"Mur de poésie de Tours" 2001

Poètes français du présent

 

EUPHORIE BOURSIÈRE

 

C’est au mois de décembre, à la veille de Noël,
Qu’inspiré par un ange, j’ai pris tout mon élan,
Motivé par le gain, plein d’assurance, confiant,
Pour plonger sans retour dans un monde virtuel

À la veille des fêtes rôdait un vieux démon
Qui dévorait les têtes affamé comme un dogue
Avec la menace millénaire du bogue
Qui tuerait nos consoles certainement pour de bon.

La Bourse avait grimpé au-delà des possibles
Le monde découvrait le charme de l’internet
À travers des start-up en déficit net
L’euphorie a troublé ma renaissance paisible

Europstat, Valtech, Trs et Esker...
De ces nouveaux barbares émanait la richesse
Soulevant la monnaie de toute une foule en liesse
Prête à tous les excès, à enflammer la Terre...

Un CAC à six-mille cinq dès le trois janvier,
Des valeurs qui décollent comme des fusées Ariane
Deux raisons pour saisir au vol la moindre liane
Pour m’élancer, joyeux, au cœur de la mêlée...

Perfect Technologies fut mon premier souci
L’ayant vendu trop tôt, sans espoir de rachat,
Il fila mille pour cent, en me mettant à plat,
Les neurones explosés, le moral en bouillie...

Mes premières plus-values parcoururent le pipe-line
Investies prestement dans un puissant Pentium
Qui devint dans ma vie l’essentiel atrium
Depuis la découverte du courtage on line…

Facilité d’accès, jeu de chiffres à souhait,
Je n’ai jamais songé au départ à l’argent
Que je brassais sans cesse, tout mon être s’agitant
Que des sommes incroyables que chaque jour je cliquais.

Naviguant sur les côtes, chaque ordre valait dix mille
Draguant les eaux profondes, je guettais les affaires
Harponnant les plus belles avec mes plus beaux fers
Tel un puissant hors-bord, j’avalais trop de milles

Février fut divin sur le Nouveau Marché
Achetant et vendant comme respire un enfant
Je pénétrais enfin, enthousiaste et confiant
Dans un monde facile où l’argent est donné...

Vingt puis quarante, soixante, quatre-vingt mille enfin,
De quoi tordre le cou au salaire d’enseignant
En moins de six semaines, j’ai gagné tant d’argent
Inscrit en lettres noires sur mon écran divin.

À des lieues du collège, port d’attache en rade,
Où je lançais des mots en pâture à des êtres
Qui s’agitaient chaque heure comme le font les bêtes
Je croisais des requins, je me faisais dorade...

Un départ en Auvergne m’a coupé de ma base
Rompant un équilibre qui me fit tout solder,
Une intuition géniale au sommet du marché
Comblant mon appétit et ma cervelle nase...

Mais la Bourse est revêche, la tentation trop forte,
Et trop tôt dans le temps j’ai repris du collier
Sondant d’un peu trop près les cours fatigués
Des titres de l’année, qui se sont pris des portes...

En avril j’ai pris froid car j’ai perdu le fil,
Ma caisse noire a vomi sur la Bête un bon quart
De ces profits acquis en vitesse sur le tard
Et que je ne pourrais conserver sur mon île...

En mai le démon de l’argent qui se lovait en moi
M’a laissé me glisser sans cesse sur la pente
Assurant à mes gains la pire des descentes
Rendant cette vie amère où je n’étais plus roi.

Chiffres américains, en juin, se font attendre,
Tandis que les marchés oscillent à qui mieux mieux,
Une volatilité qui grimpe jusqu’aux cieux,
Pour deviner demain si les taux vont se tendre...

La fin d’année fatigue après ce long rallye
Où durant plusieurs mois j’étais bercé de rêves
D’un argent trop facile comme un lièvre qu’on lève
Mais qui détale en trombe sans cesse, toujours en vie...

J’opte pour la sagesse après cette épopée
Durant laquelle la Bourse m’a offert ses facettes
L’euphorie et l’e-krach, rapides comme l’exocet...
Les sicav monétaires soldent ma mélopée.

Quoi de mieux en effet pour mieux se reposer,
Qu’un placement pépère sans mauvaise surprise
Sans déception aucune, sans plus-values reprises,
Pour passer un été la tête sur l’oreiller ?

 

Rémi BOYER