« Maurice Rollinat, Les voix du poème »

 

Dessin à l'encre de Chine de Catherine Réault-Crosnier représentant Maurice Rollinat au piano.

 

(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 16 mars 2013, dans le cadre du Printemps des Poètes.)

 

 

Le thème du Printemps des Poètes en 2013, « Les voix du poème », correspond bien à Maurice Rollinat, passeur de mots. Le poète sait faire chanter ses vers aussi bien par écrit qu’en les mettant en valeur en musique. Oui, avec Maurice Rollinat, le poème nous parle, chante, nous fait vibrer de frisson et d’émotion c’est pourquoi j’ai sélectionné ici, des poèmes plus ou moins connus que je vais vous les présenter par thèmes d’expression : la voix musicale du poème, la voix théâtrale, la voix humaine, la voix de la danse, la voix de la nature, la voix de la sensualité. À travers ces multiples voix, nous réalisons mieux combien Maurice Rollinat, acteur de génie aux mille facettes, crée des styles variés et nous émerveille par ses trouvailles, ses jeux de mots hors des sentiers battus. Il nous emporte avec sa verve poétique, vers un ailleurs fantastique.

 

La voix musicale du poème

De nombreux poèmes montrent bien l’importance de la musique pour Rollinat. Durant son enfance à Châteauroux, Maurice Rollinat écrit des poèmes et apprend à jouer du piano. Dès sa fréquentation de l’école Saint-Pierre, il est doué pour le piano puis il tient l’harmonium au lycée impérial de Châteauroux. Son talent est remarqué. Il joue et chante de gaies ritournelles à la mode, parfois profanes.

Si Maurice Rollinat a mis en musique cent douze de ses poèmes, ce n’est pas un hasard. Ses partitions retranscrites par Heugel et Cie (Paris) s’échelonnent sur de nombreuses années (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 278). Nous pouvons remarquer qu’il donnait des titres aux ensembles de mélodies que nous vous présentons par ordre chronologique :

« Six mélodies » dont « Les Corbeaux », « Ballade de l’arc-en-ciel »…
« Rondels et Rondeaux » (dix mélodies) dont « La Chanson de la perdrix grise »,
« Dix mélodies » dont « La Chanson des yeux », « L’Aboiement des chiens »…
« Harmonies » (dix mélodies) dont « La Musique », « La Lune »…
« Amoureuses » (vingt mélodies) dont « Les Châtaignes », « L’Ange gardien »…
« Bucoliques » (dix mélodies) dont « Les Violettes », « La Toiture en ardoises »…
« Pastorales » (vingt mélodies) dont « Le Martin-pêcheur », « La Tricoteuse »…
« Rouges et Noires » (vingt-six mélodies) dont « Le fantôme d’Ursule », « Les Reflets »…

En plus de ses compositions musicales sur ses poèmes, il a créé des mélodies sur dix-huit poèmes de Baudelaire, regroupés en trois séries de six poésies.

Maurice Rollinat vibre avec la musique qui fait corps avec lui. De nombreux journalistes, artistes, écrivains, ont exprimé avec des mots, leur passion pour la musique de ce poète.

J’en choisis un, Léon Bloy qui a su sublimer son ressenti avec beaucoup de force d’expression : « La musique, infiniment étrange, tour à tour suave et déchirante, s’enroulait à la plus cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un enveloppement si serrés et si forts ; elles adhéraient et se collaient l’une à l’autre si tenacement, si inflexiblement – dans le centre d’un tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières – qu’on pouvait croire vraiment qu’à force d’intensité et à force d’art, une nouvelle espèce d’art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre et angélique, venait enfin combler l’implacable abîme de deux milliards de cœurs humains qui sépare la réalité du rêve ! » (Léon Bloy, Les artistes mystérieux : Maurice Rollinat, Le Foyer illustré, 17 septembre 1882)

De très nombreux poèmes dont « La musique », « Le piano » et « Chopin », nous parlent par leur rythme et par la beauté musicale des sonorités et des mots.

LA MUSIQUE

A Frédéric Lapuchin.

     A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

     La lumière et la gloire

Du ciel profond,

     Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

Quand les regrets et les alarmes
Battent mon sein comme des flots,
La musique traduit mes larmes
Et répercute mes sanglots.

Elle me verse tous les baumes
Et me souffle tous les parfums ;
Elle évoque tous mes fantômes
Et tous mes souvenirs défunts.

Elle m’apaise quand je souffre,
Elle délecte ma langueur,
Et c’est en elle que j’engouffre
L’inexprimable de mon cœur.

Elle mouille comme la pluie,
Elle brûle comme le feu ;
C’est un rire, une brume enfuie
Qui s’éparpille dans le bleu.

Dans ses fouillis d’accords étranges
Tumultueux et bourdonnants,
J’entends claquer des ailes d’anges
Et des linceuls de revenants ;

Les rythmes ont avec les gammes
De mystérieux unissons ;
Toutes les notes sont des âmes,
Des paroles et des frissons.

O Musique, torrent du rêve,
Nectar aimé, philtre béni,
Cours, écume, bondis sans trêve
Et roule-moi dans l’infini.

     A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

     La lumière et la gloire

Du ciel profond.

     Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

(Les Névroses, pp. 49 et 50)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La musique de Maurice Rollinat.

Dès son enfance, Maurice Rollinat a joué du piano. Adulte, il a continué comme au cabaret du Chat Noir où il captivait, hypnotisait, ensorcelait le public. Cet art l’a aidé à être célèbre. Le piano ne le quittera jamais puisque même à Fresselines, pendant vingt ans, il jouera du piano pour lui seul, pour ses invités et ses amis.

LE PIANO

A Marcel Noël.

Puis-je te célébrer autant que je le dois,
Cher interlocuteur au langage mystique ?
Hier encor, le chagrin, ruisselant de mes doigts,
T’arrachait un sanglot funèbre et sympathique.

Sois fier d’être incompris de la vulgarité !
Beethoven a sur toi déchaîné sa folie,
Et Chopin, cet Archange ivre d’étrangeté,
T’a versé le trop plein de sa mélancolie.

Le rêve tendrement peut flotter dans tes sons ;
La volupté se pâme avec tous ses frissons
Dans tes soupirs d’amour et de tristesse vague ;

Intime confident du vrai musicien,
Tu consoles son cœur et son esprit qui vague
Par ton gémissement, fidèle écho du sien.

(Les Névroses, p. 51)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le piano de Maurice Rollinat.

Chopin a été l’un de ses musiciens préférés et même son préféré. Régis Miannay nous explique : « En donnant cette importance à Chopin, Rollinat a probablement surpris et heurté les admirateurs de la musique de Wagner (…). » (Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 152) Mais Rollinat a toujours voulu être vrai même s’il est à contre-courant de son époque où Wagner était glorifié. Il veut affirmer ses convictions personnelles. Il est donc normal qu’il ait rendu hommage à Chopin qui dans sa musique, allie comme lui, la tourmente de l’âme à la passion. Dans son poème « Chopin », l’émotion domine, la force de la conviction, des sentiments et sublime la grandeur de l’artiste. Rollinat emplit son poème d’un chant qui se termine en lamento.

CHOPIN

A Paul Viardot.

Chopin, frère du gouffre, amant des nuits tragiques,
Ame qui fus si grande en un si frêle corps,
Le piano muet songe à tes doigts magiques
Et la musique en deuil pleure tes noirs accords.

L’harmonie a perdu son Edgar Poe farouche
Et la mer mélodique un de ses plus grands flots.
C’est fini ! le soleil des sons tristes se couche,
Le Monde pour gémir n’aura plus de sanglots !

Ta musique est toujours – douloureuse ou macabre –
L’hymne de la révolte et de la liberté,
Et le hennissement du cheval qui se cabre
Est moins fier que le cri de ton cœur indompté.

Les délires sans nom, les baisers frénétiques
Faisant dans l’ombre tiède un cliquetis de chairs,
Le vertige infernal des valses fantastiques,
Les apparitions vagues des défunts chers ;

La morbide lourdeur des blancs soleils d’automne ;
Le froid humide et gras des funèbres caveaux ;
Les bizarres frissons dont la vierge s’étonne
Quand l’été fait flamber les cœurs et les cerveaux ;

L’abominable toux du poitrinaire mince
Le harcelant alors qu’il songe à l’avenir ;
L’ineffable douleur du paria qui grince
En maudissant l’amour qu’il eût voulu bénir ;

L’âcre senteur du sol quand tombent des averses ;
Le mystère des soirs où gémissent les cors ;
Le parfum dangereux et doux des fleurs perverses ;
Les angoisses de l’âme en lutte avec le corps ;

Tout cela, torsions de l’esprit, mal physique,
Ces peintures, ces bruits, cette immense terreur,
Tout cela, je le trouve au fond de ta musique
Qui ruisselle d’amour, de souffrance et d’horreur.

Vierges tristes malgré leurs lèvres incarnates,
Tes blondes mazurkas sanglotent par moments,
Et la poignante humour de tes sombres sonates
M’hallucine et m’emplit de longs frissonnements.

Au fond de tes Scherzos et de tes Polonaises,
Epanchements d’un cœur mortellement navré,
J’entends chanter des lacs et rugir des fournaises
Et j’y plonge avec calme et j’en sors effaré.

Sur la croupe onduleuse et rebelle des gammes
Tu fais bondir des airs fauves et tourmentés,
Et l’âpre et le touchant, quand tu les amalgames,
Raffinent la saveur de tes étrangetés.

Ta musique a rendu les souffles et les râles,
Les grincements du spleen, du doute et du remords,
Et toi seul as trouvé les notes sépulcrales
Dignes d’accompagner les hoquets sourds des morts.

Triste ou gai, calme ou plein d’une angoisse infinie,
J’ai toujours l’âme ouverte à tes airs solennels,
Parce que j’y retrouve à travers l’harmonie,
Des rires, des sanglots et des cris fraternels.

Hélas ! toi mort, qui donc peut jouer ta musique ?
Artistes fabriqués, sans nerf et sans chaleur,
Vous ne comprenez pas ce que le grand Phtisique
A versé de génie au fond de sa douleur !

(Les Névroses, pp. 53 à 55)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Chopin de Maurice Rollinat.

Si les poèmes de Rollinat sont portés par l’emprise de la musique, la voix de Maurice Rollinat étonnante, fascinante et presque impossible à reproduire, sort en échos à cette musique. Seule la chanteuse Yvette Guibert a été acclamée par le poète pour sa mise en valeur musicale de ses poèmes. Régis Miannay nous présente les impressions d’Yvette Guilbert face à l’artiste, poète et chanteur Rollinat : « elle voit en lui un ‘personnage de contes d’Hoffmann’ et l’appelle ‘Le Paganini des cordes vocales’ ». L’expression du visage, les gestes, la voix de Rollinat, (…) étaient associées et lui permettaient de traduire des émotions intenses, mais variées. » (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 306)

Sa voix magnétique peut varier sans peine. Émile Goudeau a insisté sur l’effet produit par la voix de Rollinat : « (…) la voix surtout, la voix dont les deux octaves avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous et d’empoignantes notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs. » (Émile Goudeau, Dix ans de bohême, p. 78)

Maurice Rollinat a toujours associé la musique à la poésie. Le poème « Langage du Rêve » que nous allons lire, relie les mots, l’expression du langage et le rythme de la musique, empli de mélancolie. Proches de Baudelaire mais aussi typiquement rollinatiens, surgissent le « cri » et « la pensée obscure et folle », « grinçant comme un cauchemar » mais Rollinat ne quitte pas sa ligne directrice, celle de la beauté.

LANGAGE DU RÊVE

Des sons devenant la parole
De tout l’humain inexprimé,
Comme un cri nombreux et rythmé
De la pensée obscure et folle…

Un langage extraordinaire
Qui vous chante autant d’inconnu
Que la mer, le ruisseau menu,
Le vent, la pluie et le tonnerre…

Un bruit subtil, ensorcelant
Grinçant le cauchemar, parlant
La nature et le fantastique,

Assez mélancolique et beau
Pour interpréter le tombeau
Et l’au-delà… C’est la Musique !

(Fin d’Œuvre, pp. 75 et 76)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Langage du rêve de Maurice Rollinat.

 

La voix théâtrale du poème

Il ne faut pas oublier l’art déclamatoire et l’art de la mise en scène chez Rollinat. En effet, il est très doué pour mettre en valeur ses poèmes ce qui contribue aussi à son succès parisien, en particulier aux Hydropathes fondé par Émile Goudeau en 1878 et au cabaret du Chat Noir ouvert par Rodolphe Salis en 1881. Rollinat y tout est de suite remarqué. Régis Miannay nous transmet les impressions du journaliste Sarcey (La France du 8 mai 1886) qui fait interpréter par Rollinat « La Folie ». Sarcey exprime cette transformation du poème par la mise en scène : « Ecoutez-le dire : cette poésie se transfigure. Les syllabes accentués, celles qui sont l’ossature de la phrase, qui donnent à la pensée son relief et sa couleur sont avec une habileté prodigieuse marquées de notes sonores qui les enfoncent dans l’oreille. Sur ces mots, amorce, entorse, force, torse, la musique plaque un accord violent, en sorte que la dernière syllabe s’enlève sans une gamme qui éclate comme le rire strident de la folle ». (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 309) De nombreux artistes ont voulu exprimer ce côté de Rollinat assez exceptionnel. Nous pouvons citer par exemple l’aquarelle de Gaston Béthune où Rollinat a la bouche largement ouverte, les traits crispés par la force de l’expression.

« L’amante macabre » est caractéristique de cette mise en scène du poème : le cadre est bâti dès le premier vers ; l’envoûtement créé emplit peu à peu la pensée ; la magie, l’horreur, le frisson de l’épouvante dominent le spectateur.

L’AMANTE MACABRE

A Charles Buet.

Elle était toute nue assise au clavecin ;
Et tandis qu’au dehors hurlaient les vents farouches
Et que Minuit sonnait comme un vague tocsin,
Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches.

Une pâle veilleuse éclairait tristement
La chambre où se passait cette scène tragique,
Et parfois j’entendais un sourd gémissement
Se mêler aux accords de l’instrument magique.

Oh ! magique en effet ! Car il semblait parler
Avec les mille voix d’une immense harmonie,
Si large qu’on eût dit qu’elle devait couler
D’une mer musicale et pleine de génie.

Ma spectrale adorée, atteinte par la mort,
Jouait donc devant moi, livide et violette,
Et ses cheveux si longs, plus noirs que le remord,
Retombaient mollement sur son vivant squelette.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'amante macabre de Maurice Rollinat.

Osseuse nudité chaste dans sa maigreur !
Beauté de poitrinaire aussi triste qu’ardente !
Elle voulait se jeter, cet ange de l’Horreur,
Un suprême sanglot dans un suprême andante.

(…)

Et quand son cœur sentit son dernier battement,
Elle vint se coucher dans les planches funèbres ;
Et la veilleuse alors s’éteignit brusquement,
Et je restai plongé dans de lourdes ténèbres.

Puis, envertiginé jusqu’à devenir fou,
Croyant voir des Satans qui gambadaient en cercle,
J’entendis un bruit mat suivi d’un hoquet mou :
Elle avait rendu l’âme en mettant son couvercle !

Et depuis, chaque nuit, – ô cruel cauchemar ! –
Quand je grince d’horreur, plus désolé qu’Électre,
Dans l’ombre, je revois la morte au nez camard,
Qui m’envoie un baiser avec sa main de spectre.

(Les Névroses, pages 255, 256 et 258)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'amante macabre de Maurice Rollinat.

 

La voix humaine du poème

À côté du grandiloquent théâtral, Rollinat peut nous étonner quand son poème devient vivant, s’imprègne de la discrétion de la confidence ou s’humanise. Souvent Rollinat emploie le « je » ou fait parler des personnages comme par exemple dans Paysages et paysans.

LE MUTILÉ

« Tiens ? il vous manque un doigt, dis-je au vieux menuisier,
Et par quel accident ? – Ah !ça c’est un mystère
Que l’on d’vait seul’ment deux emporter dans la terre,
Mais j’vas l’conter à vous qu’et’ pas un potinier !

J’aimais un’ fill’ moqueuse et qui voulait pas d’moi.
V’là qu’ell’ me dit un jour, net ! pour pas que j’revienne,
« Si tu te coup’ un doigt’ eh ben vrai ! je s’rai tienne. »
Mon parti fut vit’ pris, je m’couperais un doigt.

J’rentrai chez nous. C’était par un’ nuit ben douce…
J’étendis ma main gauche à plat sur l’établi,
Et d’un coup de ciseau – toc – je tranchai mon pouce.

C’que c’est ! si, sus l’moment d’cogner, j’avais faibli,
J’n’aurais pas eu depuis tant de bonheur dans l’âme,
Puisque cell’ pour qui j’mai coupé l’doigt, c’est ma femme » !

(Paysages et paysans, p. 190)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le mutilé de Maurice Rollinat.

 

La voix de la danse du poème

Avec Rollinat, les poèmes s’animent, valsent. Par exemple, le ciron, cet acarien vivant dans les détritus, les matières alimentaires dont les fromages, entre dans une danse saccadée. Lui qui est l’un des plus petits visibles à l’œil nu, il a ici la première place ; il est la star et Rollinat sculpte un rythme effréné presque endiablé. « Le ciron » nous entraîne avec lui, dans une sarabande tourbillonnante et magique :

LE CIRON

Corps sensible,
Si vivant…
Décevant
D’invisible,

Pur fantôme
Du menu,
Pour l’œil nu
Presque atome,

Le ciron
Va, vient, cherche,
Descend, perche,
Sûr et prompt.

Miniature
Du petit
Que nantit
La nature,

D’abondance,
De sens clair,
Et d’un flair
De prudence,

Il pâture
Où qu’il soit,
Reste coi,
S’aventure.

Être, objet,
Rugueux, lisse,
Il y glisse
Son trajet.

Il a tout :
Attitudes,
Habitudes,
Humeurs, goût,

Genre, usage…
S’il lui plait,
Il est sage
Ou follet.

Il se livre
Au secret
Si discret
Des vieux livres.

Solitaire,
Clos, casé,
Tout grisé
De mystère,

Il vit là,
Dans leurs feuilles,
Se recueille
Bien à plat.

Sans témoin,
Dans cette ombre,
Dont s’encombre
Son recoin,

Tout poudreux
Des années,
Passe heureux
Ses journées.

Tel il est,
Particule,
Minuscule
Ou fluet.

Tel il erre,
Brin du brin,
Moins qu’un grain
De poussière.

Joli rien,
Rêve, existe,
Dors, subsiste,
Tenant bien

Ton manège,
Inconnu…
L’exigu
Te protège.

Mais, pressens
Les sévères
Ronds de verres
Grossissants,

Garde un doute,
Un frisson
De soupçon !...
Crains, redoute

Que sur toi,
La lentille
N’écarquille
Son œil froid.

(Les Bêtes, pp. 33 à 38)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le ciron de Maurice Rollinat.

 

La voix de la nature dans le poème

Avec Rollinat, le poème peut être imbibé de nature dans les deux sens du terme, la nature dans la campagne berrichonne et celle de notre état naturel, dans la simplicité de notre vie. Maurice Rollinat a d’ailleurs consacré à celle-ci un livre de poésies, intitulé La Nature. Nous pouvons citer extrait de ce livre, « L’attardée » qui a ces deux caractéristiques. Rollinat joue avec les mots dès le titre du poème puisqu’on ne sait plus si l’attardée est une fille peu intelligente ou celle qui s’est attardée le soir. Son rire n’est plus du registre humain mais parti ailleurs, dans la campagne avec les mots « val grimaud (…), lune terne et passagère (…) / herbes, rameau, / Gent aquatique et bocagère » en même temps qu’en union de chair de manière presque animale. (Rollinat utilise l’adjectif « grimaud » qui est proche du verbe « grimer » qui signifie « marquer de rides » ou « maquiller ».)

L’ATTARDÉE

Le beau rire de la bergère
Tintait toujours loin du hameau ;
Pourtant le val était grimaud,
La lune terne et passagère.

Tout s’effarait : herbes, rameau,
Gent aquatique et bocagère.
Le beau rire de la bergère
Tintait toujours loin du hameau.

A certain gars d’humeur légère,
Elle avait dû donner le mot,
Car il devint cri sous l’ormeau
Et long soupir dans la fougère,
Le beau rire de la bergère !

(La Nature, pp. 97 et 98)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'attardée de Maurice Rollinat.

De même dans « La bête à bon Dieu », il unit la nature et l’état naturel. Le poème parle puisque par la voix de Rollinat, il nous interroge « Qui sait ? » et nous fait réfléchir sur la possibilité d’une réhabilitation du serpent à côté de la coccinelle.

LA BÊTE A BON DIEU

La bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux.... quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau.

C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud
Comme le fait sur l’herbe chaude,

La bête à bon Dieu.

Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut

La bête à bon Dieu.

(La Nature, pp. 105 et 106)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La bête à bon Dieu de Maurice Rollinat.

 

La voix de la sensualité du poème

Avec Rollinat, le poème nous transmet souvent la sensualité en particulier dans son chapitre « Les luxures » des Névroses où les titres à eux seuls sont évocateurs « Lèvres pâmées », « La Baigneuse », « L’Amour », « La chair », « Les seins ». Rollinat traduit sa ferveur charnelle de multiples manières et souvent avec délicatesse vers la pamoison. Il alterne question et réponse permettant au poème de prendre la parole.

Aussi bien dans ses poèmes charnels que dans ses poèmes champêtres, Maurice Rollinat a donné des couleurs aux femmes et à la nature comme dans « Les Visions roses » où le rose peut être la couleur de la chair ou celle des fleurs :

LES VISIONS ROSES

Corolles et boutons de roses,
La fraise et la mousse des bois
Mettent le désir aux abois
Au fond des cœurs les plus moroses !

Qui rappelle certaines choses
Aux bons vieux galants d’autrefois ?
Corolles et boutons de roses,
La fraise et la mousse des bois.

– Je revois tes chairs toutes roses,
Les dards aigus de tes seins froids,
Et puis tes lèvres ! quand je vois
Dans leurs si langoureuses poses
Corolles et boutons de roses ! –

(Les Névroses, p. 83)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les visions roses de Maurice Rollinat.

 

Conclusion

Il resterait encore à aborder de nombreuses autres voix du poème car avec Maurice Rollinat, le poème nous passionne et chante à l’infini. Mais puisqu’il faut finir, laissons parler Paul Bilhaud, ancien Hydropathe, Berrichon et ami de Rollinat. Il le présente comme : « ce poète-musicien si personnel, si étrange, si saisissant ! », s’extasie : « J’ai rarement vu un artiste aussi convaincu et sincère que Rollinat et s’extériorisant comme lui. (…) Il était tout à son œuvre et chantait non plus pour les autres, mais pour lui, avec toute son inspiration, tout son art, tout lui. » (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, ppp. 294, 295, 301)

 

Décembre 2012/mars 2013

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie

Livres de Maurice Rollinat utilisés :

Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages

Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages

Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages

Rollinat Maurice, Les Bêtes, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 222 pages

 

Autres livres :

Goudeau Émile, Dix ans de bohème, La librairie illustrée, Paris, 1888, 286 pages

Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, 596 pages

Vinchon Émile, La musique de Maurice Rollinat, imprimerie D. Masset, Le Blanc, 1934, 157 pages

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.