POÈTE À DÉCOUVRIR

 

WISLAWA SZYMBORSKA : PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE

EN 1996

 

 

La polonaise Wislawa Szymborska a obtenu le prix Nobel de littérature en 1996. Ce prix a donc été attribué deux années de suite à un poète puisque Seamus Heaney, poète irlandais dont j’ai parlé dans un précédent article, avait reçu ce prix en 1995. La poésie est donc à l’honneur et ne fait pas figure de parente pauvre parmi tous les genres littéraires.

Wislawa Szymborska est née en 1923 à Bnin ; elle est cracovienne depuis 1931. Sa poésie a tout de suite touché la population polonaise par sa simplicité et sa profondeur et la presse l’a accueillie avec éloges.

Rares sont les poètes qui arrivent à bien vendre leurs livres. Pour elle, aucun problème. Dès leur parution, ils sont pris d’assaut dans les librairies et sa popularité ne s’est jamais démentie. On pourrait dire : "Quelle chance !" mais non, il faut plutôt reconnaître : "Quel talent ! Quelle force d’expression !".

Wislawa Szymborska arrive à allier l’esthétique, la philosophie et la cohérence dans une œuvre d’une extrême maturité ; de plus, elle ajoute à son talent, une note d’humour avec des jeux de mots pour mieux faire ressortir les idées qu’elle veut exprimer. Ainsi dans le poème "Le vin" (extrait du recueil "Sel"), elle nous dit :

"D’un regard il me fit plus belle,
et je pris cette beauté sans remords.
Heureuse, j’avalai une étoile.

Qu’il me réinvente maintenant
à l’image de mon reflet
dans ses yeux. Je danse, je danse
dans les flots de mes ailes soudaines.

Table est table, vin est vin
dans un verre qui est verre
se dressant, dressé, sur table dressée.
Et moi je suis imaginaire,
sans mesure imaginaire,
jusqu’au sang imaginaire.
(...)."

Dans ces extraits, Wislawa nous montre bien l’envoûtement apporté par le vin qui déforme la réalité, rend la femme plus belle d’une manière irréelle. Elle y ajoute une pointe d’humour : "et je pris cette beauté sans remords". Elle nous restitue bien l’état euphorique d’un univers imaginaire où le vin nous emporte : "j’avalai une étoile". Le contexte de ce poème met aussi en relief le côté intimiste de cette poésie. Les personnes sont proches de nous, ce pourrait être nous. À cette fin, elle utilise le "je" et nous devenons nous-mêmes acteurs impliqués dans notre lecture.

La plupart de ces poèmes sont remplis d’une sensibilité émouvante sans jamais être excessive et elle analyse les situations avec beaucoup de finesse, par exemple dans le poème "Un chat dans un appartement vide" (Extrait du recueil "Fin et début") :

Elle se met dans la peau du chat, le fait parler :

"Mourir - on ne fait pas ça à un chat.
Car que voulez-vous qu’il fasse maintenant le chat,
dans un appartement vide ? "
(...)."

Peu à peu, les points de repère du chat disparaissent :

"On entend des pas dans l’escalier,
mais ce ne sont pas les bons.
Et la main qui met du poisson dans l’assiette
n’est pas la même qu’avant."

La vie privée de chaque individu resurgit à travers celle du chat et la vie nous paraît vide, un être disparaît et tout est dépeuplé. La solitude, l’intimité de faits quotidiens sont décrites à travers les sentiments, impressions d’un chat et ce côté humoristique nous fait réagir pour ne pas sombrer dans le désespoir. Il y a quelque chose de tragique dans :

"Quelque chose ne commence plus
à l’heure où les choses commencent."

Derrière des mots simples, où l’inexprimé est suggéré, révélé à travers le texte, l’angoisse de l’amour perdu s’infiltre :

"Quelqu’un était là, qui y était toujours,
puis, soudain, il a disparu
et s’obstine à ne plus être du tout."

Mais puisque c’est le chat qui parle, la situation est tolérable et le chat se défend, se rebiffe :

"Mais qu’il revienne seulement,
qu’il se montre tout à coup.
On lui fera savoir
que cela ne passe pas avec un chat."

L’ambiance tend alors au comique :

"Et pas question de petits sauts, de petits miaous au début."

Le chat prend sa revanche, comme Wislawa souhaite réagir devant les habitudes de la vie quotidienne, vis à vis de notre dépendance devant l’attente de l’être cher.

Ainsi, sans en avoir l’air, Wislawa Szymborska nous parle de métaphysique, de relations, de l’importance de la place des choses, de leur immuabilité utopique, du sens qu’elles transportent, du sentiment de déception dans l’attente de l’inconnu et ces idées fondamentales nous arrivent par un chat sous un mode léger, simple, souriant.

 

Un autre exemple de cette alliance entre la philosophie et l’humour se trouve dans le poème "Gare" (Extrait du recueil "Cent blagues") dont le début est plutôt inhabituel :

"Ma non-arrivée dans la ville X
a eu lieu ponctuellement.

Je t’avais averti
par une lettre non envoyée.

Tu n’es pas venu
exactement comme prévu. (...)

L’absence de ma personne
suivit la foule jusqu’à la sortie. (...)

Même le rendez-vous
avait bien eu lieu.

Sans que puisse l’atteindre
notre présence."

Wislawa Szymborska aime nous surprendre pour mieux insister sur le message qu’elle veut nous transmettre ainsi la non-arrivée qui a lieu ponctuellement. Le lecteur a l’impression de vivre à l’envers, comme si l’histoire était inversée puisque c’est le contraire de la réalité qui nous est décrit réellement, logiquement, rythmé par l’arrivée des trains :

"Le train est arrivé quai 3."

Le temps passe et l’absence d’un être suit la foule. L’absence devient concrète, matérialisée dans son expression :

"L’absence de ma personne
suivit la foule ...".

Nous sommes entraînés "Ailleurs" mais ce poète nous fait retomber sur terre en nous disant :

"Au paradis perdu
de la probabilité".

Pour finir, elle rêve d’un ailleurs :

"Quelle musique dans ce mot."

 

C’est une poésie étonnante que celle de ce poète puisqu’elle allie le concret des plaisanteries, de la vie quotidienne avec des pensées profondes, philosophiques. D’ailleurs une thèse de philosophie a été consacrée à une de ses œuvres intitulée : "Conversation avec une pierre" (Extrait du recueil "Sel"). Le titre lui-même reflète l’ironie de Wislawa.

"Je frappe à la porte de la pierre
-C’est moi, laisse-moi entrer.
Je veux pénétrer dans ton intérieur,
y jeter un coup d’œil,
te respirer à fond. (...)"

"Je n’ai pas de porte, dit la pierre."

Ainsi se termine ce poème. Nous sommes bien des pierres quand nous sommes impénétrables aux idées des autres, durs comme un roc infranchissable. Elle nous le dit à sa manière :

"Pardonne-moi, langue, d’emprunter des mots
pathétiques. Et de faire l’impossible pour
qu’ils paraissent légers."

Parlant de philosophie, Wislawa ne peut pas éviter d’aborder la mort. Elle le fait d’une manière spontanée, directe, profonde. Dans le poème "Impressions théâtrales" (Extrait du recueil "Cas où"), elle décrit "les morts ressuscitant après la bataille" :

"Les morts en rangs par deux qui nous reviennent plus tôt,
après le troisième acte, entre les deux derniers.
Miraculeux retour d’éternels disparus.
La pensée qu’en coulisses ils attendaient leur tour,
sans toucher aux costumes, sans effacer le fard,
tout cela me bouleverse bien mieux que les tirades."

Il semble que Wislawa soit joyeuse de pouvoir jouer avec la mort comme dans une pièce de théâtre, pour lui enlever son côté irrémédiable, définitif, pour que les morts ne soient pas définitivement morts mais elle sait aussi que c’est utopique, que c’est un "miraculeux retour" pourtant elle ne peut pas s’empêcher de l’attendre, de le créer.

Dans un autre poème du même recueil "La promenade du ressuscité", elle joue avec la mort car le mort n’est pas vraiment mort et à chaque fois qu’on le croit mort, il réapparaît comme un pantin, son moment n’était pas encore arrivé. On ne choisit pas le moment de sa disparition :

"Monsieur le professeur est déjà mort trois fois.
Après sa première mort on lui demanda de remuer la tête.
Après sa deuxième mort on lui dit de s’asseoir.
Après sa troisième, on l’a bien remis sur ses jambes.
Appuyé sur une bonne grosse nounou,
voilà, nous allons faire un petit tour."

La chute finale ne manque pas de sel . Après avoir raté de près trois fois sa mort,

"Monsieur le professeur ne veut qu’elle.
Voilà qu’il se débat à nouveau."

Monsieur le professeur fait l’expérience que continuer à vivre, peut être plus difficile que de mourir.

 

Voici maintenant la liste des recueils qu’elle a publiés. Ils sont au nombre de neuf mais seuls comptent les sept derniers car les deux premiers ("Pourquoi nous vivons" en 1952, "Questions à soi-même" en 1954) sont le fruit d’étourdissements idéologiques qui s’effacent devant l’œuvre ultérieure.

Elle a ensuite publié :

Appel à Yeti en 1957,
Sel en 1962,
Cent blagues en 1967,
Cas où, véritable chef d’œuvre en 1972,
Grand nombre en 1976,
Les gens sur le pont en 1986,
Fin et début en 1993.

Ces sept recueils sont rassemblés en un seul intitulé "De la mort sans exagérer".

Malgré une difficulté évidente pour traduire ce poète qui utilise de nombreux jeux de mots, les livres de Wislawa Szymborska ont été traduits dans un nombre impressionnant de langues : allemand, anglais, suédois, hébreu, arabe, chinois, japonais, vietnamien et bien sûr français. Pour cette dernière, le traducteur Piotr Kaminski a essayé de préserver l’équilibre entre le sublime et le trivial ce qui est un défi. Mais c’était juste récompense que de faire connaître ce poète en France puisque Wislawa Szymborska a su traduire en polonais des poètes français, avec beaucoup de finesse, en particulier Aggrippa d’Aubigné, Théophile de Viau pour les besoins de la légendaire (bilingue et inachevée) "Anthologie de la poésie française" en polonais.

 

Wislawa nous immerge donc dans la vie privée, intime de l’individu et elle nous parle avec des exemples proches de nous, même quand elle aborde des questions métaphysiques. Ces exemples concrets nous étonnent et nous les retenons ainsi plus facilement. Elle plaisante et nous détend tout en abordant des pensées très sérieuses. Jamais pessimiste, parfois ironique, elle respecte l’individu sans jamais sombrer dans le désespoir. Elle se sent bien dans la vie :

Quelle finesse, quel art et quelle force de poésie !

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER,

Juin 1997

 

Bibliographie :

SZYMBORSKA Wislawa, De la mort sans exagérer, traduit du polonais par Piotr KAMINSKI, Éditions Poésie Fayard, décembre 1996.