« Maurice Rollinat, Les voix du poème »
(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 16 mars 2013, dans le cadre du Printemps des Poètes.)
Le thème du Printemps des Poètes en 2013, « Les voix du poème », correspond bien à Maurice Rollinat, passeur de mots. Le poète sait faire chanter ses vers aussi bien par écrit qu’en les mettant en valeur en musique. Oui, avec Maurice Rollinat, le poème nous parle, chante, nous fait vibrer de frisson et d’émotion c’est pourquoi j’ai sélectionné ici, des poèmes plus ou moins connus que je vais vous les présenter par thèmes d’expression : la voix musicale du poème, la voix théâtrale, la voix humaine, la voix de la danse, la voix de la nature, la voix de la sensualité. À travers ces multiples voix, nous réalisons mieux combien Maurice Rollinat, acteur de génie aux mille facettes, crée des styles variés et nous émerveille par ses trouvailles, ses jeux de mots hors des sentiers battus. Il nous emporte avec sa verve poétique, vers un ailleurs fantastique.
La voix musicale du poème
De nombreux poèmes montrent bien l’importance de la musique pour Rollinat. Durant son enfance à Châteauroux, Maurice Rollinat écrit des poèmes et apprend à jouer du piano. Dès sa fréquentation de l’école Saint-Pierre, il est doué pour le piano puis il tient l’harmonium au lycée impérial de Châteauroux. Son talent est remarqué. Il joue et chante de gaies ritournelles à la mode, parfois profanes.
Si Maurice Rollinat a mis en musique cent douze de ses poèmes, ce n’est pas un hasard. Ses partitions retranscrites par Heugel et Cie (Paris) s’échelonnent sur de nombreuses années (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 278). Nous pouvons remarquer qu’il donnait des titres aux ensembles de mélodies que nous vous présentons par ordre chronologique :
« Six mélodies » dont « Les
Corbeaux », « Ballade de l’arc-en-ciel »…
« Rondels et Rondeaux » (dix mélodies) dont « La Chanson de
la perdrix grise »,
« Dix mélodies » dont « La Chanson des yeux »,
« L’Aboiement des chiens »…
« Harmonies » (dix mélodies) dont « La Musique »,
« La Lune »…
« Amoureuses » (vingt mélodies) dont « Les
Châtaignes », « L’Ange gardien »…
« Bucoliques » (dix mélodies) dont « Les Violettes »,
« La Toiture en ardoises »…
« Pastorales » (vingt mélodies) dont « Le
Martin-pêcheur », « La Tricoteuse »…
« Rouges et Noires » (vingt-six mélodies) dont « Le
fantôme d’Ursule », « Les Reflets »…
En plus de ses compositions musicales sur ses poèmes, il a créé des mélodies sur dix-huit poèmes de Baudelaire, regroupés en trois séries de six poésies.
Maurice Rollinat vibre avec la musique qui fait corps avec lui. De nombreux journalistes, artistes, écrivains, ont exprimé avec des mots, leur passion pour la musique de ce poète.
J’en choisis un, Léon Bloy qui a su sublimer son ressenti avec beaucoup de force d’expression : « La musique, infiniment étrange, tour à tour suave et déchirante, s’enroulait à la plus cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un enveloppement si serrés et si forts ; elles adhéraient et se collaient l’une à l’autre si tenacement, si inflexiblement – dans le centre d’un tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières – qu’on pouvait croire vraiment qu’à force d’intensité et à force d’art, une nouvelle espèce d’art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre et angélique, venait enfin combler l’implacable abîme de deux milliards de cœurs humains qui sépare la réalité du rêve ! » (Léon Bloy, Les artistes mystérieux : Maurice Rollinat, Le Foyer illustré, 17 septembre 1882)
De très nombreux poèmes dont « La musique », « Le piano » et « Chopin », nous parlent par leur rythme et par la beauté musicale des sonorités et des mots.
LA MUSIQUE A Frédéric Lapuchin. A l’heure où l’ombre noire Brouille et confond La lumière et la gloire Du ciel profond, Sur le clavier d’ivoire Mes doigts s’en vont. Quand les regrets et les alarmes Elle me verse tous les baumes Elle m’apaise quand je souffre, Elle mouille comme la pluie, Dans ses fouillis d’accords étranges Les rythmes ont avec les gammes O Musique, torrent du rêve, A l’heure où l’ombre noire Brouille et confond La lumière et la gloire Du ciel profond. Sur le clavier d’ivoire Mes doigts s’en vont. (Les Névroses, pp. 49 et 50) |
Dès son enfance, Maurice Rollinat a joué du piano. Adulte, il a continué comme au cabaret du Chat Noir où il captivait, hypnotisait, ensorcelait le public. Cet art l’a aidé à être célèbre. Le piano ne le quittera jamais puisque même à Fresselines, pendant vingt ans, il jouera du piano pour lui seul, pour ses invités et ses amis.
LE PIANO A Marcel Noël. Puis-je te célébrer autant que je le dois, Sois fier d’être incompris de la vulgarité ! Le rêve tendrement peut flotter dans tes sons ; Intime confident du vrai musicien, (Les Névroses, p. 51) |
Chopin a été l’un de ses musiciens préférés et même son préféré. Régis Miannay nous explique : « En donnant cette importance à Chopin, Rollinat a probablement surpris et heurté les admirateurs de la musique de Wagner (…). » (Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 152) Mais Rollinat a toujours voulu être vrai même s’il est à contre-courant de son époque où Wagner était glorifié. Il veut affirmer ses convictions personnelles. Il est donc normal qu’il ait rendu hommage à Chopin qui dans sa musique, allie comme lui, la tourmente de l’âme à la passion. Dans son poème « Chopin », l’émotion domine, la force de la conviction, des sentiments et sublime la grandeur de l’artiste. Rollinat emplit son poème d’un chant qui se termine en lamento.
CHOPIN A Paul Viardot. Chopin, frère du gouffre, amant des nuits tragiques, L’harmonie a perdu son Edgar Poe farouche Ta musique est toujours – douloureuse ou macabre – Les délires sans nom, les baisers frénétiques La morbide lourdeur des blancs soleils d’automne ; L’abominable toux du poitrinaire mince L’âcre senteur du sol quand tombent des averses ; Tout cela, torsions de l’esprit, mal physique, Vierges tristes malgré leurs lèvres incarnates, Au fond de tes Scherzos et de tes Polonaises, Sur la croupe onduleuse et rebelle des gammes Ta musique a rendu les souffles et les râles, Triste ou gai, calme ou plein d’une angoisse infinie, Hélas ! toi mort, qui donc peut jouer ta
musique ? (Les Névroses, pp. 53 à 55) |
Si les poèmes de Rollinat sont portés par l’emprise de la musique, la voix de Maurice Rollinat étonnante, fascinante et presque impossible à reproduire, sort en échos à cette musique. Seule la chanteuse Yvette Guibert a été acclamée par le poète pour sa mise en valeur musicale de ses poèmes. Régis Miannay nous présente les impressions d’Yvette Guilbert face à l’artiste, poète et chanteur Rollinat : « elle voit en lui un ‘personnage de contes d’Hoffmann’ et l’appelle ‘Le Paganini des cordes vocales’ ». L’expression du visage, les gestes, la voix de Rollinat, (…) étaient associées et lui permettaient de traduire des émotions intenses, mais variées. » (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 306)
Sa voix magnétique peut varier sans peine. Émile Goudeau a insisté sur l’effet produit par la voix de Rollinat : « (…) la voix surtout, la voix dont les deux octaves avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous et d’empoignantes notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs. » (Émile Goudeau, Dix ans de bohême, p. 78)
Maurice Rollinat a toujours associé la musique à la poésie. Le poème « Langage du Rêve » que nous allons lire, relie les mots, l’expression du langage et le rythme de la musique, empli de mélancolie. Proches de Baudelaire mais aussi typiquement rollinatiens, surgissent le « cri » et « la pensée obscure et folle », « grinçant comme un cauchemar » mais Rollinat ne quitte pas sa ligne directrice, celle de la beauté.
LANGAGE DU RÊVE Des sons devenant la parole Un langage extraordinaire Un bruit subtil, ensorcelant Assez mélancolique et beau (Fin d’Œuvre, pp. 75 et 76) |
La voix théâtrale du poème
Il ne faut pas oublier l’art déclamatoire et l’art de la mise en scène chez Rollinat. En effet, il est très doué pour mettre en valeur ses poèmes ce qui contribue aussi à son succès parisien, en particulier aux Hydropathes fondé par Émile Goudeau en 1878 et au cabaret du Chat Noir ouvert par Rodolphe Salis en 1881. Rollinat y tout est de suite remarqué. Régis Miannay nous transmet les impressions du journaliste Sarcey (La France du 8 mai 1886) qui fait interpréter par Rollinat « La Folie ». Sarcey exprime cette transformation du poème par la mise en scène : « Ecoutez-le dire : cette poésie se transfigure. Les syllabes accentués, celles qui sont l’ossature de la phrase, qui donnent à la pensée son relief et sa couleur sont avec une habileté prodigieuse marquées de notes sonores qui les enfoncent dans l’oreille. Sur ces mots, amorce, entorse, force, torse, la musique plaque un accord violent, en sorte que la dernière syllabe s’enlève sans une gamme qui éclate comme le rire strident de la folle ». (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 309) De nombreux artistes ont voulu exprimer ce côté de Rollinat assez exceptionnel. Nous pouvons citer par exemple l’aquarelle de Gaston Béthune où Rollinat a la bouche largement ouverte, les traits crispés par la force de l’expression.
« L’amante macabre » est caractéristique de cette mise en scène du poème : le cadre est bâti dès le premier vers ; l’envoûtement créé emplit peu à peu la pensée ; la magie, l’horreur, le frisson de l’épouvante dominent le spectateur.
L’AMANTE MACABRE A Charles Buet. Elle était toute nue assise au clavecin ; Une pâle veilleuse éclairait tristement Oh ! magique en effet ! Car il semblait parler Ma spectrale adorée, atteinte par la mort, |
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Osseuse nudité chaste dans sa maigreur ! (…) Et quand son cœur sentit son dernier battement, Puis, envertiginé jusqu’à devenir fou, Et depuis, chaque nuit, – ô cruel cauchemar ! – (Les Névroses, pages 255, 256 et 258) |
La voix humaine du poème
À côté du grandiloquent théâtral, Rollinat peut nous étonner quand son poème devient vivant, s’imprègne de la discrétion de la confidence ou s’humanise. Souvent Rollinat emploie le « je » ou fait parler des personnages comme par exemple dans Paysages et paysans.
LE MUTILÉ « Tiens ? il vous manque un doigt, dis-je au
vieux menuisier, J’aimais un’ fill’ moqueuse et qui voulait pas d’moi. J’rentrai chez nous. C’était par un’ nuit ben douce… C’que c’est ! si, sus l’moment d’cogner, j’avais
faibli, (Paysages et paysans, p. 190) |
La voix de la danse du poème
Avec Rollinat, les poèmes s’animent, valsent. Par exemple, le ciron, cet acarien vivant dans les détritus, les matières alimentaires dont les fromages, entre dans une danse saccadée. Lui qui est l’un des plus petits visibles à l’œil nu, il a ici la première place ; il est la star et Rollinat sculpte un rythme effréné presque endiablé. « Le ciron » nous entraîne avec lui, dans une sarabande tourbillonnante et magique :
LE CIRON Corps sensible, Pur fantôme Le ciron Miniature D’abondance, Il pâture Être, objet, Il a tout : Genre, usage… Il se livre Solitaire, Il vit là, Sans témoin, Tout poudreux Tel il est, Tel il erre, Joli rien, Ton manège, Mais, pressens Garde un doute, Que sur toi, (Les Bêtes, pp. 33 à 38) |
La voix de la nature dans le poème
Avec Rollinat, le poème peut être imbibé de nature dans les deux sens du terme, la nature dans la campagne berrichonne et celle de notre état naturel, dans la simplicité de notre vie. Maurice Rollinat a d’ailleurs consacré à celle-ci un livre de poésies, intitulé La Nature. Nous pouvons citer extrait de ce livre, « L’attardée » qui a ces deux caractéristiques. Rollinat joue avec les mots dès le titre du poème puisqu’on ne sait plus si l’attardée est une fille peu intelligente ou celle qui s’est attardée le soir. Son rire n’est plus du registre humain mais parti ailleurs, dans la campagne avec les mots « val grimaud (…), lune terne et passagère (…) / herbes, rameau, / Gent aquatique et bocagère » en même temps qu’en union de chair de manière presque animale. (Rollinat utilise l’adjectif « grimaud » qui est proche du verbe « grimer » qui signifie « marquer de rides » ou « maquiller ».)
L’ATTARDÉE Le beau rire de la bergère Tout s’effarait : herbes, rameau, A certain gars d’humeur légère, (La Nature, pp. 97 et 98) |
De même dans « La bête à bon Dieu », il unit la nature et l’état naturel. Le poème parle puisque par la voix de Rollinat, il nous interroge « Qui sait ? » et nous fait réfléchir sur la possibilité d’une réhabilitation du serpent à côté de la coccinelle.
LA BÊTE A BON DIEU La bête à bon Dieu tout en haut C’est une vipère courtaude La bête à bon Dieu. Malgré son venimeux défaut La bête à bon Dieu. (La Nature, pp. 105 et 106) |
La voix de la sensualité du poème
Avec Rollinat, le poème nous transmet souvent la sensualité en particulier dans son chapitre « Les luxures » des Névroses où les titres à eux seuls sont évocateurs « Lèvres pâmées », « La Baigneuse », « L’Amour », « La chair », « Les seins ». Rollinat traduit sa ferveur charnelle de multiples manières et souvent avec délicatesse vers la pamoison. Il alterne question et réponse permettant au poème de prendre la parole.
Aussi bien dans ses poèmes charnels que dans ses poèmes champêtres, Maurice Rollinat a donné des couleurs aux femmes et à la nature comme dans « Les Visions roses » où le rose peut être la couleur de la chair ou celle des fleurs :
LES VISIONS ROSES Corolles et boutons de roses, Qui rappelle certaines choses – Je revois tes chairs toutes roses, (Les Névroses, p. 83) |
Conclusion
Il resterait encore à aborder de nombreuses autres voix du poème car avec Maurice Rollinat, le poème nous passionne et chante à l’infini. Mais puisqu’il faut finir, laissons parler Paul Bilhaud, ancien Hydropathe, Berrichon et ami de Rollinat. Il le présente comme : « ce poète-musicien si personnel, si étrange, si saisissant ! », s’extasie : « J’ai rarement vu un artiste aussi convaincu et sincère que Rollinat et s’extériorisant comme lui. (…) Il était tout à son œuvre et chantait non plus pour les autres, mais pour lui, avec toute son inspiration, tout son art, tout lui. » (Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, ppp. 294, 295, 301)
Décembre 2012/mars 2013
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Bibliographie
Livres de Maurice Rollinat utilisés :
Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages
Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages
Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages
Rollinat Maurice, Les Bêtes, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 222 pages
Autres livres :
Goudeau Émile, Dix ans de bohème, La librairie illustrée, Paris, 1888, 286 pages
Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, 596 pages
Vinchon Émile, La musique de Maurice Rollinat, imprimerie D. Masset, Le Blanc, 1934, 157 pages
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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