DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

L’HOMME DE SABLE

 

de Catherine TERNYNCK

 

aux Éditions du Seuil, octobre 2011, 251 pages

 

 

Catherine Ternynck est docteur en psychologie, psychanalyste, écrivain, conférencière attachée à la faculté de Lille, membre du département d’éthique de la famille à l’Université catholique de Lille.

Dans L’Homme de sable, Catherine Ternynck aborde la fragilité de l’être dans le monde actuel, souvent déraciné de son passé, de ses rites et coutumes ancestrales. Elle nous montre combien l’individualisme peut être pervers et nous détruire intérieurement. Elle nous confie : « Cette faiblesse des racines ne cessait de m’intriguer. (…) Le sol humain se vidait de son humus. Il virait au sable. » (p. 11)

Cette citation à elle seule, nous permet déjà d’approcher le sens du titre que Catherine Ternynck a choisi.

Il est vrai que chaque être humain a besoin de bases pour se construire, pour ne pas devenir un errant dont la vie a perdu son sens. Elle nous décrit les forces dévastatrices des hommes lorsqu’elle cite la terre abîmée, polluée, non respectée. Cette déchéance de la terre constitue « une menace imprécise et majeure » (p. 12). Elle entraîne inexorablement l’homme dans une spirale de fin du monde : « nous pouvions disparaître » (p. 12). Elle veut nous réveiller, nous faire prendre conscience de l’urgence pour « sauver la planète » et en même temps « venir au secours de l’humain » (p. 12).

Elle nous explique : « L’homme de sable n’est donc pas une personne réelle mais une figure lentement agrégée au fil des rencontres et d’une pratique exercée. (…) Il est une condensation de vies et d’humeurs. » (p. 13)

En effet, nous nous construisons avec le temps, au fil des générations passées mais nous pouvons aussi nous déconstruire dans l’exclusion, l’égoïsme, la soif de pouvoir, de possession. Dans ce monde-là, nous perdons l’essentiel en nous déconnectant du réel, du partage à cause d’un individualisme omniprésent et malsain. Catherine Ternynck s’adresse à nous, à la première personne pour mieux arriver à entrer en contact avec nous : « Je rencontrais un monde où le souci de soi avait créé d’étranges solitudes » (p. 14). Comme dans une vision, elle laisse défiler des images de déserts, de difficultés parentales, d’absence de contacts humains constructeurs, d’appel au secours de mères et à côté, de manque de prise de conscience (p. 14).

Elle part alors à la recherche de la cause de cet épuisement (p. 18). L’homme occidental est tombé dans un engrenage dont il ne peut plus se séparer, « dans un monde où la compétition s’accroît, où les habitudes de consommation se généralisent, où les technologies s’emballent. » (p. 23) Contrairement aux apparences, cette volonté de possession qui « devait lui apporter le bonheur » (p. 23), fait l’inverse. Elle nous rend prisonnier, toujours insatisfait dans une soif du toujours plus jamais assouvie.

Certains humains prennent conscience de cet engrenage tout puissant, « danger d’effritement identitaire » (p. 31). Catherine Ternynck nous montre combien nous avons besoin de nous construire en sachant qu’il faut du temps, de la patience, de la persévérance « Car une vie, ce n’est pas une œuvre à édifier. (…) C’est plutôt un chemin, avec ses lenteurs, ses errances et ses pas perdus. » (p. 34)

Elle considère alors que, dans ce contexte, « La dépression devient une épreuve potentiellement féconde » (p. 37) si elle sert notre reconstruction.

Elle reconnaît que nous sommes souvent très exigeants envers les autres comme par exemple, envers l’enfant nouveau-né qui ne correspond pas à l’enfant idéalisé souhaité et qui n’est pas un objet à posséder (p. 42).

En notre monde moderne, tout change et la sexualité se transforme. Catherine Ternynck nous met en garde contre une annihilation des sexes en particulier « la déconnexion du féminin et du maternel » (p. 53). Elle met en avant les bienfaits des « vertus féminines d’écoute, d’accueil, de sensibilité, de compréhension, de disponibilité à autrui » (p. 56). Elle souhaite qu’elles ne soient pas annihilées mais « recréditées, réhabilitées » en tant que « références dans la vie familiale et sociale » (p. 56) pour que demeure une altérité dans la complémentarité de l’homme et de la femme, pour éviter « une altérité autocentrée, plus narcissique qu’altruiste. » (p. 61)

Elle cite alors un extrait de Un livre inutile de Christian Bobin. Celui-ci nous confie qu’aimer, c’est : « prendre soin de la solitude de l’autre sans jamais prétendre la combler, ni même la connaître » (p. 63).

Dans le chapitre consacré à l’enfant, Catherine Ternynck dénonce l’enfant-roi qui a tous les pouvoirs et aucun devoir : « Il est un roi et une victime. » (p. 65) Elle nous met en garde contre l’enfant manipulé, « objet passionnel de notre culture. » (p. 65)

Il existe un étrange dilemme dans le « Vouloir ou ne pas vouloir » (p. 70). Actuellement l’être humain a du mal à se construire car il est mené par une soif de domination et de possession et aussi envers l’enfant revendiqué « comme un droit (…), fabriqué dans un acharnement procréatif et de plus en plus refusé » (p. 70).

Catherine Ternynck n’hésite pas à nous parler de l’amour en différenciant l’amour consenti de celui imposé, l’amour consommé de celui respectueux de l’autre (p. 77). Selon le contexte, l’enfant arrivé ne sera pas le même. S’il est attendu comme « un objet de complétude ou de comblement » (p. 77), il est alors otage, prisonnier. S’il est aimé pour lui-même en premier, il est le fruit d’un amour partagé.

Catherine Ternynck n’hésite pas à aborder la maltraitance à travers la pédophilie (p. 83) avec chiffres et exemples à l’appui : « en neuf ans, le nombre des condamnations pour viol a augmenté de 82 %. Celui des viols familiaux de 70%. » (p. 84) Pourquoi ? L’auteur nous explique : « Ce qu’on appelle la pédophilie est en réalité une pédophobie, une fascination doublée de peur et d’agressivité. » car « L’enfant d’aujourd’hui est plus aimé d’éros que de philia. » (p. 88) La dimension filiale, familiale protectrice s’efface et fait place à l’amour pulsionnel et à la violence.

Les enfants privés d’espace de liberté peuvent aussi être tristes car surinvestis. Ils n’ont pas une minute à eux. Certains enfants l’expriment ainsi : « Je voudrais qu’on me laisse tranquille… » (p. 89) Le monde du marché à outrance, du confort matériel, du divertissement, devient un carcan qui nous étouffe. Catherine Ternynck laisse Péguy exprimer cet emprisonnement de l’esprit : « tout s’achète et se vend et se livre et s’emporte » (p. 94). Catherine Ternynck l’exprime aussi à sa manière : « Notre bien-être se réduit au plein-être. » (p. 95) L’erreur vient du fait que « La solution proposée par la société de consommation, c’est de donner du plein pour combler le manque au lieu de soutenir celui-ci, (…). » (p. 98), au lieu d’aider à progresser par soi-même, par nos expériences, nos réflexions. Il faut « supporter le manque » (p. 99) pour y faire face et se construire. Si les troubles alimentaires, les formes d’addiction se multiplient de plus en plus, ce n’est pas un hasard. La société de consommation à outrance les favorisent (p. 100) car elle empêche l’être de se construire, en employant son temps exclusivement dans une frénésie d’achat. En face de cette souffrance, que propose-t-on ? Souvent rien alors la personne s’enlise de plus en plus dans ses problèmes, créant une dépendance qui va crescendo. (p. 106)

De même, la dépendance aux écrans, aux jeux vidéo modifient notre comportement, nous enferment dans l’individualisme, dans un univers coupé du monde concret (p. 110) à l’opposé de la culture humaniste traditionnelle : « c’est la fin d’une longue solidarité éducative entre famille et école. » (p. 111) Si nos enfants ne savent plus lire ni compter, « Comment trouveront-ils une place sur le marché du travail ? » (p. 112) Catherine Ternynck nous montre bien que nous avons besoin pour nous construire de « figures d’autorité (…) solidaires dans leur action éducative » (p. 112). Nous sommes dans le laisser-aller continuel. (p. 113)

L’auteur nous fait prendre conscience que « donner, ce n’est pas nécessairement pourvoir. On peut donner du silence, ce serait ne pas trop parler. On peut donner de l’énigme, ce serait ne pas tout dire. On peut donner du temps, ce serait différer, promettre. » (p. 115) Remarquons que ce don dont l’auteur nous parle, ne s’achète pas dans les magasins ni dans la société de consommation. En effet, « le travail du symbolique est gardien de vie. Chaque fois que le manque se fraye un passage en nous et se laisse transformer, nous gagnons en force et en vitalité. » (p. 119) car, pour nous construire, nous avons besoin de savoir attendre, de ne pas avoir tout, tout de suite.

La précarité psychique actuelle des familles est fréquente. Les enfants sont coupés de leurs repères. Tout est fragile, trop fragile. (p. 132)

Catherine Ternynck aborde ensuite le thème de la mort effacée, cachée comme « honteuse » (p. 134), achetée, possédée comme un bien de consommation. La mort devient « "accident du vivant" et toujours susceptible d’être imputée à une erreur technologique ou médicale » (p. 133). Le mort est déshumanisé.

Et nous, vivons-nous vraiment ? L’humain perd son humanité de plus en plus par sa manière de vivre, son « désengagement éducatif » (p. 145), sa « démission parentale » (p. 146).

L’enfant, lui, se déstabilise facilement à deux périodes, lorsqu’il s’affirme vers deux ans et à l’adolescence (p. 147). Seule l’autorité aimante peut avoir un sens pour l’être qui cherche sa route pour se construire (p. 148) pour « bien vivre ensemble » (p. 151). Catherine Ternynck nous donne de sages conseils : « la mission des parents est moins d’éduquer que d’épanouir » (p. 151) alors il faut « accepter de débattre, (…) se soumettre au dialogue (…) » (p. 151) d’autant plus que l’enfance dure moins longtemps maintenant (p. 154). En fait, à l’adolescence, il reste « une immaturité résiduelle », une « dépendance » (p. 156) de plus en plus fréquente. Pourquoi ? La négligence éducative affaiblit son humanisation (p. 158), sa maturité psychique. « L’éducation contemporaine trop permissive peut être aussi lourde de conséquences que l’autoritarisme des générations précédentes. » (p. 159) Trop tôt éduqué, le petit humain part sur des bases déséquilibrantes (p. 160) car il n’a pas connu « le bonheur de la limite consentie. » (p. 161) Il a besoin de trouver sa place dans la généalogie familiale : « Dans cette ascendance, il se vitalise, il s’anime du désir de grandir. » (p. 163)

Un enfant se construit peu à peu selon un mode éducatif fait de contraintes et de permission auquel il doit se soumettre : « Si l’autorité n’est pas légitimée par le temps, si elle méconnaît l’antériorité et la promesse, alors elle a toutes les raisons d’être vécue comme une imposture. » (p. 164) Sans repère constructif, l’enfant dévie, ne peut devenir adulte.

Le statut familial a évolué. La place du père et de la mère ont changé (p. 169). La famille, est-elle à reconstruire dans un nouvel équilibre ? Pour éviter un désarroi collectif, un autre équilibre est à trouver où la place du père, de la mère, de l’enfant permettent de trouver un nouvel élan. Catherine Ternynck souligne : « La famille traditionnelle permettait une relative stabilité filiative. » (p 196) Il faut maintenant reconstruire des liens familiaux dans une certaine stabilité malgré les divorces, les séparations, les remariages. L’enfant est déstabilisé par ces changements fréquents qu’il subit sans comprendre, « brutalement sevré d’un espace nourricier. » (p. 197) Les familles recomposées deviennent fréquentes. La filiation est complexe : « les liens familiaux sont à la fois emmêlés et fragmentés. » (p. 201) L’enfant perd sa stabilité émotionnelle et concrète car « Le flexible l’emporte désormais sur l’ancrage. » (p. 201)

Comment peut-il alors s’épanouir ? Si l’enfant ne sait plus qui est son père, sa mère, où va-t-il ? Où sont ses repères parmi des identités « multiples, intermittentes, confuses » ? (p. 213)

Dans les couples séparées, la haine, la rancune peuvent dominer. Alors après l’insouciance, une certaine exigence apparaît (p. 246) en ce monde fragilisé car « Nous avons besoin de limites pour ne pas nous égarer aux marges. » (p. 247)

Catherine Ternynck nous offre en conclusion des mots d’espoir à reconstruire en se mettant dans la peau de ceux qui sont enlisés, qui n’en peuvent plus : « Sortez-moi des sables… (…) Que votre pensée soit un acte de délivrance. (…) Laissez-moi devenir… » (p. 248)

 

19 mai 2016

Catherine RÉAULT-CROSNIER