DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

CHECK-POINT

 

de Jean-Christophe RUFIN

 

Éditions Gallimard, 2015, 387 pages

 

L’Académicien Jean-Christophe Rufin, l’un des pionniers du mouvement humanitaire de France, est un écrivain de talent qui sait en particulier, nous faire réfléchir sur les crises dangereuses du XXIème siècle, sur les toutes les formes de racisme, sur la montée de la violence, de l’intégrisme, sur la soif de pouvoir et de puissance à tout prix, à travers le monde, du Brésil à la Méditerranée, de l’Asie à l’Afrique. Cette question reste crûment d’actualité de part le monde entier, en ce mois de décembre 2015.

L’auteur a choisi pour titre de son livre, Check-point, signifiant « lieu de contrôle » militaire (p. 383) pour nous emporter en Bosnie, au cœur d’une flambée de violence liée à une guerre sournoise où dominent le changement permanent, « des séparations imprévisibles et mouvantes entre zones ethniques, obéissant à l’autorité de petits chefs locaux. » (p. 21) Car souvent, chacun veut la gloire et sa part du butin avant tout. Réussit celui qui sait imposer « un profond respect pour l’autorité et une confiance totale dans sa propre innocence. Cela suffisait à rassurer des hommes qui vivaient en permanence dans le soupçon et la menace. » (pp. 38 et 39) Dans ce monde fou où chacun peut être un ennemi même derrière une façade sûre, les hommes ont besoin de se sentir sécurisé dans le bien-fondé de leurs actes quels qu’ils soient.

Pour certains, il faut respecter ceux qui sont armés, pour d’autres, avant tout, ceux qui sont les plus forts : « Plus tu t’écrases, plus ils te feront des ennuis. » (p. 43)

Il faut être toujours sur les gardes et encore plus dans le calme absolu : « Ce vide produisait une impression paradoxale de paix et de menace. » (p. 64)

Toute « chute dans l’inconnu » (p. 96) a des conséquences imprévisibles. Ce n’est qu’un choix de vie hors du rationnel.

Dans ce contexte, tout est lié au hasard, à la chance car chacun peut « tomber sur des poches croates et musulmanes, et ça changera sans arrêt. » (p. 109) Jean-Christophe Rufin compare alors ce terrain imprévisible en Bosnie centrale à une « peau de léopard » (p. 109).

Passer aux contrôles, est stressant car on ne peut savoir qui dirige, qui commande. À chaque fois, la vie est en jeu, un coup de feu vite tiré, l’emprisonnement possible sans explication pour une durée indéterminée. (p. 112)

Avoir un statut humanitaire ne signifie plus rien. On ne peut avoir confiance en personne. Tout humain peut être contrairement aux apparences, un espion, un flic… (p. 150). L’humanitaire visible tel celui du « docteur Schweitzer, saint Vincent de Paul, Raoul Follereau » (p. 155) n’existe plus. Partout se trouvent « des êtres faibles, veules, murés dans leurs haines. » (p. 155) Jean-Christophe Rufin nous montre combien cette guerre est « un imbroglio de criminels » (p. 155). Même en partant avec une bonne intention, toute implication peut déboucher sur le contraire. Ainsi Maud partie pour aider et participer à une bonne cause, comprend qu’elle devient dépendante de cette atmosphère dépravée qui use le corps et la pensée : « toute cette grisaille, cette boue, cette violence lui collait à la peau » (p. 174). Le sang jaillit partout.

Ici les coupables ne sont pas arrêtés par manque de moyens : « Il y a des criminels partout, dans cette guerre. » (p. 189)

À côté de la dépravation, du vice, existent « des pauvres types forcés de se battre, des gens honnêtes, sensibles, des victimes aussi » mais toujours aussi, d’autres qui imposent leurs lois, ici, « les Serbes comme héritiers de l’État yougoslave, les nationalistes serbes » et leur « projet hégémonique. » (p. 190)

Réaliser une bonne action, devient un leurre dans ce climat, une gageure, un exploit presque impossible. (p. 204) Maud prend conscience de ce désastre car « La guerre civile, c’est (…) le triomphe des salauds. On les voit sortir de partout. » (p. 215)

Il y a toujours des profiteurs. Quand ils se sentent les plus forts, ils prennent le pouvoir. Plus ils sont puissants, plus ils imposent leur cruauté avec une joie féroce : « c’était un humour sombre, toujours orienté vers la destruction et la mort. » (p. 218) Dans ce climat d’apocalypse, comment faire le bien et en premier, où est-il ?

En effet, tous les moyens sont utilisés, des plus évidents et cruels ou plus sournois, pour se servir des bonnes volontés (p. 221) et permettre d’imposer sa loi sans arrière-pensée, au détriment de vies humaines : « Une action qui, à terme, sauverait peut-être des vies mais qui, dans l’immédiat, allait en supprimer d’autres. En un mot, ils allaient tuer. » (p. 240)

Jean-Christophe Rufin nous montre « l’image tragique de l’impuissance humanitaire. Face à l’horreur et à la complexité de la guerre (…) » (p. 280), l’aide devient illusoire. En effet, dans ce roman comme souvent dans la réalité, les camions transportant des vêtements, de la nourriture pour les populations n’arriveront jamais à destination et ceux qui se sont investis, auront risqué leurs vies pour rien.

Alors les pacifiques venus pour aider, peuvent entrer à leur tour, dans l’engrenage de la folie meurtrière : « Il ne fallait pas ruser avec la guerre. C’était une saloperie. Il fallait en finir une fois pour toutes et… » (p. 288) car « le propre de la haine est de ne pas connaître de limite. » (p. 294)

Maud amoureuse de Marc, l’avait suivi sur son chemin et il la sacrifie sur l’autel de la mission, roulant sur son corps avec son camion. Elle survit, « blessée, impuissante, trahie » (p. 298) oscillant entre « le désespoir, la colère, la honte. » (p. 298) Elle découvre alors que l’homme dévoué jusqu’à la mort à une cause, peut sacrifier son amour sans regret. Mais il va pouvoir renaître de ces cendres quand à son tour, elle tuera pour le sauver.

Bientôt la paix reviendra sur cette terre dévastée encore une fois par la folie des hommes.

En postface, Jean-Christophe Rufin tire des conclusions philosophiques et humaines sur les guerres : « les check-points (…) sont l’expression du chaos, de la violence et du morcellement que connaissent les pays soumis à la guerre civile (…). » (p. 383) en même temps que « le symbole du passage d’un univers dans un autre, d’un ensemble de valeurs donné à son contraire, de l’entrée dans l’inconnu, le danger peut-être. » (p. 384)

L’espoir peut-il encore exister, « au cœur de l’inhumain » ? (p. 386) Jean-Christophe Rufin nous donne sa réponse, « prendre les armes » si nécessaire (p. 387), ne jamais baisser les bras et continuer notre lutte contre l’injustice envers des populations sans défense, prises au piège de la guerre.

 

6 décembre 2015

Catherine RÉAULT-CROSNIER