DES LIVRES QUE J’AI ANALYSÉS

(article écrit pour La Gazette Berrichonne de Paris)

 

IMMORTELLE RANDONNÉE

 

de Jean-Christophe Rufin

 

aux Éditions Guérin, Chamonix, 2013, 263 pages

 

 

Jean-Christophe Rufin de l’Académie française vient de publier Immortelle randonnée ou Compostelle malgré moi qui a obtenu le prix Nomad’s 2013.

Ce livre est déroutant puisque l’auteur nous entraîne hors des sentiers battus, sur le « Chemin » ainsi qu’il l’écrit de nombreuses fois, pour un voyage vers un ailleurs, une quête hors normes, hors des gens dits civilisés, hors des reconnus, des riches, des nantis, des gens bien établis, des propres, oui je dis bien des propres car il affirme sa saleté de pèlerin comme d’autres affirmeraient leur foi. Même s’il parle de « pèlerins » et de « pèlerinage », de « paradis » et d’« enfer », sa quête est inhabituelle, très peu mystique même s’il est en recherche.

Il part mais il est obligé de vivre dans le concret, près de son corps qui prend toute la place, en particulier ses pieds, ses orteils en piteux état, qui l’obligent à penser à eux en premier : « Les pieds du pèlerin ! Sujet dérisoire mais qui prend, sur le Chemin, des proportions considérables. Chaque étape est l’occasion de prodiguer des soins à ces extrémités dont on ne mesure pas l’importance dans la vie quotidienne. Certains pèlerins vivent un cauchemar avec leurs pieds (…). » (p. 73)

Le concret banal se fait primordial. Il a l’art de rire des autres comme de lui-même. Il nous propose une galerie de portraits centrés sur les travers des gens et des religieux : la mesquinerie, la radinerie, la fausseté, l’air de paraître sans être, sont matière à plaisanter peut-être pour ne pas en pleurer. Là où l’on attendrait la beauté de la rencontre, il nous montre la solitude et le désabusement.

Il parle aussi avec aigreur du monde dit civilisé. Sur son parcours vers Saint-Jacques, le long des sentiers tracés, il voit la pollution, les usines, le béton gris qui envahit le paysage et même l’annihile. Jusqu’à quand l’homme abîmera-t-il la terre, voudra-t-il toujours plus ? « La Cantabrie abreuve [le Chemin] d’autoroutes, de carrefours, de voies de chemins de fer. (…). » (p. 102) « (…) le Chemin longe ainsi d’énormes tuyaux de métal qui mènent à une usine chimique. » (p. 103) « Des cheminées lancent dans l’air une fumée âcre que l’on imagine volontiers toxique. » (p. 104)

Nous ne pouvons pas nier, il est vrai, l’importance de la société de consommation qui abîme tout et est un engrenage infernal, celui de l’égoïsme, de l’argent, du pouvoir et de la soif de possession. Dans ce monde aux prémices de vision d’Apocalypse, la beauté de la nature surgit parfois, en opposition, dans sa pureté, sa sauvagerie pour un bain de paix : « J’eus droit à des crépuscules nimbés de brume dorée et des aubes apaisées, violettes (…). » (p. 123)

L’argent est indirectement présent dans ce livre car Jean-Christophe Rufin a choisi de vivre avec très peu. Il a tenu le pari et a réussi. Il a eu l’impression d’aller plus loin dans le dépouillement à la rencontre du moins que rien, de l’inaperçu. Il a voulu côtoyer la perte d’identité, la perte des repères pour trouver ce qu’il reste lorsque l’on a ôté le superflu et même l’essentiel apparent.

Parfois des étincelles de lumière spirituelle jaillissent sans qu’il y prenne garde, des « instants de pure extase », « l’espace d’un simple chant, d’une rencontre, d’une prière, le corps se fend, tombe en morceaux et libère une âme que l’on croyait avoir perdue. » (p. 67) L’espoir et les plaies du Christ apparaissent presque inconsciemment, comme égarées dans l’immensité du concret du voyage mais elles sont là : « J’espérais que le Chemin absorberait bientôt les derniers stigmates de mes misères. » (p. 76)

Malgré tout, Jean-Christophe Rufin a apprécié le christianisme rustique des Asturies (p. 147). Il ressent alors une force de spiritualité, de fascination (p. 144) mais ensuite déçu par « la pompe des riches monastères » (p. 147), il devient sarcastique. Son scepticisme, son désabusement devant les abus de pouvoir, la richesse extérieure, la fausseté de certains, finissent par envahir la dernière partie de son livre. Malgré tout, ses dernières paroles sont d’espérance : « Je sais seulement que [le Chemin] est vivant (…). C’est bien pour cela que, d’ici peu, je vais reprendre la route. » (p. 259) Bien sûr il parle du Chemin avec un grand « C » mais ce « C » ne correspond-il pas à une recherche de Dieu ?

 

Juin 2013

Catherine RÉAULT-CROSNIER