trouve "trop sensible, trop aimante, trop facile à émouvoir pour trouver la paix en elle-même, la religion… lui apportait la tranquillité heureuse." Son patronyme était Jacques Anatole THIBAULT mais il a choisi de s’appeler Anatole FRANCE.

Ses succès scolaires étaient médiocres. Il gardera une certaine rancœur de cette époque de sa vie :

"À mon avis, il n’y a qu’une école pour former l’esprit, c’est de n’aller dans aucune école."

De même, à l’approche du baccalauréat, il dit :

"Je lisais sans mesure et sans choix, et je m’aperçus bientôt avec une surprise fort ridicule que je ne savais rien, que je n’avais même pas appris à apprendre."

Il dévore alors Darwin et se découvre transformiste.

Ce fut un adolescent timide, au physique peu séduisant ce qui l’entraîna tout d’abord dans des déboires amoureux. Il refuse de succéder à son père, libraire qui prend une retraite soudaine. Cependant, il est obligé d’accepter des besognes de librairie et de journalisme rebutantes pour vivre. Il confie alors :

"Il vaut mieux être bête comme tout le monde que d’avoir de l’esprit comme personne."

Il est aussi un garçon romantique et gauche. En 1865, il rêve d’Élise DEVOYD, pensionnaire au théâtre français, comédienne puis d’une autre comédienne. Il écrit des poèmes naïfs et touchants qui sont inédits. Son père n’a pas confiance en ses dons d’écrivain. Il dit d’ailleurs :

"Il n’a pas de position (…) Il barbouille du papier."

Il fait la connaissance des poètes du Parnasse en 1867. En 1868, il publie un livre sur Alfred de VIGNY. En 1873, il publie des "Poèmes dorés", dédiés à LECONTE DE LISLE. En 1875, il prépare le cinquième recueil du Parnasse contemporain. Il y refuse VERLAINE, MALLARMÉ, Charles CROS !

En 1876, il devient fonctionnaire à la Bibliothèque du Sénat.

En 1877, il se marie avec Marie-Valérie GUÉRIN de SAUVILLE, fille d’un commis des finances, délicieuse blonde de vingt ans. Sa première fille, Suzanne, naît en 1881. Il publie "Crime de Sylvestre Bonnard", œuvre qui est couronnée par l’Académie française. En sept à huit ans, il a réussi à acquérir une notoriété et devient un chroniqueur anticonformiste, poète avant d’être romancier. En 1884, il est fait Chevalier de la Légion d’honneur. En 1885, il publie chez Calmann-Lévy, "Livre de mon ami".

En 1887, il attaque le roman "La terre" d’Émile ZOLA. L’année suivante, il fait la connaissance de Madame de CAILLAVET qui le console et l’installe chez elle, dans son deuxième étage où il a son cabinet de travail et son couvert. Il a rompu alors avec sa femme (en 1892). Il publie des récits et écrit un article élogieux sur MALLARMÉ en 1893 ; pourtant il l’avait refusé du Parnasse contemporain en 1875 mais MALLARMÉ est maintenant connu. Anatole FRANCE confie à sa bien aimée :

"Nous nous sommes connus trop tard. Mon bien, mon tout, je t’aime."

Elle lui insuffle la confiance en lui. Il publie (en 1893) "La rôtisserie de la reine Pédauque", une "Vie de Jeanne d’Arc" très controversée car il en fait une hallucinée. Il utilise dans ce livre son art de l’humour acerbe et osé ; il écrit aussi "Une vie de Rabelais", un roman "Lys rouge" puis "Thaïs", opéra qui est l’aboutissement d’imaginations anciennes chez lui. C’est le roman de l’épanouissement charnel, la liquidation d’une grande hantise, celle de l’échec sexuel. Marcel PROUST aime ses écrits et lui dit.

En 1895, il est nommé Officier de la Légion d’honneur. Il est riche et célèbre. L’année suivante, il est élu à l’Académie française. Un an après, il publie "L’histoire contemporaine", en 1900 "Nozière". Ses écrits évoluent vers le socialisme. Il affirme :

"Je suis socialiste parce que le socialisme est la justice, je suis socialiste parce que le socialisme est la vérité, qu’il sortira du salariat aussi fatalement que le salariat est sorti du servage."

En 1902, il publie "Opinions sociales". Sa fille Suzanne se marie avec un capitaine dreyfusard, républicain comme son père. Anatole FRANCE insiste sur ses idées anticléricales. Il croit que l’église est une institution d’erreur et d’intolérance mais son enthousiasme politique se transformera peu à peu, de 1903 à 1908, en amertume et désenchantement. Lorsque sa fille divorce, il est furieux car cela lui fait du tort d’un point de vue politique. Il ne se réconciliera d’ailleurs jamais avec elle.

Après "Histoire comique" en 1903, il publie "Sur la pierre blanche" en 1905. En 1909, il part en tournée en Argentine et se lie avec une actrice Jeanne BRINDEAU. Sa vieille amie, Madame de CAILLAVET en l’apprenant, essaie de se suicider. Il rompt alors avec la jeune ce qui n’empêchera pas la mort de sa vieille amie. En 1911, il a une liaison avec une américaine, Madame GAGEY qui se suicidera, elle aussi, en décembre 1911, par dépit amoureux. En 1912, il fait paraître "Les Dieux ont soif", en 1913 "Le génie latin". Il est devenu maintenant un romancier très productif et très célèbre. Ses livres se succèdent : en 1914, dans "La révolte des anges", il envisage une amitié franco-allemande ce qui suscite des réactions menaçantes. Il essaiera de se justifier par la suite, demandant même à être incorporé mais il est déclaré inapte. Il s’installe alors à la Béchellerie, près de Tours.

C’est une gentilhommière de la fin du XVIIème, qui a des parties plus anciennes dans les dépendances. Elle a une longue façade de pierre blanche coupée d'un perron et surmontée d'un toit d'ardoises ajouré de lucarnes. Elle domine la Loire. Anatole FRANCE la fait agrandir. Pendant ce temps, il loge à l'Hôtel de l'Univers et court les antiquaires pour se procurer des meubles. Il achète des terres, rénove des chais et le fournil. Dans la cour d’honneur, il fait construire un bassin. Dans un chais, de nouvelles pièces d’habitation sont installées et l’ancienne orangerie qui était auparavant une chapelle, est transformée par ses soins, en bibliothèque pour abriter ses livres. Les chambres d'amis sont richement décorées, par contre la sienne reste simple. Près d’un petit bois, dans la cour, devant la maison, une statue d’une baigneuse de FALCONET se mire dans un bassin : l’écrivain suivant son goût italien, orna de statues, son petit domaine. Il dessine une charmeraie avec quatre anges potelés et des tilleuls. À l'arrière de la demeure, il souhaite des jardins à la française encadrée de magnolias. Il est amoureux de la Touraine et ne se lasse pas de contempler le vallon de la Choisille qu'il voit de sa propriété. C'est ici pour lui, un havre de paix. Lorsqu’il se maria avec Emma La PRÉVOTTE qui était malade, il fit arranger un petit salon chinois. Il travaille soit dans le salon bureau du rez-de-chaussée, soit dans la bibliothèque de l’orangerie. Très accueillant, Anatole FRANCE reçoit beaucoup d'amis de Paris : Léopold KAHN, son éditeur CALMANN-LÉVY, des artistes comme le sculpteur BOURDELLE, des comédiens, Sacha GUITRY et son père Lucien, des hommes politiques, des gens de lettres dont COURTELINE : ils avaient l'un pour l'autre une estime réciproque et aimaient se retrouver à la librairie Tridon, rue Nationale où d'ailleurs Anatole FRANCE allait souvent dans sa Panhard-Levassor rouge, conduite par son chauffeur puis dans une Voisin 18 chevaux bleu marine. Il aimait aussi aller sur les routes de Touraine ; ses deux promenades favorites étaient celles de la Pagode de Chanteloup et de la ferme de la Chavonnière et dans la forêt de Larçay où fut assassiné Paul-Louis COURIER dont nous parlerons le vendredi 25 août ici même.

Il aimait tellement recevoir dans sa propriété de La Béchellerie que de nombreux tourangeaux y venaient pour leur promenade dominicale. À cette époque, Louis PARROT, écrivain contemporain d’Anatole FRANCE, le décrit ainsi :

"Il apparaissait sur le seuil, vêtu de sa robe de chambre de moire rouge, risquait un pas sur le perron et rentrait sans prêter attention aux vingt curieux qui venaient trois fois par jour l’entrevoir à travers les grilles du parc."

On raconte l'anecdote suivante, très caractéristique : après le départ d'une famille tourangelle très bien reçue, ses amis présents lui demandent qui ils étaient d'autant plus qu'ils étaient souriants, à l'aise, avaient pris du thé et des gâteaux mais n'avaient pas parlé et d'autant plus qu'il leur avait dit : "À dimanche prochain". Il leur répond : "Je ne les connais pas du tout ! Je leur ai dit à dimanche prochain. Ça leur faisait tellement plaisir !"

En 1917, il veut une paix sans victoire. Il est désabusé, triste et pessimiste. Sa fille Suzanne meurt d’une grippe foudroyante. Elle s'était mariée en deuxième noce avec Michel PSICHARI qui fut tué sur le front un an avant sa mort, laissant un orphelin de douze ans, Lucien PSICHARI. Il lui dédie "Le petit Pierre" en 1919. Il réclame la garde de ce petit-fils et devient son tuteur. Il l'installe en Touraine, à La Béchellerie. Il ira au lycée Descartes et on lui achètera une bicyclette pour ses déplacements. Il gardera respect et admiration pour ce grand-père qui l'aimait tendrement.

En 1920, il se marie avec Emma LA PRÉVOTTE, son ancienne domestique et secrétaire, à la mairie de Saint-Cyr-sur-Loire. Dès 1883, la mairie accueillait l’école des garçons. Cet établissement porta par la suite son nom et un buste de l'écrivain fut placé au pied de l'ancienne mairie. Anatole FRANCE aimait les instituteurs et assistait à la distribution des prix à l’école de Saint-Cyr-sur-Loire. En 1919, il prononce un discours prophétique :

"Il faut bannir de l’enseignement tout ce qui excite à la haine de l’étranger, même à la haine de l’ennemi d’hier. Il faut bannir les livres, les jouets et les films qui incitent à la violence, à la cruauté, à la guerre. L’heure est venue d’être "citoyen du monde" ou de voir périr toute notre civilisation."

Ces paroles sont toujours d'actualité puisqu'aussi bien, la lutte contre le racisme que la violence gratuite, sont au cœur de nombreux débats de ce début de XXIème siècle.

Il félicitait aussi les lauréats du certificat d’études, alors si convoité en les embrassant. Anatole FRANCE ne manquait aucune occasion de louer le travail des instituteurs, par exemple, il aurait dit à trois instituteurs venus lui rendre visite à la Béchellerie :

"L’œuvre des instituteurs pour obscure et humble qu’elle fût, était précieuse et nécessaire."

Anatole FRANCE participera d’ailleurs au congrès des syndicats d’instituteurs au cours duquel il aurait dit :

"Mes amis, faites haïr la haine."

En 1922, paraît "La vie en fleur" (mise à l’index par le Saint Office), puis en novembre, "Salut aux soviets". Il écrit des conférences patriotiques comme par exemple :

"La vérité est dans le Gouvernement par le peuple, pour le peuple… Vous êtes femmes, et les femmes sont plus courageuses que les hommes. Sauvez l’humanité ! (…) Ô femmes ! Ô mères, nos petits-enfants verront les États-Unis d’Europe, ils verront la République universelle…"

Paroles d’avant-garde à une époque où la femme avait peu de droits et où l’image d’une Europe unie était peu probable. Paroles futuristes mais qui semblent réalistes maintenant en 2000, à l’approche de la construction de l’Europe et de la reconnaissance des droits de la femme.

Il participe au IVème Congrès de la Troisième Internationale. L’Humanité réorganisée, purgée, Anatole FRANCE n’écrira plus. Il se tait, ne s’inscrira pas au Parti Communiste et il a cessé de s’inscrire au Parti Socialiste.

Le 7 mai 1923, il refait son testament, partageant sa fortune entre sa femme et son petit-fils.

En 1924, il est terrassé à Paris, par l’artériosclérose mais vient mourir à La Béchellerie à quatre-vingts ans (le 12 octobre 1924). Il reçoit des obsèques nationales à Neuilly et est enterré dans la tombe de ses parents. Il avait émis le désir de reposer au cimetière de Saint-Cyr-sur-Loire mais son souhait ne fut pas exaucé.

À peine mort, il est vilipendé par un pamphlet collectif des surréalistes. Louis ARAGON le décrit ainsi :

"Tout le médiocre de l’homme, le limité, peureux, conciliateur à tout prix."

André BRETON, lui, se dit heureux de sa disparition. Pierre LOTI et BARRÈS le traitent d’idiot, de traître, de policier. André GIDE affirme :

"Il lui manque ce tremblement qui signale les grandes œuvres."

En 1925, Paul VALÉRY est nommé à sa place, à l’Académie française et s’arrange pour ne pas le citer. Décidément, Anatole FRANCE n’était pas très apprécié par ses contemporains ce qui ne remet aucunement en cause sa valeur et sa célébrité.

Pendant la lecture de la rencontre sur Anatole FRANCE, le 4 août 2000

Ses écrits en Touraine :

Anatole FRANCE a écrit en Touraine, principalement des recueils liés à ses souvenirs de jeunesse, évoqués avec délicatesse, dans "Le petit Pierre" et "La vie en fleur" dont nous allons parler maintenant.

"Le petit Pierre" est dédié à son petit-fils. C'est l'histoire romancée de son enfance, des sensations qu'il a retrouvés dans la vieillesse. Les souvenirs anciens sont ceux qui persistent le plus longtemps, avec une acuité étonnante.

Il commence par décrire sa naissance :

"Il y eut une grande assemblée de dames respectables dans la chambre de Madame Nozière pour y attendre ma venue… On était en avril (…) Je vins au monde à cinq heures du matin. (…)"

Puis il reconnaît comment s'est formé son caractère, en s'opposant à son père :

"En m'ajustant sur mon père, je devins pessimiste et joyeux, comme il était optimiste et mélancolique. En toutes choses, d'instinct, je m'opposais à lui."

Sa mère, elle, reste dans une sphère vaporeuse puis il la voit changer avec les soucis de la vie quotidienne :

"Ma mère avait un esprit charmant, l'âme belle et généreuse et le caractère difficile. Trop sensible, trop aimante, trop facile à émouvoir pour trouver la paix en elle-même, la religion, disait-elle, lui apportait une tranquillité heureuse. (…) Les soins du ménage et les soucis d'un amour maternel (…) assombrirent son caractère et troublèrent sa santé naturellement bonne. Elle affligea mon enfance par des accès de mélancolie et de crises de larmes."

Il faut dire qu'Anatole FRANCE n'était pas à proprement parler un enfant sage et il ne manquait pas d'idées pour faire des bêtises. Par contre, il raisonnait déjà :

"Vivre, c'est désirer."

Il se voyait hors du monde :

"Le monde inconnu nous enveloppe, c'est tout ce qui est hors de nous. Et, puisque nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, nous ne l'atteindrons jamais."

Il n'est pas indifférent aux femmes et la première fut Alphonsine qui lui piquait les mollets avec une aiguille par surprise mais dont il garde une certaine nostalgie :

"Alphonsine me faisait plus de peur que de mal. (…) Elle devenait une grande demoiselle ; ses perfidies, moins naïves, avaient désormais d'autre objet qu'un petit garçon comme moi."

Voyant ses parents vendre une partie de leurs biens, il comprend la dureté de la vie :

"Ainsi j'appris, dès ma plus tendre enfance, à connaître la race des hommes de loi et des hommes d'affaires, race immortelle : tout change autour d'eux et ils demeurent semblables à eux-mêmes. Ils sont tels que Rabelais les a peints ; ils ont gardé leurs becs, leurs griffes."

À dix ans, il se décrit ainsi :

"J'étais déjà sage au moins sur un point : je concevais qu'il ne faut rien regretter de ce qui est irréparable, qu'en un mal sans remède, comme dit Malherbe, il n'en faut pas chercher et que se repentir d'une faute, c'est ajouter proprement à un mal un mal encore pire. Il faut se pardonner à soi-même pour s'habituer à pardonner beaucoup à autrui."

Quelle sagesse pour un enfant de dix ans ! Il avait déjà l'art d'analyser une situation et d'en retirer la "substantifique moelle", afin de progresser dans la connaissance de soi et de la manière de vivre avec les autres. Cela dénote bien un esprit hors du commun, me semble-t-il. Cette finesse d'analyse ne l'empêche pas d'avoir envie de mordre dans la vie à pleines dents et d'en profiter au maximum :

"Si le regret n'eut point d'emprise sur moi, le désir a conduit ma vie entière. Je puis dire que mon existence fut un long désir. J'aime désirer. (…) Désirer avec force, c'est presque posséder."

Cette vie dont il a soif, passe par le rêve dans sa chambre. C'est là qu'il construit son esprit :

"Dès que j'eus ma chambre à moi, j'eus une vie intérieure. Je fus capable de réflexion, de recueillement. (…) C'est là que mon esprit se forma, s'élargit et commença à se peupler de fantômes. (…) C'est là que m'apparurent, d'abord vagues et lointaines, les simulacres effrayants de l'amour et de la beauté."

Sa vie s'y est forgée mais son idéal humain, peu à peu, a été déçu par la réalité quotidienne et dans ce livre, "Le petit Pierre", sorte de mémoires de l'enfance, on découvre la nostalgie des illusions qui se perdent peu à peu, au passage dans la vie adulte et ses déceptions devant sa manière d'être et celle des autres. Heureusement, Anatole FRANCE sait prendre la vie avec philosophie :

"Il faut se pardonner beaucoup à soi-même pour s'habituer à pardonner beaucoup aux autres."

 

Comparons ce livre avec "La vie en fleur". Là aussi, les souvenirs de jeunesse affleurent. Il part un peu comme Marcel PROUST, à la recherche du temps perdu dont il garde la nostalgie. Il part à la recherche des personnages familiers. Il se représente sous les traits de Pierre Nozière qui n'est autre que lui-même. Il réfléchit sur les rapports des êtres au monde. Il reconnaît la cruauté de la vie, sa sottise, l'absurdité du monde et essaie d'apprécier les saveurs de la vie. Il nous confie :

"Il est doux de se souvenir."

Comme il adorait sa mère, il n'est pas étonnant que son dernier mot fut pour elle : "Maman !"

Il fait aussi l'éloge d'idées contradictoires comme la vérité et le mensonge :

"Mentir, c'est procéder à un arrangement littéraire."

Sa sagesse est faite de modération, de scepticisme et d'indulgence :

"J'appelle raisonnable celui qui ne s'efforce pas de l'être. (…) Le désir tue le charme de son insatisfaction."

Il fait aussi l'éloge de la coquetterie et de la médiocrité. C'est un chercheur d'absolu qui se contente du relatif :

"Ces pages sont remplies de petites choses peintes avec une grande exactitude."

Il nous parle aussi de son souvenir de l'école buissonnière et du plaisir pris au fruit défendu :

"En vain la sagesse m'avait représenté la gravité de ma faute et les dangers auxquels je m'exposais si elle était connue, ce qui ne pouvait guère manquer, puisque les absences, au collège, étaient relevées et signalées (…) et puis, je n'aurais jamais cru payer trop cher un si grand et si rare plaisir. Enfin j'étais résolu à faire l'école buissonnière."

Ses descriptions du Paris de son enfance sont pittoresques et ressemblent par leur minutie à de vrais tableaux dont le réalisme et le romantisme ne manquent pas de charme comme par exemple lorsqu'il nous parle du "pavé bossu". Elles reflètent aussi son amour de la nature :

"Paris était alors plus aimable qu'il n'est aujourd'hui. (…) À chaque pas on voyait des arbres pencher sur de vieux murs leur cime bocagère. Les maisons très diverses se montraient chacune avec l'air de son âge et de sa condition (…) à longs intervalles, un omnibus jaune, attelé de percherons pommelés, roulait avec fracas sur le pavé bossu. (…) Moi qui vous parle, j'ai connu, peu s'en faut, les bruits et les embarras de Paris, tels que BOILEAU les décrivait, vers 1660, dans son grenier de Paris. J'ai entendu comme lui le chant du coq déchirer, en pleine ville, l'aube matinale. J'ai senti dans le faubourg Saint-Germain une odeur d'étable, j'ai vu des quartiers qui gardaient un air agreste et les charmes du passé. Et ce serait une erreur de croire qu'un enfant de douze ans ne sentait pas l'agrément de cette ville."

Il n'hésite pas non plus à prendre position contre l'école qui punit sans apprendre intelligemment :

"Homère ne passa point dix ans dans le fond d'un collège à recevoir le fouet pour apprendre quelques mots qu'il eût pu, chez lui, savoir mieux en cinq ou six mois. Et savez-vous qui a dit cela, madame Nozière ? Un rustre, un ignorant, un ennemi des bonnes études ? Non, mais un gentil esprit, un homme très docte, le meilleur écrivain de son temps qui était au temps de CHATEAUBRIAND, un pamphlétaire plein de sel, un amateur de grec, le délicieux traducteur de la pastorale de "Daphnis et Chloé", l'homme qui écrivait les plus jolies lettres du monde, Paul-Louis COURIER."

Cela devient même un pamphlet à la manière de Paul-Louis COURIER, lorsqu'il crie que l'école rend bête :

"L'éducation en commun, telle qu'elle est donnée encore aujourd'hui, non seulement ne prépare pas l'élève à la vie pour laquelle il est fait, mais l'y rend inapte, si peu qu'il ait l'esprit obéissant et docile.(…) L'esprit en est abêti. Il est faussé par le système des punitions et des récompenses qui ne répond pas à ce qu'on va trouver dans la vie où nos actions portent en elles-mêmes les conséquences bonnes ou mauvaises. Aussi, en quittant le collège, éprouve-t-on un embarras d'agir et une peur de liberté."

Après le temps des études, c'est l'entrée dans la vie et Anatole FRANCE s'y sent gauche d'autant plus que son physique est peu séduisant.

Il veut être écrivain mais on lui déconseille ; heureusement sa mère veille sur lui :

"Écris, mon fils, tu auras du talent, et tu feras taire les envieux."

Il prend du recul par rapport à lui-même étant enfant et n'hésite pas à révéler qu'il a aussi aimé mentir dans ce livre, c'est-à-dire "associer la fiction à la réalité".

Cependant il ne veut pas que le lecteur ne le croit pas plein de bonnes intentions. Là aussi, la limite entre la vérité et le mensonge ne lui paraît pas fondamentale. Il avait fait l'éloge des deux, au début de son livre et il essaie d'expliquer le sens de cette démarche inhabituelle :

"J'aime la vérité. Je crois que l'humanité en a besoin ; mais certes elle a plus besoin encore du mensonge, qui la flatte, la console, lui donne des espérances infinies. Sans le mensonge, elle périrait de désespoir et d'ennui."

Jules ROMAINS dans son livre "Amitiés et rencontres" nous confie la force de ses impressions envers cet auteur :

"J'étais très sensible à la perfection de sa prose, comme à la perfection, en général, chez l'écrivain. (…) Je me convainquis que ce prétendu sceptique était d'abord un homme que tenait suprêmement la vérité."

 

Malgré le temps, Anatole FRANCE reste un personnage important dans le monde des lettres. Ses œuvres ont été éditées aux éditions de La Pléiade et adaptées à la télévision. Cet antipanamiste, dreyfusard, ami de Jean JAURÈS, est devenu un écrivain célèbre et il le reste. En novembre 1991, a eu lieu à Saint-Cyr-sur-Loire, un colloque sur le thème "La culture d'Anatole France", celui-ci a rassemblé d'éminents professeurs dont Marie-Claude BANCQUART, spécialiste mondiale de cet auteur. Anatole FRANCE a cherché une certaine philosophie de vie, l’équilibre, la sagesse dans une lucidité ironique et il a voulu maintenir la langue française dans sa pureté et sa perfection et il a trouvé une certaine paix à la fin de sa vie comme il le dit dans "La vie en fleur" :

"L’existence serait intolérable si on ne rêvait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c’est l’idée qu’elle nous donne de je ne sais quoi, qui n’est pas en elle. Le réel nous sert à fabriquer tant bien que mal un peu d’idéal. C’est peut-être sa plus grande utilité."

 

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

BANCQUART Marie-Claude, Anatole FRANCE, un sceptique passionné, Éditions Calmann-Lévy, Paris 9ème, 1984

CHAMBOULEYRON-LANZMANN Florence, Maisons d'écrivains au cœur de France, Éditions La Nouvelle République

Anatole FRANCE, L'anneau d'améthyste, Livre de poche, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1966

Anatole FRANCE, La vie en fleur, Éditions Gallimard, préface d'Émilien CARASSUS, 1983, Saint-Amand-sur-Cher

Anatole FRANCE, Le petit Pierre

PARROT Louis, Le grenier à sel (roman), Éditions Robert LAFFONT, 24° édition

P. LEPROHON et A. MARINIE, Hommes et cités du Val de Loire, Éditions du Sud et Albin Michel, 1966, Lausanne

Le Magazine de la Touraine n° 41, 1992, Anatole FRANCE par André BOURIN et Lucien PSICHARI

PÉCHINOT Jean-Luc, Magazine de la Touraine, numéro spécial, La Touraine des écrivains, 2° trimestre 2000

ROMAINS Jules, Amitiés et rencontres, Éditions Flammarion, 1970

 

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