Maurice Rollinat, « LES YEUX »
(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, le 14 novembre 2015 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)
Maurice Rollinat (1846 – 1903), poète et musicien du fantastique, a souvent décrit les yeux pour faire passer son message d’amour, d’angoisse, d’espoir de lumière, de tristesse, de sombre désespoir et même de douceur. Dans un style très dynamique et musical, il nous fascine et nous emporte dans un autre univers.
Nous partirons en voyage avec les yeux, au fil des livres de Maurice Rollinat, tout d’abord dans son livre le plus connu, Les Névroses (1883).
LES YEUX BLEUS
Tes yeux bleus comme deux bluets
Me suivaient dans l’herbe fanée
Et près du lac aux joncs fluets
Où la brise désordonnée
Venait danser des menuets.
Chère Ange, tu diminuais
Les ombres de ma destinée,
Lorsque vers moi tu remuais
Tes yeux bleus.
Mes spleens, tu les atténuais,
Et ma vie était moins damnée
A cette époque fortunée
Où dans l’âme, à frissons muets,
Tendrement tu m’insinuais
Tes yeux bleus !
(Les Névroses, page 33)
L’acrostiche suivant est un hommage de Maurice Rollinat à sa femme née Marie Sérullaz, dont il revoit toujours les yeux, lumière dans ses ténèbres :
LES ÉTOILES BLEUES
Au creux de mon abîme où se perd toute sonde,
Maintenant, jour et nuit, je vois luire deux yeux,
Amoureux élixirs de la flamme et de l’onde,
Reflets changeants du spleen et de l’azur des cieux.
Ils sont trop singuliers pour être de ce monde,
Et pourtant ces yeux fiers, tristes et nébuleux,
Sans cesse en me dardant leur lumière profonde
Exhalent des regards qui sont des baisers bleus.
Rien ne vaut pour mon cœur ces yeux pleins de tendresse
Uniquement chargés d’abreuver mes ennuis :
Lampes de ma douleur, phares de ma détresse,
Les yeux qui sont pour moi l’étoile au fond d’un
puits,
Adorables falots mystiques et funèbres
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres.
(Les Névroses, page 32)
Maurice Rollinat, poète du fantastique, nous ensorcèle, nous emporte dans l’univers magique des yeux. Les regards parlent alors mieux que les mots ; ils nous confient leurs secrets. Ils sont les messagers des non-dits :
LES YEUX
Partout je les évoque et partout je les vois,
Ces yeux ensorceleurs si mortellement tristes.
Oh ! comme ils défiaient tout l’art des
coloristes,
Eux qui mimaient sans geste et qui parlaient sans
voix !
Yeux lascifs, et pourtant si noyés dans l’extase,
Si friands de lointain, si fous d’obscurité !
Ils s’ouvraient lentement, et, pleins d’étrangeté,
Brillaient comme à travers une invisible gaze.
(…)
Ma passion jalouse y buvait sans alarmes,
Mon âme longuement s’y venait regarder,
Car ces magiques yeux avaient pour se farder
Le bistre du plaisir et la pâleur des larmes !…
(Les Névroses, pages 34 à 36)
LA CHANSON DES YEUX
J’aime tes yeux d’azur qui, tout pailletés d’or,
Ont une lueur bleue et blonde,
Tes yeux câlins et clairs où le rêve s’endort,
Tes grands yeux bougeurs comme l’onde.
Jusque dans leurs regards savants et nuancés,
Si doux qu’ils te font deux fois femme,
Ils reflètent le vol de tes moindres pensers
Et sont les vitres de ton âme.
Dans la rue on subit leur charme ensorceleur ;
Ils étonnent sur ton passage,
Car ils sont plus jolis et plus fleurs que la fleur
Que tu piques à ton corsage.
Oui, tes yeux sont si frais sous ton large sourcil,
Qu’en les voyant on se demande
S’ils n’ont pas un arome harmonieux aussi,
Tes longs yeux fendus en amande.
Dans le monde on les voit pleins de morosité,
Ils sont distraits ou sardoniques
Et n’ont pour me parler amour et volupté
Que des œillades platoniques ;
Mais, tout seuls avec moi sous les rideaux tremblants,
Ils me font te demander grâce,
Et j’aspire, enlacé par tes petits bras blancs,
Ce qu’ils me disent à voix basse.
(Les Névroses, pages 87 et 88)
Nous pourrions aussi citer « Aquarelle », acrostiche à sa femme Marie. Les yeux de celle-ci reflètent ses sentiments, son effroi, sa peur dans les moments de doute près de son rire et aussi de sa vie qui oscille, moitié fiel et abîme, moitié attirance.
Maurice Rollinat garde une veine très sensuelle en particulier dans sa période parisienne. Il aime décrire les femmes de manière savoureuse à travers leurs mimiques, leurs attitudes. Il n’est jamais insensible à leurs charmes. Fasciné par les yeux, il plonge en leur miroir pour connaître leurs pensées comme dans « A une Mystérieuse » (Les Névroses, page 48).
Mais n’oublions pas que Maurice Rollinat sait aussi faire parler les yeux des bêtes comme dans son si célèbre poème « La Biche » longtemps appris dans les écoles et encore connu par cœur par un certain nombre d’entre nous :
LA BICHE
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.
Pour raconter son infortune
À la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.
Mais aucune réponse, aucune,
À ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d’amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.
(Les Névroses, page 219)
Le livre Dans les Brandes (1883) contient de nombreux poèmes où les yeux sont présents de manière très variée, même s’ils ne correspondent pas forcément au thème principal. Citons un extrait du poème « Le pacage ». Les yeux sont inclus à un moment précis dans l’ensemble du paysage à travers le regard du poète :
(…)
Et ce hameau hideux sur la côte isolé,
Les ténébreux taillis, la tour noire et farouche,
A toute heure et surtout quand le soleil se couche,
Font à ce pré sinistre un cadre désolé.
Aussi l’œil du poète halluciné sans trêve
En boit avidement l’austère étrangeté.
Pour ce pâle voyant ce pacage est brouté
Par un bétail magique et tout chargé de rêve.
(…)
(Dans les Brandes, pages 85 à 89)
Côtoyons « Le petit chien » (Dans les Brandes, pages 29 à 34). Ses yeux reviennent régulièrement au premier plan. « Beau Marquis » a mille façons de charmer et de parler avec ses yeux et Rollinat a mille manières de le traduire par des mots au fil de ce long poème attendrissant :
LE PETIT CHIEN
Caniche étrange, beau Marquis,
Tes poils frisent comme la mousse,
Un œil noir aux regards exquis
Luit dans ta petite frimousse.
(…)
Ta prunelle parle et sourit
Aussi fine que peu traîtresse.
Oh ! comme elle est pleine d’esprit
Quand tu regardes ta maîtresse !
(…)
Quand elle veut quitter son toit,
Tu la guettes avec alarmes,
Et lorsqu’elle s’en va sans toi,
Tu gémis, les yeux pleins de larmes.
(…)
Pour moi, que tu reçois toujours
Avec des yeux si sympathiques,
Je te souhaite de long jours
Et de beaux rêves extatiques.
(…)
Dans « Les bottines d’étoffe » (Dans les Brandes, pages 90 à 94), Maurice Rollinat rend la vision vivante en utilisant le « je » pour mieux capter notre attention et pour encadrer en introduction et en final, l’histoire de ce poème de dix-sept quatrains (« j’entrevis », « je ne revis plus »).
Dans L’Abîme (1886), Maurice Rollinat crache son mal d’être après avoir dû quitter Paris et la célébrité, son écœurement devant les mœurs dépravées, la jalousie. Il sait bien décrire l’émergence des sentiments les plus secrets comme la perversité visible à travers les yeux :
LE FACIÈS HUMAIN
(…)
Qui donc a jamais vu les haines endormies,
Les projets assassins, les vices triomphants,
Les luxures de vieux, de vierges et d’enfants,
Sourdre distinctement des physionomies ?
(…)
Se rapprochant ou non, battantes ou baissées,
Les paupières, sans doute, ont un jeu préconçu
Sur leur vitrage où doit glisser inaperçu
Le reflet cauteleux des mauvaises pensées.
L’âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire
Sur le front jeune ou vieux, limpide ou racorni,
Et ne laisse filtrer qu’un sens indéfini
Dans l’éclair du regard et le pli du sourire.
(…)
(L’Abîme, pages 1 à 5)
Avec « L’Espion », ce n’est pas l’homme qui voit clair dans sa vie mais le matin, le crépuscule :
L’ESPION
Entre le matin qui regarde
Et le crépuscule qui voit,
On dissimule au fond de soi
Le mauvais levain qu’on y garde.
(…)
(L’Abîme, pages 33 et 34)
Par l’intermédiaire du poème « Les Regards », Maurice Rollinat scrute notre cœur et part à la recherche des sentiments. Il nous charme puis nous emporte dans les ténèbres avec autant d’aisance pour nous faire frissonner, nous hypnotiser, avec une vivacité d’expression jamais lassante mais sans se leurrer car tout est vanité :
LES REGARDS
On regarde sans voir, de même
On voit aussi sans regarder.
D’où l’on oserait hasarder
Que l’œil humain est un problème.
(…)
Est-ce bien le cœur qui s’exhale
Avec ses vouloirs, ses projets,
Dans les regards, souffles et jets
De lueur droite et transversale ?
(…)
Échos décevants et funèbres
De chaque apparence qui fuit,
Ils y descendent de la nuit,
Ils en soutirent des ténèbres.
Vous pouvez scruter l’œil à nu,
A la loupe comme un atome,
Vous n’y verrez qu’un vain fantôme,
Qu’une ombre louche d’inconnu.
(…)
Les regards sont des feux follets
Qui dansent devant un abîme.
L’aspect du bien comme du crime
Reste enfoui sous ces reflets.
(…)
(L’Abîme, pages 35 à 42)
Dans « Le Soupçon », Maurice Rollinat décrit avec beaucoup de précisions, l’art de l’espionnage et le venin du vice ; il nous fait percevoir la fausseté de nos regards :
(…)
Pour lui, rien n’est incontrôlable :
Il voit le mal au fond du bien,
Car toujours il mesure au sien
Le mensonge de son semblable.
(…)
Il braque sur ceux qu’il redoute
Ses longs espionnages pervers
Par des judas toujours ouverts
A la muraille de son doute.
(…)
(L’Abîme, pages 49 à 56)
Dans La Nature (1892), il crée une atmosphère témoignant de son respect de la campagne. Il déploie une philosophie de vie aux multiples facettes comme dans « Étude de Vipères » :
(…)
Le sifflement pointu répond au cri d’alarme,
Et la vipère impose à l’oiseau plein d’effroi
La fascination fixe de ses yeux froids.
(La Nature, pages 25 à 27)
Rollinat humanise la nature, de l’immensément grand à l’immensément petit et lui donne des yeux comme dans « Le Petit Témoin » :
LE PETIT TÉMOIN
Sans beaucoup sortir de ses trous,
L’insecte voit ce qui se passe :
A sa manière, autant que nous,
Il est le témoin de l’espace.
Ses ciels sont les morceaux d’azur
Tenant entre deux feuilles vertes ;
Ses monts, les pierres d’un vieux mur,
Et ses lacs, les flaques inertes.
Un ruisseau lui fait l’Océan,
Le brin d’herbe, un arbre géant,
Et toute la nature en somme
Se réduit pour ses petits yeux :
Il ne manque à ce curieux
Que la miniature de l’homme.
(La Nature, pages 56 et 57)
Le regard du poète s’imprègne de sentiment près de « La Source ».
Je vis près de l’humble fontaine
Un vieux mendiant paysan
Sur son bissac se reposant
De quelque marche très lointaine.
(…)
Et mon souvenir déjà sombre
Revoit d’un œil tendre et mouillé
Ce vieux buvant agenouillé,
Vague, à la Source pleine d’ombre.
(La Nature, pages 101 à 104)
Avec « Les Moutons » décrits sans fioriture, nous partons par monts et par vaux, sans nous lasser car cette description imagée, variée n’a jamais fini de nous surprendre. Rollinat humanise ces bêtes dont les yeux pressentent déjà leur sombre destinée :
(…)
Toison d’un blanc sale, ou bien rousse,
Ou toute noire, – l’œil bombé,
Vitreux, de longs cils embarbé ;
Une humeur que rien ne courrouce.
(…)
Hélas ! savent-ils qu’ils se leurrent
En se disant qu’ils mourront bien
De vieillesse, comme le chien ?
Mystère ! mais souvent ils pleurent.
Ils ont des larmes dans la voix
Comme ils en ont sur les paupières :
Le soir, au bord des fondrières,
On les surprend plus d’une fois,
Ecrasés par leur songerie,
Confondus, béants, semblant voir
Le coutelas de l’abattoir
Et l’étal de la boucherie.
(La Nature, pages 126 à 136)
Rollinat sait traduire son émotion devant « La Jument Aveugle » qui arrive à veiller malgré tout, avec beaucoup d’attention et d’affection sur son petit. Son amour maternel, ne rejoint-il pas d’une certaine manière la sentence dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » (page 72).
LA JUMENT AVEUGLE
Avec l’oreille et les naseaux
Y voyant presque à sa manière,
La vieille aveugle poulinière
Paissait l’herbe au long des roseaux.
Elle devait s’inquiéter
Lorsque sa pouliche follette
S’égarait un instant seulette,
Car elle cessait de brouter.
Un hennissement sorti d’elle,
Comme un reproche plein d’émoi,
Semblant crier à l’infidèle :
« Reviens donc vite auprès de moi ! »
Parfois même en son désir tendre
De la sentir et de l’entendre,
Elle venait à pas tremblants,
Lui lécher l’épaule et la tête,
Tandis que dans ses gros yeux blancs
Pleurait sa bonne âme de bête !
(La Nature, pages 159 et 160)
Les yeux à l’approche de la mort, ne savent-ils pas mieux voir, emplis d’une sensibilité exacerbée par la déchéance ? Rollinat sait l’exprimer avec beaucoup d’émotion comme dans « Le Laboureur » dont voici le final :
(…)
Puis, des pleurs baignent ses yeux mornes,
Et, tandis qu’il leur dit adieu,
Ses doigts les grattent près des cornes.
(La Nature, pages 177 et 178)
Maurice Rollinat aime mettre à l’honneur les délaissés, les mal aimés dans le respect de leur état d’être. À travers « Le Crétin », il sait montrer la beauté de cet enfant malgré son lourd handicap, avec ses « yeux d’un bleu vert lacté » et un certain côté mystique qui surprend dans cette ambiance de déchéance et en même temps d’amour de ses parents. Maurice Rollinat a l’art de transformer ce handicap en beauté et pureté :
(…)
C’est pourquoi malgré son visage
Et son corps si laids, – par ses yeux
Il demeure, là, sous les cieux,
Le Pur Esprit du paysage.
(La Nature, pages 203 à 209)
Dans « La Nuit d’Orage », nous côtoyons une ambiance à la Edgar Poe avec des portraits qui s’animent dans un paysage fantastique proche de l’épouvante. Les yeux au crescendo visionnaire, ne sont-ils pas aussi le regard de l’effroi, de l’irréel, en proie à la folie des sens ?
(…)
Animés par l’éclat dansant du luminaire
Les portraits, en gardant leur sourire pincé,
Dardent leur clair regard fixe, plus aiguisé,
D’un interrogateur plus froid qu’à l’ordinaire.
(…)
Jusqu’au fond de vos os l’épouvante circule :
Car, à chaque retour du grand flamboiement fou,
Là ! sous le solivage embrasé tout d’un coup,
Vous vous voyez : tison de chair noire qui
brûle !
(La Nature, pages 212 à 218)
Maurice Rollinat a su donner aux bêtes, des regards parfois plus humains que chez certaines personnes. Tel est le cas de son chien fidèle qu’il regarde avec tant de bonheur pour sa connivence amicale et sûre :
MON CHIEN PISTOLET
Sa gravité comique et son froid badinage
Font que mes yeux distraits s’amusent, n’importe où.
Au creux, sur la hauteur, au bord de l’eau, partout,
Rôde éternellement notre compagnonnage.
(…)
De face ou de profil – assis comme debout,
Au petit pas, rampant, à la course, à la nage,
Dans toutes ses façons, il est bien moyen-âge
Avec son œil de biche et sa couleur de loup.
(…)
(La Nature, pages 246 et 247)
Rollinat n’hésite pas à nous montrer le côté mystique d’un regard d’une manière personnelle puisque liée à tout l’univers, à la lumière, à l’immensité et aussi à l’arc-en-ciel :
LA PRIÈRE
Plus que le genou qui fléchit
Sur les dalles froides d’un temple,
L’œil est pieux lorsqu’il contemple
Et qu’en lui tout se réfléchit.
On est vraiment religieux
Si, devant l’Aube qui se lève,
On a des larmes plein son rêve
Et du sourire plein les yeux.
(…)
(La Nature, pages 342 à 345)
Dans Les Apparitions (1896), Maurice Rollinat décrit son état d’esprit du moment, oscillant entre défaitisme, tristesse, horreur, morbide, fantastique et moments de paix dans la nature mise à l’honneur avec talent.
Avec « Les deux revenants », il nous entraîne dans un monde de rêves à la Edgar Poe et auprès de fantômes aux regards inhabituels tels ceux de la châtelaine :
(…)
Son œil mort de pauvre âme en peine
Darde un long regard furetant
Dans la chambre au grand lit d’ébène.
(…)
(Les Apparitions, pages 51 à 54)
À travers « Les horizons », Rollinat nous montre l’expression des sentiments devant un paysage et combien la vue peut agir sur nos sens, nous apportant à la fois « de l’espoir, du regret » comme dans ces deux passages :
(…)
Que de regards vers eux se calment ou s’éplorent !
Et que de fois le cœur s’y confronte en secret !
Ils sont contagieux de l’espoir, du regret,
De la joie ou du deuil que leurs lointains arborent.
(…)
On les voit, pleins du vague où le brouillard les
plonge,
Spectres pétrifiés dans leurs enchantements.
(…)
(Les Apparitions, pages 136 à 140)
En pénétrant « Dans les bourbiers », Maurice Rollinat voit le paysage de manière presque surnaturelle, déformé par un attrait instinctif vers le ténébreux, l’effrayant :
Le soir m’avait surpris loin, à cheval, tout seul
Au milieu des mares opaques
Et du mouvant des grands cloaques,
Sous le ciel orageux, pâle comme un linceul.
Soudain, je vis quelqu’un hideux venir sur moi
Ayant, tout voûté comme une arche,
Dans la vase engluant sa marche
Le train précipité du plus mortel effroi.
(…)
(Les Apparitions, pages 163 et 164)
Par ses yeux, le poète peut faire partie intégrante du tableau comme dans « La grotte ». Il nous emporte toujours plus loin dans une vision cauchemardesque :
(…)
Mon regard s’embrouillait, trébuchant, incapable
De préciser l’aspect toujours fallacieux,
Si bien, qu’hallucinés par leur doute, mes yeux
Dans l’informe à présent voyaient de l’impalpable.
(…)
(Les Apparitions, page 210)
Dans « Le premier janvier », Rollinat en philosophe, sait faire preuve de lucidité devant notre avenir à tous. Avec ses yeux visionnaires, il prédit un futur sombre pour chaque être humain :
(…)
Au contraire, celui qui voit
Le vrai but de sa destinée,
En secret subit un effroi
A ce quantième de l’année.
(…)
(Les Apparitions, page 278)
Dans « L’image », les regards du poète animent « le cher mort ». Encore une fois Maurice Rollinat nous surprend car à l’inverse du poème précédent, il fait revivre le mort sans omettre d’y ajouter une connotation mystique, l’âme faisant indéniablement partie de son œuvre :
L’IMAGE
Je n’entrais pas de fois dans la chambre, à toute
heure,
Sans donner mes regards comme autant de baisers,
Au portrait du cher mort, assis, les bras croisés,
Tel qu’en mon souvenir de frère qui le pleure.
Sa face roide et fixe alors semblait se fondre,
Tressaillir, s’animer si douce, que, souvent,
J’avais l’impression qu’il était là vivant !…
Que, si je lui parlais, il allait me répondre.
Un soir, à la pâleur d’un méchant luminaire,
Remué davantage encor qu’à l’ordinaire,
J’examinais le mort, fantôme en cet instant,
Soudain, son œil brilla de la plus tendre flamme,
Et je crus voir… je vis celui que j’aimais tant
Se décroiser les bras pour embrasser mon âme !
(Les Apparitions, pages 290 et 291)
Étonnamment, dans « La bonté », Maurice Rollinat peut donner des sentiments aux yeux, la joie, la peine, la douceur, la haine. Il sait apprécier son action à l’œuvre dans les cœurs :
(…)
Ses regards joyeux ou moroses
Devant les bonheurs ou les maux
Se font doux pour les animaux
Et respectueux pour les choses.
(…)
(Les Apparitions, page 293)
Dans Paysages et Paysans (1899), il met à l’honneur les petites gens de la campagne, personnages si savoureux et animés ; il leur donne la parole avec beaucoup de justesse et de vérité, traduisant l’ambiance de l’époque sans effacer les caractéristiques et l’originalité de sa pensée, de sa poésie. Les yeux rarement au premier plan, sont présents au fil des dialogues.
À travers « Le Mirage », ils deviennent magiciens :
(…)
Tel était le pouvoir du plus beau des mirages
Que j’admirais le ciel, sans relever les yeux,
Prenant l’eau pour l’azur avec tous ses nuages.
(Paysages et Paysans, page 21)
Dans « Le Vieux Haineux », les yeux révèlent un sentiment inattendu de pitié envers le mort :
(…)
Et, lorsque le cercueil passe en face de lui,
Il montre en son œil terne une larme qui luit,
Et, coudant le genou, s’incline et se découvre.
(Paysages et Paysans, pages 65 et 66)
Maurice Rollinat a toujours aimé mettre à l’honneur les malheureux en particulier les femmes blessées dans leur amour charnel comme « L’Abandonnée » (Paysages et Paysans, pages 69 à 71). Les yeux, les larmes reflètent les sentiments de cette malheureuse, folle d’amour et qui va en mourir.
Dans le sonnet « Coucher de soleil », cet astre a le premier rôle et les yeux en souffrent :
(…)
Il figure, brûlant les yeux,
Un saint sacrement monstrueux
Qui saigne parmi des troncs d’arbres.
(Paysages et Paysans, page 123)
Les yeux servent aussi à exprimer les états d’âme du poète, l’extase, le charme, le rêve :
MAGIE DE LA NATURE
Béant, je regardais du seuil d’une chaumière
De grands sites muets, mobiles et changeants,
Qui, sous de frais glacis d’ambre, d’or et d’argent,
Vivaient un infini d’espace et de lumière.
(…)
Un tel charme à ce point m’avait donc captivé
Que j’avais bu des yeux, comme un aspect rêvé,
La simple vision du ciel et des nuages !
(Paysages et Paysans, page 145)
À côté de « La Grande Cascade », la lune est humanisée. Le poète lui donne un œil, une paupière en action ; il nous révèle alors sa vision d’un mirage :
(…)
Un instant, l’astre frais et pur
Écarte son nuage obscur,
Comme un œil lève sa paupière ;
Et l’on croit voir, subitement,
Crouler des murs de diamant
Dans un abîme de lumière.
(Paysages et Paysans, page 207)
Dans « Évocations », Maurice Rollinat décrit peu à peu ses visions, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire. Il en tire à chaque strophe, une conclusion abordant la mort, la virginité et pour finir la résurrection. À chaque fois, ses yeux sont le déclencheur de ses visions et de ses impressions :
EVOCATIONS
Je vis un gros corbeau, déployant son orgueil,
Qui jouait de la griffe et claquetait des ailes
A terre, avec un bruit de lugubres crécelles.
Et je me dis : « C’est le grand deuil ! »
Un peu plus loin, je vis, m’épiant d’un coup d’œil,
Une pie occupée à s’aiguiser le bec,
Puis, allant et venant, d’un sautillement sec.
Je me dis : « C’est le demi-deuil ! »
Enfin, d’une couleur plus pâle que les cierges,
Surgit, me sembla-t-il, le prince des hiboux.
Et je dis : « Ce deuil-là, le plus triste de
tous,
C’est le deuil pur et blanc des Vierges ! »
Ces trois rencontres successives,
M’arrivant par un soir d’hiver,
Laissaient en cet endroit désert
Ma vue et mon âme pensives,
Lorsqu’à petits vols grelottants,
M’apparut un pinson cherchant sa nourriture :
Et, joyeux, je songeai que, bientôt, le printemps
Ressusciterait la nature.
(Paysages et Paysans, pages 228 et 229)
Avec « Le Vagabond », Maurice Rollinat plante le décor d’un paysage pour introduire les yeux :
(…)
sous l’éclair brûlant de mes yeux,
A travers les ajoncs, la ronce et le rocher.
(…)
(Paysages et Paysans, page 246)
Dans « Le Donjon » (Paysages et Paysans, pages 297 et 298), l’ambiance est macabre dès le début du poème. Les yeux arrivent en final, pour accentuer l’angoisse vers l’intolérable vision.
Dans En Errant, Proses d’un solitaire (1903), – livre que Maurice Rollinat a préparé de son vivant et qui est paru juste après sa mort –, le poète, bon observateur, excelle dans l’art de nous transmettre ses impressions comme près des « Pêcheurs de Truites ». À travers ses descriptions, nous approfondissons sa pensée :
De loin, j’examine les troupeaux broutants ou couchés : ils ont des aspects, des postures de blocs, de tertres et de châtaigniers abattus ; ils font tache sur le vert des prés et sur le violet-rose des bruyères, mais comme les terrains, les flaques, les tas de fumier, de glaise et de cailloux, les feuilles mortes, les rondins cordés au bord des taillis et la tuile moussue des toitures usées. (…)
Je regarde aussi bergères et bergers, car il y en a de fort étranges, ressemblant plutôt à des objets qu’à des personnes. (…)
Mon œil rôde et ma pensée travaille (…).
(En Errant, pages 9, 10 et 11)
Par les « Sentiments de la Nature », Maurice Rollinat nous transmet sa communion avec les éléments, la terre devenue mère, humanisée, vivante dans son extase :
En amour, en gésine, gaie, heureuse, sereine et satisfaite, elle regarde maternellement la terre de tout l’immaculé de la nue, de toute la saine et flamboyante pureté de ses astres émerveillés dans la magnificence ou la douceur laiteuse de leur azur. (…)
(En Errant, page75)
Avec « Les deux Bohémiens », nous côtoyons la richesse d’expression du poète devant les yeux de la femme déchue, pour en extraire étonnamment, la beauté profonde :
Ses yeux fendus si grands que, pour ainsi dire, ils lui mangeaient le visage, montraient sous leurs ténèbres de jais la profondeur du gouffre et le luisant des fontaines ; (…)
(En Errant, page 85)
Dans « Le Manoir tragique », Maurice Rollinat nous transmet dans un crescendo d’épouvante, la violence de la haine à travers les regards, prêts comme ces humains à s’entretuer :
(…) si surnaturels de jaillissement implacable, acérés si féroces étaient ces effrayants regards, que, de mon lit, des profondeurs de la salle, je les voyais qui se décochaient tout le haineux de leur confrontation, qui se croisaient et se défiaient mortellement comme deux éclairs ennemis ; (…)
(En Errant, page 92)
Étonnamment le final nous emporte dans un univers à connotation mystique comme si nous pouvions envisager une réconciliation à travers le Christ :
Et voilà que, sous un grand Christ, étendant sur eux ses bras décharnés comme pour les bénir, ayant entre eux deux la femme blanche agenouillée, les chevaliers se penchèrent l’un vers l’autre en signe de réconciliation, (…).
Je voulais leur crier le saisissement apitoyé de mon âme si touchée d’une pareille scène, leur dire le respect et la piété de mon épouvante, mais je ne vis plus, formant une croix couronnée d’immortelles, qu’un gisement de sanguinolentes armures, qu’une robe et un voile blancs devant trois petits tas de cendres.
(En Errant, page 98)
Dans « Le Calvaire de la Couleur », l’œil peut être fasciné par les teintes et Maurice Rollinat, ami de nombreux peintres, n’hésite pas à détailler sa vision :
(…) De près, l’œil restait rivé à cette masse de foisonnantes couleurs, touffue et pommée, profonde et rebondie : c’étaient, caillés, et par flaques, les rouges du sang de l’être, de la vigne et du soleil, avec les féeries incarnates, mauves et orangées de la lumière à son déclin, des bleus équivoques, des mordorés louches, tout le fauve du terreux, du roussâtre et du brun. (…)
(En Errant, pages 110 et 111)
Décrivant « Les Mains », Maurice Rollinat ne met pas les yeux à la première place mais au service des mains :
Les mains sont les grandes magiciennes de notre vie ! L’âme surveille, aspire, convoite par les yeux : ce n’est que par les mains qu’elle accomplit et possède.
(En Errant, page 148)
Plus loin, côtoyant « Nature et Fantastique », il nous emporte avec les yeux au-delà de la mort :
Tirant tous deux leur beauté de la lumière, la Terre ravit les yeux du corps, le Ciel fascine le regard du rêve : car les paysages d’en bas sont reproduits en plus magique par les nuages, et les mers et les montagnes ont leur divine apothéose dans les troubles et les métamorphoses de l’azur.
(En Errant, pages 184 et 185)
Maurice Rollinat n’est jamais lassé d’admirer l’infiniment petit tout en couleurs puis d’en tirer une sentence philosophique en lien avec l’immensité et l’éternité :
J’examine, je contemple les délicieux petits insectes
au dessus lisse et plat, scintillant bleuâtre dans la pénombre,
violet-mauve-rosé au demi-soleil, et montrant toutes ces nuances qui se
fondent irisées, moirées, arc-en-ciellées, éblouissamment et
trembleusement chatoyantes, sous le fixe embrasement de la pleine lumière.
(…)
Je les admire jusqu’au soir, et, en partant, je me dis, qu’aux yeux de l’Éternité, tout l’éveil de nos pensées, ne vaut peut-être pas plus que la somnolence de leurs songes.
(En Errant, pages 238 et 239)
Dans Ruminations (publié après sa mort, en 1904), ses réflexions reflètent l’évolution de sa philosophie de vie avec le temps et l’empreinte d’une certaine sagesse qui ne peut nous laisser indifférents. Les yeux rarement présents, deviennent miroirs de l’âme :
Les beaux et bons regards sont les clairs reflets expressifs, les muets confidents des âmes lumineuses. Jaillissants fluides, luisantes et magnétiques émanations d’un esprit libre, d’un cœur pur, d’une conscience en allégresse, ils sont des songes frais qui flottent, des sentiments ingénus qui voltigent, des pensées blanches qui se promènent : aussi, par les nuits radieuses, invitant leur contemplation de la nue aux élancements de l’extase, peuvent-ils communier fraternellement, en toute limpide et suave mysticité, avec les rayons de la lune et les scintillements des étoiles !
(Ruminations, pages 14 et 15)
Maurice Rollinat, défenseur des animaux, peut les mettre au-dessus des humains pour leurs regards qui expriment si bien leurs reproches :
Je grondais mon chat sans motif… Alors, il m’a longuement regardé, fixement, avec une profondeur d’étonnement tranquille ; puis, s’étant léché une patte, et lissé le cou, il a fermé les yeux, comme pour s’assoupir. Quel doux reprocheur de mon injustice aurait jamais eu, avec autant de regrettante surprise, l’aménité de blâme, la pitié de mépris que je lus, pour ma plus grande confusion, dans le regard et la mimique de cette bête !
(Ruminations, pages 114 et 115)
Dans Les Bêtes (1911), les animaux peuvent être nos juges et leurs regards explicitent leurs pensées comme dans cette strophe sur « Le jugement des Bêtes » :
(…)
C’est l’énigme du sentiment
Qui luit au fond de nos prunelles,
Si fatalement éternelles
De calme et d’inétonnement.
(…)
(Les Bêtes, page 1)
Dans « La petite âme », il met en valeur la force de l’extase de la nature, qu’il associe à la notion d’éternité à travers les yeux :
(…)
En leur cercle d’or ses prunelles,
A force de limpidité,
D’indifférente fixité,
Semblent des choses éternelles.
(…)
(Les Bêtes, pages 49)
Par leur « Convoitise », les yeux sont moyens d’expression de la gourmandise chez le chat :
(…)
Alors, les yeux gourmands, plein d’envie, il se hausse
Pour voir le beau rôti qui, déjà si dorant,
Avec tant de lenteur tournique, tout pleurant
Des gouttelures de la sauce.
(Les Bêtes, page 76)
À travers son long poème « La Carpe », Maurice Rollinat nous montre la vigilance visuelle de ce poisson, gage de longue vie :
(…)
De suite son œil clair
Voit la ligne,
La sournoise maligne
Par le ver
Sent l’hameçon couvert :
L’embûche lui fait signe,
Se désigne
A son flair.
(…)
Noirs, cerclés d’or, espions,
Ses yeux vrillent,
Ses nageoires scintillent.
Fretillons,
Ses petits barbillons
Se courbent, se tortillent,
Ou pendillent
Tout mignons.
(…)
(Les Bêtes, pages 145 à 155)
Dans Fin d’Œuvre (1919), les larmes, expression concrète des yeux, peuvent traduire les états d’âme ; leur tristesse peut correspondre chez ce poète, à un univers morbide comme dans « L’Abîme des larmes » (Fin d’Œuvre, pages 55 et 56)
Cette même idée mortuaire revient souvent dans l’œuvre de Rollinat qui est comme hypnotisé par elle dans le sonnet « Philosophie » dont voici le final :
(…)
Confiner son âme et sa vue
Dans la même courte étendue,
Sinon on traînera son sort,
L’œil béant, la pensée avide,
Entre le vertige du vide
Et l’épouvante de la mort.
(Fin d’Œuvre, pages 113 et 114)
Pour Rollinat, le regard peut être expression de la faute et remords comme dans cet extrait du poème « Le Pêcheur à la ligne » :
(…)
Et lorsque son regard descend
A ses deux mains pleines de sang,
Honteux l’assassin de la bête
Rougit, pâlit, baisse la tête.
(…)
(Fin d’Œuvre, page 92)
Maurice Rollinat a su décrire les yeux dans l’immensité des possibilités. Il les a liés aux sentiments ; il les a présentés dans tous leurs états. Quelle richesse il partage avec nous, lui, l’observateur jamais lassé et le poète au regard visionnaire, fantastique et attentif ! Par son talent, à tous les yeux, ceux de l’univers, des bêtes et des gens, il donne vie.
19 octobre 2015/14 novembre2015
Catherine Réault-Crosnier
Bibliographie
Livres de Maurice Rollinat utilisés :
– Rollinat Maurice, Les Névroses, G.
Charpentier, Paris, 1883, 399 pages
– Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et
rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages
– Rollinat Maurice, L’Abîme, poésies, G.
Charpentier, Paris, 1886, 292 pages
– Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G.
Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages
– Rollinat Maurice, Les Apparitions, G.
Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages
– Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies,
Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages
– Rollinat Maurice, En errant, proses d’un
solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages
– Rollinat Maurice, Ruminations, proses d’un
solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1904, 296 pages
– Rollinat Maurice, Les Bêtes, poésies,
Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 234 pages
– Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque
Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages
Autres livres :
– Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, NRF Gallimard, Paris, 1946/1969, 95 pages
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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