LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET MAURICE ROLLINAT EN POÉSIE

 

 

(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à plusieurs voix, à la médiathèque de Châteauroux le 4 mars 2017, dans le cadre du Printemps des Poètes.)

 

Au premier abord, il pourrait paraître étonnant de mettre en correspondance Léopold Sédar Senghor et Maurice Rollinat, l’un étant de race noire, l’autre de race blanche, l’un du XXème siècle, l’autre du XIXème, l’un attaché à son pays natal, l’autre n’en parlant pas dans ses écrits. Pourtant, sans nier la particularité de chacun ou leurs différences, nous verrons que leurs chemins se rejoignent sous certains aspects.

Nous citerons quelques jalons biographiques caractéristiques au fil de leurs vies avant de nous consacrer à leurs poésies.

Maurice Rollinat (1846 – 1903), poète peu engagé dans la vie de son époque, fut un créateur passionné en poésie et en musique, connu pour son art du rythme et de l’envoûtement. Il eut du succès à Paris dans les salons et cafés parisiens et ses heures de gloire retentissante après un article de Barbey d’Aurevilly dans Le Constitutionnel et un autre d’Albert Wolff dans Le Figaro, au lendemain d’une soirée chez Sarah Bernhardt le 5 novembre 1882. Déçu ensuite par la vie parisien ne tapageuse et la remise en cause de son talent, il part en septembre 1883 à Fresselines, petit village de la Creuse, où il se consacrera à la poésie, la musique et la pêche jusqu’à sa mort en 1903. Il a écrit une dizaine de livres de 200 à 300 pages chacun, tous édités chez Charpentier éditeur. Le plus connu s’intitule Les Névroses.

Sa notoriété est indéniable encore de nos jours puisque des étudiants le choisissent pour leur travail universitaire de master ou de thèse et qu’il est mis régulièrement à l’honneur en particulier dans le cadre de l’association des Amis de Maurice Rollinat. Il a figuré dans le Larousse pendant toute la première partie du XXème siècle. Ses poèmes longtemps inscrits au programme scolaire en France, sont encore connus par cœur par certains d’entre nous dont son plus célèbre poème animalier « La biche » mais aussi « L’écureuil », « La mort des fougères », « Le petit renardeau », « Ballade du vieux baudet »…

Léopold Sédar Senghor (1906 – 2001) baigne dès son enfance dans la poésie. À seize ans, il entre au Séminaire-Collège Libermann à Dakar où il est remarqué par ses capacités intellectuelles. Il y apprend la pureté de la langue française, langue qu’il maîtrisera parfaitement. Il dira d’ailleurs qu’elle a une vocation universelle, que c’est « la langue des dieux » (Postface d’Éthiopiques, Œuvre poétique, p. 167). Il continue dans l’enseignement laïc grâce à une bourse. Il obtient son baccalauréat en 1928 puis il part pour Paris où après ses études d’hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand, il devient étudiant à la Sorbonne. Naturalisé Français le 1er juin 1932, agrégé de grammaire, il est le premier Africain noir agrégé de France (1935). Il enseigne la littérature au lycée Descartes de Tours, de 1935 à 1938.

Parallèlement, il reste fidèle au Sénégal. Député puis ministre de la IVème République sous le général de Gaulle en 1959 et 1960, il souhaite l’indépendance pour son pays, pour le servir. Il devient en 1960, premier Président de la République du Sénégal jusqu’en 1981 où il quitte le pouvoir à soixante-quatorze ans. Il meurt à Verson, sa commune d’adoption, en Normandie, le 20 décembre 2001. Des présidents et amis du monde entier sont venus à son enterrement au Sénégal. Humaniste, poète durant toute sa vie, témoin incontournable de la défense de la négritude, Léopold Sédar Senghor reste une grande figure de la littérature du XXème siècle. Pour le centenaire de sa naissance, en 2006, des manifestations ont été organisées dans le monde entier, vaste chaîne de fraternité à l’image de la civilisation de l’Universel, une conception de Senghor héritée de Pierre Teilhard de Chardin.

L’ensemble de ses poèmes écrits durant toute sa vie, sont parus dans Œuvre poétique (1990) rassemblés en ensembles tels « Chants d’ombre », (…) « Hosties noires », « Nocturnes ». (Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, p. 9, p. 55)

Nous allons maintenant rapprocher l’œuvre littéraire de ces deux hommes qui pourraient paraître éloignés au premier abord. Nous mettrons des passerelles entre eux, à travers leurs thèmes communs dont l’amour de la langue française, la musique, le rythme, les femmes, l’amour sensuel, les yeux, la défense des opprimés, la réhabilitation des délaissés, l’enfance, la maternité, les couleurs, une certaine philosophie de vie, les sentiments, le mysticisme.

 

LA LANGUE FRANÇAISE

Tout d’abord abordons la langue française : Maurice Rollinat et Léopold Sédar Senghor en sont deux ardents défenseurs.

Maurice Rollinat n’est jamais lassant car son vocabulaire est riche, agrémenté d’images, de comparaisons, de trouvailles. Il sait capter notre attention et la maintenir, nous envoûtant et même parfois nous hypnotisant. Avec lui, nous voyons s’animer :

LA VIPÈRE

Pauvre serpent, montre ta tête
Aplatie et triangulaire.
Par ce soleil caniculaire
Dors en paix, formidable bête !

Tu siffles comme une tempête,
Mais j’ai pitié de ta colère.
Pauvre serpent, montre ta tête
Aplatie et triangulaire !

C’est bien doux qu’ici je m’arrête :
Sans te bénir, je te tolère,
Car aujourd’hui l’amour m’éclaire,
Et j’en ai l’âme toute en fête.
Pauvre serpent ! montre ta tête !

(Maurice Rollinat, Dans les Brandes, pp. 145 et 146)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Vipère de Maurice Rollinat.

Dans d’autres poèmes, Rollinat exprime ses états d’âme. La nostalgie transparaît dans ses descriptions de la nuit souvent présente dans son œuvre. Elle lui permet de traduire ses pensées de manière subtile à travers « l’âme des marais » ou en associant par exemple les « sanglots qui font pleurer les anges » et tant d’autres trouvailles, « le zéphyr qui rode » près « des frissons d’émeraude » :

A QUOI PENSE LA NUIT ?

A quoi pense la Nuit, quand l’âme des marais
Monte dans les airs blancs sur tant de voix étranges,
Et qu’avec des sanglots qui font pleurer les anges
Le rossignol module au milieu des forêts ?…

A quoi pense la Nuit, lorsque le ver luisant
Allume dans les creux des frissons d’émeraude,
Quand murmure et parfum, comme un zéphyr qui rôde,
Traversent l’ombre vague où la tiédeur descend ?…

Elle songe en mouillant la terre de ses larmes
Qu’elle est plus belle, ayant le mystère des charmes,
Que le jour regorgeant de lumière et de bruit.

Et – ses grands yeux ouverts aux étoiles – la Nuit
Enivre de secret ses extases moroses,
Aspire avec longueur le magique des choses.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, p. 12)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème A quoi pense la nuit de Maurice Rollinat.

 

Léopold Sédar Senghor, sans renier sa culture, a lui aussi vraiment aimé la langue française. Il nous a laissé des poèmes de toute beauté dans un français impeccable. Sa nomination à l’Académie française en 1984, est une juste reconnaissance de son talent littéraire.

Partagé entre deux cultures, celle de sa naissance et celle du monde occidental dont la France, Léopold Sédar Senghor vénère la terre de ses ancêtres, racines qui lui sont viscérales, et la France qui lui a permis l’accès aux diplômes supérieurs. Il peut louer dans un français impeccable aussi bien l’Afrique dans « Les Djerbiennes » (Œuvre poétique, Poèmes divers, p. 222) ou « Le totem » (Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 24) que la France dans « Neige sur Paris » (Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 21), « Jardin de France » (Œuvre poétique, Poèmes divers, p. 225), « Printemps de Touraine » (Œuvre poétique, Poèmes perdus, p. 337).

Il peut mettre en scène un oiseau. Sous sa plume, il devient association d’idées, lien avec l’amour de sa bien-aimée en communion avec la nature dans cet extrait de « Printemps » :

(…)
Cet oiseau jamais aperçu !
Et le printemps et mon amour.
Mes yeux qui s’éclairent, mes lèvres qui éclosent,
Mon corps…
(…)

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Poèmes perdus, p. 351)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du poème Printemps de Léopold Sédar Senghor.

La nuit est aussi très souvent présente chez Senghor d’ailleurs un de ses recueils de poésie s’intitule Nocturnes dont « Chants pour Signare » dans lequel nous admirons ses associations délicates de mots qui nous emportent dans un lointain de souvenirs, « mes paupières de nuit », « chant virginal des oiseaux », « chant blanc de la sève » (Œuvre poétique, Nocturnes, p. 171). Mais pour Senghor, la nuit peut être aussi colère comme dans « Nuit blanche » où il crie face aux « Bourreaux des dormeurs éveillés » et aux « martyrs brûlant sur leur lit d’idéal » (Œuvre poétique, Poème perdus, p. 335).

 

LA MUSIQUE, LE RYTHME

Rollinat, pianiste et chanteur passionné, a le sens du rythme et de la mélodie. Il a d’ailleurs mis une partie de ses poèmes en musique (106 écrits avec partitions), dont « Les Demoiselles », « Ballade de l’arc-en-ciel », « Le Cimetière aux violettes »… et aussi « La Mort des fougères », poème si connu, appris dans les écoles.

LA MORT DES FOUGÈRES

À Madame Charles Buet.

L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !
Et sur l’étang froid comme un puits
Plus de libellule frivole !

La feuille tourne et devient folle,
L’herbe songe aux bluets enfuis.
L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !

Les oiseaux perdent la parole,
Et par les jours et par les nuits,
Sur l’aile du vent plein d’ennuis,
Dans l’espace qui se désole
L’âme des fougères s’envole.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 181)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Mort des Fougères de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat a écrit des poèmes aux titres représentatifs de sa passion musicale : « Chanson d’après-midi », « La Chanson de la perdrix grise »… sans oublier « La Musique », poème dans lequel il joue avec les changements de rythme et les alternances de vers. La trame d’ensemble en octosyllabes contraste avec la première et la dernière strophe en vers plus courts, alternant tétrasyllabes et hexasyllabes :

LA MUSIQUE

A Frédéric Lapuchin.

     A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

     La lumière et la gloire

Du ciel profond,

     Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

Quand les regrets et les alarmes
Battent mon sein comme des flots,
La musique traduit mes larmes
Et répercute mes sanglots.

Elle me verse tous les baumes
Et me souffle tous les parfums ;
Elle évoque tous mes fantômes
Et tous mes souvenirs défunts.

Elle m’apaise quand je souffre,
Elle délecte ma langueur,
Et c’est en elle que j’engouffre
L’inexprimable de mon cœur.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Musique de Maurice Rollinat.

Elle mouille comme la pluie,
Elle brûle comme le feu ;
C’est un rire, une brume enfuie
Qui s’éparpille dans le bleu.

Dans ses fouillis d’accords étranges
Tumultueux et bourdonnants,
J’entends claquer des ailes d’anges
Et des linceuls de revenants ;

Les rythmes ont avec les gammes
De mystérieux unissons ;
Toutes les notes sont des âmes,
Des paroles et des frissons.

O Musique, torrent du rêve,
Nectar aimé, philtre béni,
Cours, écume, bondis sans trêve
Et roule-moi dans l’infini.

     A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

     La lumière et la gloire

Du ciel profond.

     Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, pp. 49 et 50)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Musique de Maurice Rollinat.

 

La poésie de Léopold Sédar Senhor est aussi très animée mais elle reflète en plus, les sons des instruments de son pays natal et le sens d’un rythme saccadé à la manière africaine. Sa musique est une danse imprégnée de secousses, résonance du tam-tam, propice à la transe et donc au départ. En parallèle, le rythme s’élève et se révèle dans une pensée profonde. Le poète scande ses phrases qui jaillissent et reviennent, chant incantatoire venu des entrailles de l’Afrique, tam-tam de l’intérieur comme dans « Jardin de France » où la fin du poème contraste avec le début calme et serein :

(…)

Mais l’appel du tam-tam

bondissant

par monts

et

continents,

Qui l’apaisera, mon cœur,

A l’appel du tam-tam

bondissant

véhément

lancinant ?

(Léopold Sédar Senghor, Poèmes divers, Œuvre poétique, p. 225)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du poème Jardin de France de Léopold Sédar Senghor.

 

LES FEMMES

Maurice Rollinat et Léopold Sédar Senghor sont très sensuels. Tous deux sont fascinés par la femme et l’ont chantée en poésie. Les titres de certains poèmes en témoignent déjà.

Maurice Rollinat ne met pas à l’honneur les femmes noires, sauf « La Créole » dans Les Névroses (p. 18), mais la femme à travers souvenirs et images colorées comme, par exemple dans « Les visions roses » et « Lèvres pâmées ».

LES VISIONS ROSES

Corolles et boutons de roses,
La fraise et la mousse des bois
Mettent le désir aux abois
Au fond des cœurs les plus moroses !

Qui rappelle certaines choses
Aux bons vieux galants d’autrefois ?
Corolles et boutons de roses,
La fraise et la mousse des bois.

– Je revois tes chairs toutes roses,
Les dards aigus de tes seins froids,
Et puis tes lèvres ! quand je vois
Dans leurs si langoureuses poses
Corolles et boutons de roses ! –

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 83)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Visions roses de Maurice Rollinat.

Si Maurice Rollinat célèbre la femme dans la volupté amoureuse, il sait aussi la décrire dans l’amour charnel :

LÈVRES PÂMÉES

Les lèvres des femmes pâmées
Ont des sourires qui font peur
Dans la convulsive torpeur
Qui les tient à demi fermées.

Quand leurs plaintes inanimées
S’exhalent comme une vapeur,
Les lèvres des femmes pâmées
Ont des sourires qui font peur.

Le désir qui les a humées
Recule devant leur stupeur,
Et le mystère enveloppeur
Clôt dans ses gazes parfumées
Les lèvres des femmes pâmées.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 71)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Lèvres pâmées de Maurice Rollinat.

 

Senghor se distingue de Rollinat par la solennité de son hommage aux femmes de toute race, noires ou blanches. Son chant patriotique « Femmes de France » en témoigne et son association aux instruments de son pays natal (tel le sorong, sorte de kôra), une preuve de son attachement à ses origines :

Femmes de France, et vous filles de France
Laissez-moi vous chanter ! Que pour vous soient les notes claires du sorong.
(…)
Flammes de France et fleurs de France, soyez bénies ! »

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Hosties noires, p. 78 et 79)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du poème Femmes de France de Léopold Sédar Senghor.

Senghor sait aussi confier son admiration, son émerveillement devant la beauté du corps féminin comme à travers des images savoureuses : « leurs seins mûrissent au soleil » (Œuvre poétique, Nocturnes, p. 190), « Jeunes filles aux longs cous de roseaux » (Œuvre poétique, Éthiopiques, p. 110), « L’arc frémissant des seins de Salimata Diallo, / Sa taille amicale / Et l’opulence fine de ses hanches ?… » (Œuvre poétique, Poèmes perdus, p. 348)

Senghor célèbre la femme qu’elle soit blanche ou noire : elle a toujours été pour lui, bien aimée. Il rend hommage aux femmes qui l’ont élevé, aux femmes dont il a apprécié la beauté, le corps, l’envoûtement lié au fait qu’elles soient germe de vie, aux femmes de tout pays qu’il a côtoyées. De nombreux poèmes en portent la marque : « Pour Emma Payelleville l’infirmière », « L’absente », « Princesse, ma Princesse », « À une antillaise », « Beauté peule » ou « Femme noire » dont voici le premier paragraphe :

Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux.
Et voilà qu’au cœur de l’Été et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle.
(…)

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 16)

Il chante aussi harmonieusement la correspondance entre les senteurs aromatiques de son pays et la beauté d’une princesse noire idéalisée :

Naëtt, son nom a la douceur de la cannelle c’est le parfum où dort le bois de citronniers.
Naëtt, son nom a la blancheur sucrée des caféiers en fleurs
C’est la savane qui flamboie sous l’amour mâle de Midi.
(…)

(Léopold Sédar Senghor, Chants pour Naëtt, p. 19)

Paroles de pourpre à te parer Princesse noire d’Elissa.

(id., p. 25)

 

LES YEUX

Rollinat a souvent mis les yeux à l’honneur, ceux qui ensorcèlent comme ceux qui parlent mieux que des mots. Il veut plonger au plus profond de l’être. Les yeux sont pour lui, un point de repère comme ceux de sa bien-aimée dans le sonnet « Les étoiles bleues ». Alors les yeux se transforment en miroirs de l’âme, des regrets, des rancœurs mais aussi des sentiments comme dans cet acrostiche à sa femme Marie née Sérullaz :

LES ÉTOILES BLEUES

Au creux de mon abîme où se perd toute sonde,
Maintenant, jour et nuit, je vois luire deux yeux,
Amoureux élixirs de la flamme et de l’onde,
Reflets changeants du spleen et de l’azur des cieux.

Ils sont trop singuliers pour être de ce monde,
Et pourtant ces yeux fiers, tristes et nébuleux,
Sans cesse en me dardant leur lumière profonde
Exhalent des regards qui sont des baisers bleus.

Rien ne vaut pour mon cœur ces yeux pleins de tendresse
Uniquement chargés d’abreuver mes ennuis :
Lampes de ma douleur, phares de ma détresse,

Les yeux qui sont pour moi l’étoile au fond d’un puits,
Adorables falots mystiques et funèbres
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 32)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Étoiles bleues de Maurice Rollinat.

 

Si Maurice Rollinat chante exclusivement la femme blanche, Léopold Sédar Senghor sait nous émouvoir en nous présentant la femme noire mais aussi en parlant de la femme blanche comme par exemple dans sa louange à sa deuxième épouse, Colette, qu’il a célébrée dans ses poèmes en particulier dans « Élégie des Alizés » :

(…)
Non, sous tes yeux je serai, soufflera sur ma fièvre le sourire de tes yeux alizés
Tes yeux vert et or comme ton pays, si frais au solstice de juin.
Où es-tu donc, yeux de mes yeux, ma blonde, ma Normande, ma conquérante ?
(…)

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Élégies majeures, p. 271)

 

DÉFENSE DES OPPRIMÉS VERS UNE RÉHABILITATION

Maurice Rollinat ne cherche pas à soutenir les délaissés mais il les réhabilite spontanément par sa poésie mettant à l’honneur les petites gens, les délaissés. Par exemple il nous fait réfléchir indirectement en décrivant respectueusement, sans marque de jugement, des fous, un idiot. Par son art de la description, il les rend vivants, humains et même philosophes, ou plus sensés que nous !

LES QUATRE FOUS

Quatre fous causent entre eux. – L’un
Fait d’un ton goguenard et triste :
« On se figure que j’existe !
On se trompe ! – Je suis défunt ! »

Un second : « Moi ! c’est le contraire !
Je suis mort, pensez-vous, – Non pas.
Je vis ! et jamais le trépas
Ne me fera votre confrère. »

Un autre : « Mon horreur est pire !
Avec l’air palpable et mouvant
Je ne suis ni mort ni vivant !
Rien ! Le Néant est mon empire. »

Le dernier ricane : « Qui sait ?
Pour moi qui suis x votre maître
Chacun de vous dit vrai peut-être… »
Quel sage que cet insensé !

(Maurice Rollinat, Les Apparitions, pp. 22 et 23)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les quatre Fous de Maurice Rollinat.

 

L’IDIOT

L’idiot vagabond qui charme les vipères
Clopine tout le jour infatigablement,
Au long du ravin noir et du marais dormant,
Là-bas où les aspics vont par troupes impaires.

Quand l’automne a teinté les verdures prospères,
L’œil fixe, avec un triste et doux balancement,
L’idiot vagabond qui charme les vipères
Clopine tout le jour infatigablement.

Les serpents endormis, au bord de leurs repaires,
Se réveillent en chœur à son chantonnement,
Et venant y mêler leur grêle sifflement
Suivent dans les chemins comme de vieux compères,
L’idiot vagabond qui charme les vipères.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 200)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L’Idiot de Maurice Rollinat.

 

Léopold Sédar Senghor s’engage de manière plus évidente auprès des humiliés. Il crie son refus de l’esclavage des peuples et des guerres. Ses poèmes veulent être un témoignage envers ceux qui ont tout donné ; il leur rend hommage comme dans « Libération », ou « Luxembourg 1939 » qui se termine ainsi :

(…)
On installe des canons pour protéger la retraite ruminante des Sénateurs
On creuse des tranchées sous le banc où j’ai appris la douceur éclose des lèvres.
Cet écriteau ah ! oui, dangereuse jeunesse !…
Je vois tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées
Où ruisselle le sang d’une génération
L’Europe qui enterre le levain des nations et l’espoir des races nouvelles.

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Hosties noires, p. 66)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du poème Luxembourg 1939 de Léopold Sédar Senghor.

Toujours en guerre contre l’injustice, contre toutes les tueries, Léopold Sédar Senghor défend la race noire quand elle est bafouée. Il ne peut pas se taire quand des gens meurent alors que les puissants n’ont rien à craindre, comme dans son poème « Aux Tirailleurs sénégalais morts pour la France ».

(…)
Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais
MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE !

(id., p. 65)

Les images de la vie innocente, du soleil qui se lève, des vierges et des vieillards qui sourient, contrastent avec celles de la cruauté de la mort, de ceux qu’on ignore. Léopold Sédar Senghor possède l’art oratoire pour mettre en valeur ses textes d’une manière poétique intense. Les images parlent d’elles-mêmes comme le sourire des vieillards en opposition au bruit des canons, images fortes pour transcrire un message qui se veut frappant de vérité.

Léopold Sédar Senghor est un ardent défenseur de la cause noire comme son ami antillais Aimé Césaire, et par ce biais, le défenseur de tous les opprimés et en même temps il maintient le dialogue pour éviter la guerre par la conciliation. Il porte bien son surnom, « le lion téméraire », « celui qui ne pourra jamais avoir honte » car il refuse l’injustice, la guerre, les massacres. Il veut être le poète de l’équité alors il rend hommage à ceux qui sont morts pour un idéal.

 

ENFANCE

Maurice Rollinat a abordé le thème de l’enfance souvent de manière étrange (ou bizarre) par exemple dans son livre en prose, En errant lorsqu’il raconte l’histoire d’enfants jouant à enterrer le mort et ayant choisi le plus faible dans ce rôle (En errant, pp. 102 et 103).

Étonnamment, il décrit souvent l’enfance chez les animaux avec beaucoup de délicatesse et rarement de manière affective chez les humains :

LES DEUX PETITS FRÈRES

Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.
– Au loin, on entend le ressac
De la Creuse qui dégringole.

L’aîné rapporte une bricole,
De la chandelle et du tabac.
Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.

Mais la nuit vient ; dans sa rigole
La grenouille fait son coac,
Et tous les deux, ayant le trac
Et tirant leur pied qui se colle,
Ils s’en reviennent de l’école.

(Maurice Rollinat, Dans les Brandes, pp. 232 et 233)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les deux petits Frères de Maurice Rollinat.

 

Pour Léopold Sédar Senghor, de très nombreux poèmes font référence à la nostalgie de la première partie de sa vie dans son pays natal. Le premier chapitre d’Œuvre poétique, « Chants d’ombre » dont le poème IX citant « L’enfant prodigue », allie les richesses de son enfance africaine à celles du continent européen, malgré la persistance de la nostalgie de son passé :

(…)
Ah ! de nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance
Ah ! bordent de nouveau mon sommeil les si chères mains noires
Et de nouveau le blanc sourire de ma mère.
Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’ambassade
Dans le regret du Pays noir.

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 52)

 

LES COULEURS

Chez ces deux poètes, les couleurs ont une place importante. Maurice Rollinat utilise une large palette chromatique telle celle d’un peintre comme son ami Claude Monet, Senghor, une dominance de noir et de blanc.

Rollinat a toujours introduit de nombreuses couleurs pour présenter son univers champêtre par petites touches. Par exemple, les « bruns roux violets » (« La Vase », La Nature, p. 145), « noir si sombre » (id., p. 146), contrastent avec « Les ors, les irisés, les moires / Des écailles » de poissons (« Le Fond de l’Eau », La Nature, p. 151).

Le changement des couleurs au fil du temps, a retenu l’attention de Rollinat. Il décrit l’atmosphère en demi-teintes avec beaucoup de charme. Sous sa plume magique, la nature paraît avoir une âme, des sentiments : l’arbre se pâme ; l’orage ourdit un complot.

LA COULEUR DU TEMPS

Ainsi qu’il vernit les feuillages,
L’azur illumine l’esprit
Qui reste clair ou s’assombrit
A la volonté des nuages.

L’arbre au froid parait en souci
Comme à la chaleur il se pâme :
L’homme, végétation d’âme,
A besoin de soleil aussi.
(…)

L’idée indécise qui vague,
La neige la fixe en regret ;
L’orage ourdit l’effroi secret
D’une chose horrible, très vague.
(…)

Tour à tour, l’âme influencée
Se calme ou remâche son fiel,
Et toujours la couleur du ciel
Fait la couleur de la Pensée.

(Maurice Rollinat, La Nature, pp. 172, 174 et 176)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Couleur du Temps de Maurice Rollinat.

Parfois Rollinat emploie des couleurs gaies comme dans « Le Champ de Blé » tel un tableau à la Monet, peintre venu à Fresselines en 1889, invité par Rollinat. Mais à l’or des blés, le poète associe des notes sombres, des tons « cuivreux » et « violet » qui reflètent sa tendance au spleen.

(…)
Bluets, coquelicots, tiges entremêlées,
Ici, là, montaient haut presque jusqu’aux épis ;
Ailleurs, sous des chardons violets assoupis,
Le froment rabattait ses têtes barbelées.

Et muet et léger comme un zéphir d’été
Sur un étang cuivreux engourdi dans sa vase,
L’insecte nonchalant voltigeait en extase
Sur cette nappe d’or dans l’immobilité.
(…)

(Maurice Rollinat, La Nature, p. 16)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du poème Le Champ de Blé de Maurice Rollinat.

 

Les couleurs sont moins présentes dans l’œuvre de Léopold Sédar Senghor mais elles ont une place de choix, souvent le noir et le blanc en union avec son message humain d’entente et de respect comme ses poèmes « Femme noire » ou « Ambassadeur du peuple noir », « Hosties noires » (titre d’un chapitre), « Nuit blanche », « To a dark girl » (titres de deux poèmes). Léopold Sédar Senghor affirme son appartenance à la race noire et sa volonté de la défendre. Il chante la beauté des Noirs dans de nombreux livres comme par exemple, avec la reine de Saba qu’il présente ainsi : « Car tu es noire, et tu es belle. » (Œuvre poétique, Élégie pour la reine de Saba, p. 326)

Il utilise aussi les couleurs de la nature, ocrées ou associées à l’eau vitale, et celles de sa terre natale près des cheveux des femmes par exemple à travers la métaphore : « la fauve colline de ta chevelure frémissante » (Œuvre poétique, Poèmes divers, p. 220) et aussi : « L’Étrangère aux yeux de clairière » (Œuvre poétique, Éthiopiques, p. 105). Les yeux des femmes, « Tes yeux d’or vert qui changent comme la mer sous le soleil » (Œuvre poétique, Éthiopiques, p. 139) peuvent aussi le faire rêver et retourner à ses origines.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant des textes de Léopold Sédar Senghor sur les couleurs.

 

L’EXPRESSION DES SENTIMENTS

Maurice Rollinat exprime souvent son angoisse devant la corruption humaine comme dans « Le Faciès humain » mais très souvent l’âme est présente à côté de la conscience qui le hante et même encore dans le regret des actes. Voici le début et la fin de ce long poème :

LE FACIES HUMAIN

Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde,
Transparaît louchement dans le visage humain ;
– Tel un étang sinistre au long d’un vieux chemin
Dissimule sa boue au miroir de son onde.
(…)

Et contre l’attentat qu’elle crie et proclame
Avec sa flamboyante et froide nudité,
Impitoyablement surgit la Vérité
Sur ce masque imbibé de la sueur de l’âme.

(Maurice Rollinat, L’Abîme, pp. 1 à 5)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du poème Le Faciès humain de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat sait aussi nous émouvoir en nous montrant la tendresse d’une fille envers la vieille aveugle. Une atmosphère de la charité domine dans le poème « L’aveugle », par l’expression de l’émotion et des paroles de tendresse :

L’AVEUGLE

L’humble vieille qui se désole
Dit, gémissant chaque parole :
« Contr’ le sort j’n’ai plus d’résistance.
Que l’bon Dieu m’appell’ donc à lui !
La tomb’ s’ra jamais que d’la nuit
Ni plus ni moins q’mon existence.

Mais la fille s’écrie, essuyant une larme :
Parlez pas d’ça ! J’vas dire un’ bell’ complaint’ d’aut’fois, »
Et, quenouille à la taille, un fuseau dans les doigts,
Exhale de son cœur la musique du charme.

La vieille aveugle, assise au seuil de sa chaumière,
Écoute avidement la bergère chanter,
Au son de cette voix semblant les enchanter
On dirait que ses yeux retrouvent la lumière.

Tour à tour elle rit, parle, soupire et pleure,
Étend ses maigres doigts d’un geste de désir
Vers quelque objet pensé qu’elle ne peut saisir,
Ou, comme extasiée, immobile demeure.

Et, lorsque la bergère a fini sa chanson,
Elle lui dit : « Merci ! tu m’as rendu l’frisson,

La couleur, et l’bruit du feuillage,

Tu m’as fait r’voir l’eau claire et l’beau soleil luisant,
Mon enfanc’, ma jeuness’, mes amours ! A présent

J’peux ben faire le grand voyage. »

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, pp. 221 et 222)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L’Aveugle de Maurice Rollinat.

 

Senghor exprime très souvent ses sentiments, plus rarement tristes comme sa colère en prison durant « des nuits et des jours plus solitaires que la nuit » quand « Les torrents de mon sang sifflaient le long des berges de ma cellule. » (Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 26). Souvent l’espoir surgit, auréolé de soleil, prouvant sa passion à défendre son peuple ou sa foi en l’avenir comme dans « Le retour de l’enfant prodigue » lorsqu’il s’écrie : « Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis ! (…) Soyez bénis, qui n’avez pas permis que la haine gravelât ce cœur d’homme ! » (Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 50)

Il défend aussi les Droits de l’homme dans un esprit chrétien. Proche de Martin Luther King, il lui rend hommage dans une élégie dont voici un extrait :

(…)
Je vois les rires avorter, et les dents se voiler des nuages bleu-noir des lèvres
Je revois Martin Luther King couché, une rose rouge à la gorge.
(…)

Vos finettes et vos fobines, que m’importent vos chants si ce n’est pour magnifier
MARTIN LUTHER KING LE ROI DE LA PAIX ?
(…)

(Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Élégie pour Martin Luther King, p. 297)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant des textes de Léopold Sédar Senghor sur les droits de l’homme.

 

PHILOSOPHIE DE VIE ET MYSTICISME

Maurice Rollinat présente de nombreuses facettes philosophiques, de l’infiniment grand tel l’ouragan, à l’infiniment petit, la cendre. Il associe l’univers aux déchaînements des éléments. Contrairement à Léopold Sédar Senghor, Rollinat ne s’engage pas en politique pour défendre son pays. Par contre il ressent et exprime en poésie, combien nous sommes petits à l’échelle de l’univers et il admire sa grandeur dans l’immensité. Dans « L’ouragan », l’éternité est suggérée envers et contre tout tandis que dans « L’habitude », le poète en recherche perpétuelle, oscille entre tristesse et écœurement.

L’OURAGAN

Convulsion de la Tempête
Par les immensités vaguant,
La musique de l’ouragan
Commence où la nôtre s’arrête :

Car, avec l’effrayant prestige
De ses mugissants lamentos,
Elle traduit tous les chaos,
Tous les abîmes du vertige.

Interprète d’éternité,
N’exprimant de l’humanité
Que le tourbillon de sa cendre,

Elle évoque, seul dans sa nuit,
Dans le secret de son ennui,
L’Infini… pour qui sait l’entendre.

(Maurice Rollinat, Les Apparitions, pp. 196 et 197)

 Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L’Ouragan de Maurice Rollinat.

 

L’HABITUDE

La goutte d’eau de l’Habitude
Corrode notre liberté
Et met sur notre volonté
La rouille de la servitude.

Elle infiltre une quiétude
Pleine d’incuriosité :
La goutte d’eau de l’Habitude
Corrode notre liberté.

Qui donc fertilise l’étude
Et fait croupir l’oisiveté ?
Qui donc endort l’adversité
Et moisit la béatitude ?
La goutte d’eau de l’Habitude ! –

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 40)

Maurice Rollinat peut aussi être considéré comme un philosophe humanisant les paysages car il leur donne souvent des états d’âme, des sentiments et des pensées de manière animée comme dans « Paysages gris ». Il peut osciller entre nihilisme et mysticisme. Pourtant il garde indéniablement la conscience du bien et du mal, et de l’élévation de l’âme comme dans le poème « Ascension ». Ce n’est pas un hasard si le mot « âme » est très souvent présent et nous ne pouvons pas oublier que son livre Les Névroses se termine par une prière aux accents de François Villon, « De profundis ».

PAYSAGE GRIS

Déjà cette prairie en commençant l’hiver
Étendait son tapis d’herbe courte et fripée,
Elle languit encor, de plus en plus râpée,
D’un gris toujours plus pâle et moins mêlé de vert.

Et pourtant, il y vient, poussant leur douce plainte,
Dressant l’oreille au vent qu’ils semblent écouter,
Quelques pauvres moutons qui tâchent de brouter
Ce regain des frimas dont leur laine a la teinte.

Mais le vivre est mauvais, le temps long, le ciel froid ;
A la file ils s’en vont, l’œil fixe et le cou droit,
Côtoyer la rivière épaisse qui clapote,

S’arrêtant, quand ils sont rappelés, tout à coup,
Par la vieille, là-bas, contre un arbre, debout,
Comme un fantôme noir dans sa grande capote.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, p. 39)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant les poèmes Paysage gris et Ascension de Maurice Rollinat.

 

ASCENSION

A mesure que l’on s’élève
Au-dessus des mornes terrains,
On sent le poids de ses chagrins
Se désalourdir comme en rêve.

Pour l’âme, alors, libre existence !…
Car, subtilisée à l’air pur,
Son enveloppe vers l’azur
Semble évaporer sa substance.

On monte encor, toujours ! Enfin,
On n’est plus qu’un souffle divin
Flottant sur l’immense campagne :

Et, dans le plein ciel qui sourit,
Le blanc sommet de la montagne
Devient le trône de l’esprit.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, p. 125)

 

DE PROFUNDIS !

Mon Dieu ! dans ses rages infimes,
Dans ses tourments, dans ses repos,
Dans ses peurs, dans ses pantomimes,
L’âme vous hèle à tout propos
Du plus profond de ses abîmes !

Quand la souffrance avec ses limes
Corrode mon cœur et mes os,
Malgré moi, je crie à vos cimes :

Mon Dieu !

Aux coupables traînant leurs crimes,
Aux résignés pleurant leurs maux,
Arrivent toujours ces deux mots,
Soupir parlé des deuils intimes,
Vieux refrain des vieilles victimes :

Mon Dieu !

(Maurice Rollinat, Les Névroses, p. 391)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème De Profondis ! de Maurice Rollinat.

 

Léopold Sédar Senghor garde une philosophie de vie positive dans le sens où il affirme ses idées sur l’honneur, le respect de l’autre, sa confiance en l’étranger, l’inconnu. Il n’a d’ailleurs pas hésité à être le premier président de son pays dans un esprit de paix.

Sa veine mystique est indéniable. Après une période de doute pendant dix ans, il retrouve la foi catholique sous l’influence de Théodore Monod et Teilhard de Chardin. Il est aussi proche de Bergson auquel il rendra hommage car cet écrivain lui a permis de se libérer d’un cartésianisme étouffant. La philosophie mystique de Senghor est constructive dans le sens où elle va de l’avant pour oublier les rancœurs, les erreurs de chacun et réunir les peuples dans la paix :

« Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques… » (Œuvre poétique, Hosties noires, « Prière de paix », p. 94)

Par ailleurs, Senghor ne renie pas ses origines. Pour lui, les pouvoirs sacrés font partie de sa culture et se mêlent à son mysticisme comme dans « Le totem » où il veut être fidèle à ses ancêtres qui veillent sur lui comme des anges gardiens tel « L’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs et de foudre » (Œuvre poétique, Chants d’ombre, p. 24)

Senghor replace l’homme dans le cosmos et croit à la supériorité de l’âme sur l’esprit. Dans la conclusion de son discours de réception à l’Académie française, il citera ce philosophe dont il se sent si proche :

« Or donc, c’est en ce dernier quart du XXe siècle que s’édifie, malgré les tensions, les haines et les guerres, cette Civilisation de l’Universel que Pierre Teilhard de Chardin, un Français, annonçait pour l’aube du troisième millénaire. »

Léopold Sédar Senghor ressent la petitesse de l’homme dans la grandeur de l’univers car nous sommes d’infimes particules face à l’immensité et en même temps grands par la pensée et l’âme. Dans le poème « Élégie de minuit », il exprime son « angoisse des ténèbres, cette passion de mort et de lumière » (Œuvre poétique, Nocturnes, p. 199) en même temps qu’il s’exclame quelques lignes plus loin « Toi Seigneur du Cosmos, (…) » (id., p. 200)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant des textes de Léopold Sédar Senghor sur sa philosophie mystique.

 

CONCLUSION

Maurice Rollinat et Léopold Sédar Senghor sont deux poètes en partance. Tous deux ont toujours cherché à défendre la liberté et la poésie. Rollinat reste ancré dans son Berry, sur les bords de la Creuse et près des paysages de brandes en dehors de sa période parisienne. Léopold Sédar Senghor, éternel voyageur, change souvent d’endroit, de son enfance africaine près de ses terres natales à ses études chez les pères blancs, de son apprentissage du français à son départ de l’Afrique vers des terres inconnues, celles de l’Occident pour ses études, de son engagement littéraire et politique à ses responsabilités de chef d’État, de ses allers et retours entre son pays natal et le monde entier dont la France, à son mariage tout d’abord à une femme noire puis avec une Française de Normandie.

Tous deux ne savaient pas où les conduiraient leurs pas mais ils ont suivi leur chemin, toujours proches de la femme, en symbiose avec la nature. Maurice Rollinat voyage dans le rêve, le fantastique à la recherche d’un ailleurs dans son monde de création. Léopold Sédar Senghor attaché aux traces de ses ancêtres, au service de son pays, garde confiance en l’homme, reprenant le proverbe sénégalais : « l’homme est le remède de l’homme » (Léopold Sédar Senghor, Liberté 5, Le dialogue des cultures, p. 192) Chacun à leur manière, ils ont transmis leur message, pour que la flamme de poésie continue d’éclairer la terre.

 

20 décembre 2016/4 mars 2017

 

Catherine Réault-Crosnier

(En me servant d’une conférence déjà réalisée sur Léopold Sédar Senghor et présentée en 2006 dans le cadre des Rencontres littéraires dans le jardin des Prébendes à Tours – 37000).

 

BIBLIOGRAPHIE :

Livres de Maurice Rollinat utilisés :

– Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages.
– Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages.
– Rollinat Maurice, L’Abîme, poésies, G. Charpentier, Paris, 1886, 292 pages.
– Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages.
– Rollinat Maurice, Les Apparitions, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages.
– Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages.
– Rollinat Maurice, En errant, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages.

 

Livres de Léopold Sédar Senghor utilisés :

– Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, éditions du Seuil, 1964, réédité plusieurs fois, 430 pages.
– Léopold Sédar Senghor, Chants pour Naëtt, éditions Pierre Seghers, Paris, 1949, 49 pages.
– Léopold Sédar Senghor, « Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine », Cahiers Pierre Teilhard de Chardin n° 3, éditions du Seuil, Paris, 1962, 103 pages.
– Léopold Sédar Senghor, Liberté 5, Le dialogue des cultures, éditions du Seuil, Paris, 1993, 299 pages.
– Réception de M. Léopold Sédar Senghor, Discours prononcé par Léopold Sédar Senghor dans la séance publique, le jeudi 29 mars 1984, Paris, Palais de l’Institut : https://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-leopold-sedar-senghor (consulté le 28/10/2005).

Pour plus de références sur Léopold Sédar Senghor, voir la bibliographie de la conférence « Léopold Sédar Senghor, un poète africain en Touraine » (Rencontre littéraire dans le jardin des Prébendes à Tours du 11 août 2006).

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.