ESSAI

 

 

UNE ÎLE POUR MÈRE

 

Marguerite YOURCENAR

(1903 – 1987)

 

 

Pourquoi Marguerite Yourcenar choisit-elle de vivre recluse sur l’île des Monts-Déserts, dans le Maine (USA), une grande partie de sa vie ? Pour écrire ? Pour vivre un amour défendu avec l’américaine Grace Frick, une « compagne de vie et admirable traductrice en langue anglaise » (Marguerite Yourcenar, Œuvres romanesques, p. XX). Peut-être mais n’est-ce pas avant tout parce qu’en cette île sauvage, dans ce paysage désolé, entourée d’une mer fougueuse, elle y retrouve sa mère morte d’une fièvre puerpérale le 18 juin 1903, dix jours après sa naissance. Cette île est aussi son antre d’écriture, en sa modeste propriété appelée « Petite Plaisance » (id., p. XXII). Elle a alors soif d’écrire. Le Pr Jean-Pierre Castellani dans sa conférence sur « Les patries de Marguerite Yourcenar », nous dit : « Elle rend féconde l’immobilité »*. Elle commence à vivre sur cette île à partir de la guerre de 1940 et jusqu’à la fin de sa vie. Tel un papillon jamais lassé de voyager, elle a aussi virevolté en « incessants allers-retours »* dans le monde entier. Ce mouvement s’oppose à sa vie d’ermite sur cette île où elle revient toujours, cette île qui est pour elle, un cocon de sécurité. N’est-ce pas son refuge, un peu comme le cœur d’une mère, une sorte de matrice originelle ?

Mais peut-on dire qu’elle n’a pas connu sa mère ? Il serait plus juste de remarquer qu’elle part toute sa vie en voyage à la recherche des souvenirs perdus ou pour oublier. Il est indéniable qu’elle a connu sa mère pendant presque dix mois dont neuf mois dans son ventre, sur cette île inconnue entourée d’eau, ceinte d’une frontière d’où il est difficile et même dangereux de sortir. Pendant sa vie intra-utérine, elle connaît le balancement sécurisant de sa mère au rythme de ses pas, ses habitudes, son caractère, sa voix puisque l’ouïe du fœtus se développe très tôt. Nous savons qu’un fœtus qui a entendu une musique douce pendant la grossesse, se calme en l’entendant à nouveau après sa naissance de manière significativement plus importante que nulle autre musique, nouvelle pour lui. De même la voix maternelle après la naissance est un repère pour le bébé, pour le sécuriser, le calmer. Dans son inconscient de petit enfant, Marguerite Yourcenar a à peine entendu cette voix sécurisante. Quelle marque, cette absence a-t-elle imprimé en elle ?

Marguerite Yourcenar est née le 8 juin 1903, à Suarlée, province de Namur en Belgique, lors d’une résidence temporaire de ses parents à Bruxelles mais à un mois, son père l’emporte dans sa propriété familiale du Mont-Noir (à Saint-Jans-Cappel – Nord de la France) puis dès l’âge de deux ou trois ans, il l’emmène dans le midi de la France, chaque hiver. Il va aussi avec elle, en Hollande puis à Paris et en Angleterre pendant la guerre de 1914.

Son père est là, l’aime. Il l’emmène dans ses déplacements mais nous savons aussi qu’il la confie à des gouvernantes lors de ses nombreux allers-retours et intrigues amoureuses. Par ailleurs, Marguerite n’est pas allée à l’école et apprend une langue académique avec ses gouvernantes successives. Elle vit dans un monde clos. Elle lit aussi beaucoup. Ses deux faits expliquent en partie son écriture étonnante, très riche et très diverse, abordant avec aisance, la philosophie aussi bien que l’histoire des temps anciens comme celle de Rome dans l’antiquité dans Mémoires d’Hadrien. Son père est aussi un grand joueur. Il met en jeu sa fortune ce qui lui occasionne d’importants problèmes. Marguerite Yourcenar est livrée à elle-même à l’adolescence, période de fragilité, de transformation du corps et des repères (1917 à 1922). Alors Marguerite Yourcenar se jette à corps perdu dans la création littéraire et son père favorise son élan. Il finance même ses premières publications. Elle se retrouve dans le cocon de l’écriture. Le Pr Jean-Pierre Castellani affirme : « La première patrie de Marguerite Yourcenar est la langue française. » Nous pouvons en effet considérer qu’elle lui a permis de redonner une unité à sa vie et de devenir « amie de la lecture et de la connaissance, de la philosophie. »*

En 1937, elle fait la connaissance de Grace Frick qui deviendra sa compagne de vie. N’est-ce pas une manière de retrouver sa mère à travers la féminité de l’autre et en touchant un corps de femme aimée, d’accéder concrètement à celle qui l’aurait caressée et bercée et qui reste l’inconnue de ses souvenirs ? Sa fidélité envers sa compagne jusqu’à l’accompagnement dans sa déchéance et jusqu’à sa mort, n’est-elle pas une preuve de la force de son attachement à Grace Frick et aussi une manière de revivre la mort de sa mère, la faire sienne en soignant une femme aimée ? N’a-t-elle pas souhaité même inconsciemment, à travers cette épreuve, retrouver encore et toujours, un peu de cette mère concrètement absente mais qui a marqué sa vie à tout jamais. N’espérait-elle pas apprivoiser cette mort maternelle qui l’a touchée d’un sceau indélébile à l’aube de sa naissance ?

Elle parle au « je » dans Mémoires d’Hadrien : Elle écrit : « J’avais repris des forces : je trouvais même de surprenantes ressources à ce corps qu’avait prostré d’abord la violence de la première crise. » (id., Mémoires d’Hadrien, p. 480) Elle apprend à apprivoiser la mort, « mystères d’absence et de partiel oubli », acceptant déjà le fait : « nous ne sommes déjà plus… » (id., p. 301)

Marguerite Yourcenar refuse qu’on dise qu’Hadrien, c’est elle. N’est-ce pas une manière d’exprimer son désarroi, son mal d’être femme, d’effacer cette féminité qui la rapproche de sa mère ? Pense-t-elle que c’est par sa faute que sa mère est morte ? L’enfant se sent souvent coupable et responsable des faits passés. Elle ne peut que décrire au-delà de l’inconcevable. Alors elle met en scène un homme ce qui lui permet de prendre du recul par rapport à elle-même et de se confier au papier. Si elle a écrit les Mémoires d’Hadrien, n’est-ce pas parce qu’il lui était difficile d’écrire les siennes et qu’elle a dû passer par un homme pour se confier au papier ?

La vie de Marguerite Yourcenar est comme un puzzle dont ils resteraient des pièces manquantes et d’autres difficiles à emboiter pour cerner sa vie. Elle a tant de facettes différentes : « J’étais l’un des segments de la roue, l’un des aspects de cette force unique engagée dans la multiplicité des choses, aigle et taureau, homme et cygne, phallus et cerveau tout ensemble, » (id., Mémoires d’Hadrien, pp. 398 et 399). Marguerite Yourcenar médite sur les siècles passés, les civilisations ; elle les lie au présent et au futur à construire. Elle cherche à dépasser la mort, la sienne, celle de sa mère, de sa compagne et celle de tous les peuples pour « ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles » (id., p. 385) N’est-ce pas une manière de vaincre la mort, de garder vivant le passé ? Elle écrit : « Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus ». (id., p. 385)

Elle veut préserver la beauté de la terre : « Construire, c’est collaborer avec la terre » (id., p. 384). Elle sait que l’homme est un bâtisseur qui marque de son empreinte cette terre. Pour elle, la reconstruction, c’est « retrouver sous les pierres le secret des sources » (id., p. 384). Elle s’intéresse à la botanique, transplante des plantes locales d’espèces rares ou menacées. Elle souhaite que l’homme respecte aussi la nature. Elle soigne la terre nourricière, celle de « son île » et aussi sa compagne malade. Elle veut sauver ce qui pourrait être perdu.

Après l’enterrement de Grace Frick en 1979, Marguerite Yourcenar part, âgée, par monts et par vaux, dans le monde entier, dans de nombreuses régions d’Amérique, en Floride, en Virginie, aux îles Caraïbes, au Guatemala, au Yucatan puis dans des pays du monde entier, dans toute l’Europe par exemple dans de nombreuses réserves naturelles pour observer les oiseaux, en Asie, au Japon, en Inde. Si elle fuit, n’est-ce pas pour oublier ? Oublier la mort de sa mère puis celle de sa compagne et bientôt la sienne ? Elle s’affirme citoyenne du monde. Elle était de partout. N’est-ce pas une manière d’être aussi de nulle part ou comme le dit le Pr Castellani « en alternance d’errance » *?

Cette île, n’est-elle pas le cocon maternel, cette eau, celle dans laquelle elle a baigné avant la naissance, douillettement protégée de la dureté de la vie ? À la fin de sa vie, elle a crié que l’on peut vivre sans mère (Pr Castellani) mais ce cri si fort, n’est-il pas une manière de vouloir effacer ou de taire la blessure de l’absence ? On peut vouloir oublier son mal d’être mais notre histoire ne peut pas être rayée. Elle reste implantée en nous dans notre inconscient et au-delà de l’expression. N’est-ce pas l’écriture qui lui a permis de se battre et de sortir les mots comme l’eau jaillit lors de l’accouchement ? « J’avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d’être » (id., p. 366)

 

31 janvier au 4 février 2013

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

Yourcenar Marguerite, Œuvres complètes, Éditions La Pléiade, tome I (Œuvres romanesques, 1982, 1363 pages), tome II (Essais et mémoires, 1991, 1693 pages)

 

Essai écrit après avoir lu les deux tomes publiés à La Pléiade, et avoir assisté à la conférence « Les patries de Marguerite Yourcenar » du Pr Jean-Pierre Castellani, Pr émérite de l’Université de Tours, le mardi 29 janvier 2013, à la salle des mariages de l’hôtel de ville de Tours, dans le cadre de l’assemblée générale des Amis de l’Académie de Touraine.

* Paroles du conférencier, Jean-Pierre Castellani.

Les extraits cités de Marguerite Yourcenar sont issus des deux tomes des Œuvres complètes aux éditions de la Pléiade.

Mise en ligne avec l’autorisation du Pr Jean-Pierre Castellani (courriel du lundi 18 février 2013).